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France : plan de vol illisible vers une Syrie compliquée

par Pierre Morville

Mêlant beaucoup les grands discours sur les droits de l'homme et les revirements tactiques, la position française n'est guère compréhensible.

Selon un sondage récent de l'IFOP, 76% des Français seraient favorables « à la participation du pays à l'intervention militaire en Syrie contre Daech » et 10% seulement y sont opposés. Résultats un peu surprenants quand on sait que le gouvernement de François Hollande y était, jusqu'à une date récente, fermement opposé. Lors de l'été 2013, il est vrai, il avait été lâché par les Britanniques et les Américains hostiles aux frappes qu'il proposait contre Bachar el-Assad, coupable d'avoir utilisé des armes chimiques contre son propre peuple. Depuis, la France a armé des groupes de rebelles syriens supposés hostiles à la fois aux islamistes et au régime de Damas. Sans beaucoup de succès. Puis elle s'est engagée aux côtés de la coalition internationale montée par les Etats-Unis à l'automne 2014 pour bombarder Daech mais François Hollande avait décidé alors que les frappes françaises viseraient l'Etat islamique seulement sur le territoire irakien et pas en Syrie. Pour deux raisons : d'une part, en Irak, la France et la coalition interviennent à la demande du gouvernement du pays, ce qui ne serait pas le cas en Syrie; d'autre part, les frappes en Syrie risquaient de conforter indirectement Bachar el-Assad. En septembre de l'an dernier, François Hollande annonce des vols reconnaissances au-dessus de la Syrie mais refuse toujours l'idée de troupes au sol. Il franchit le pas à la veille de la dernière assemblée générale de l'ONU, un an après et il bombarde Daech en Syrie.

« Vis-à-vis du droit international et de l'ONU, la France, en la personne de son président, effectue un revirement à 180 degrés de la politique française depuis 1945, puisqu'elle accepte de recourir à la très controversée notion de légitime défense préventive. Celle-ci, à la différence de la légitime défense dite classique (article 51 de la Charte des Nations Unies), justifie la riposte par une simple menace et non par l'existence réelle ou imminente d'une agression armée », note le juriste Amaury Teillard. La menace en question : la possibilité de nouveaux attentats islamistes en France.

Mais l'évolution de principes du droit n'est souvent que le reflet de changements d'intérêts bien concrets? D'ailleurs, contrairement aux principes affichés, l'intervention armée sur le territoire syrien se fait sans l'aval du gouvernement d'El Assad, toujours représenté à l'ONU, ni même avec l'aval de l'organisation internationale. Dans d'autres circonstances, la décision des Etats-Unis d'attaquer l'Irak de Saddam Hussein, on se souvient du discours de Dominique de Villepin le 14 février 2003 au Conseil de sécurité de l'ONU lorsque la France contestait fermement la volonté des Etats-Unis d'envahir l'Irak à la suite de la prétendue production d'armes de destruction massive par le dictateur Saddam Hussein: «Dans ce temple des Nations Unies, nous sommes les gardiens d'un idéal, nous sommes les gardiens d'une conscience». Autres temps, autres principes?

IMBROGLIO SYRIEN

Il est vrai que dans la partie compliquée du dossier Syrien, est intervenue une nouvelle donne, celle de Vladimir Poutine. Jusque-là, les Occidentaux intervenaient par voie aérienne contre Daech tout en exigeant le départ de Bachar el-Assad, comme une condition à la normalisation éventuelle du pays. Lors de la dernière Assemblée générale de l'ONU en septembre, « Vladimir Poutine a expliqué très clairement à New York que pour lui, le président syrien est légitime, ce qui s'oppose à la vision d'autres pays (les Etats-Unis, la France et l'Allemagne) qui estiment eux au contraire que si maintenant, oui, on peut discuter avec lui, mais il faut à terme qu'il parte, analyse Karim Pakzad, cette nouvelle « souplesse des Occidentaux s'est ici heurtée au durcissement de la Russie sur le sort de la personne de Bachar el-Assad ». Pour le consultant de l'Iris, la réaction française, avec l'ouverture fin septembre à Paris d'une enquête préliminaire fin septembre, visant Bachar el-Assad pour crime contre l'humanité, ne doit rien au hasard de calendrier. Mais dans le même temps, les Français négocient avec son armée et avec son gouvernement des modalités concrètes des bombardements aériens effectués contre les troupes de Daech. « Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples? ».

A l'origine de tout ce salmigondis stratégico-militaire occidental, on retrouve une des idées force de George Bush Junior : la volonté affichée de remodeler un « nouveau Moyen-Orient », en instituant de nouveaux Etats, mettant à bas les vieilles « dictatures » (Saddam Hussein, Bachar el-Assad, Kadhafi?), au bénéfice de formations « démocratiques » et bien évidemment très favorables aux intérêts stratégiques et surtout commerciaux des Occidentaux.

Mais l'Histoire a ses ruses et les vieilles dictatures reversées par les « printemps » arabes ont fait place non pas à des gentils Etats pro-occidentaux mais à la montée irrépressible de formations islamistes violemment anti-occidentales qui, en Irak comme en Syrie, ont abouti à la formation de Daech. L'Etat islamique s'avère de fait infiniment plus menaçant pour les intérêts occidentaux que les Hussein, Kadhafi ou el-Assad. Il s'avère également infiniment plus violent vis-à-vis de toute opposition intérieure, notamment démocratique, et vis-à-vis de toutes les minorités religieuses (chiite, chrétienne, yésidi?). Face à la montée en puissance de Daech, les Etats-Unis, pour une fois un peu pragmatiques, ont commencé à considérer que les ennemis d'hier n'étaient pas nécessairement devenus les amis de demain mais qu'il ne fallait pas insulter l'avenir. En 2013, ils s'opposent au projet français d'aller bombarder el-Assad. En 2014, ils interviennent militairement contre Daech en Irak et en Syrie. En informant Damas de ses frappes contre les djihadistes de l'EI, Washington redonne au président syrien la légitimité internationale qu'il cherchait.

En France, deux évènements majeurs ont commencé à infléchir les positions.

Tout d'abord les attentats islamistes de Mohammed Merah en 2013, ceux d'Amedy Coulibaly et des frères Kouachi en janvier 2015, tous influencés par l'extrémisme sunnite et les évènements se déroulant en Irak et en Syrie. Le départ de quelque 2000 jeunes Français en Syrie pour soutenir le combat de Daech inquiète beaucoup. Ensuite, l'afflux massif de réfugiés syriens en Europe (près de 500 000 en 2015) est dû pour beaucoup aux exactions initiales des troupes de Bachar el-Assad et à la guerre civile qui s'ensuit. Mais les réfugiés fuient surtout aujourd'hui les zones contrôlées par Daech. « Il faut comprendre que sur 23 millions de Syriens, la moitié a perdu sa maison : 5 millions de réfugiés et 8 millions de déplacés internes en Syrie et qui sont des candidats à l'immigration. Evidemment, il faut traiter le problème à la source et le principal problème est Daech », explique l'analyste Francis Balanche.

DROITS DE L'HOMME ET BUSINESS

Aujourd'hui, la position française gentillettement théorique « ni Daech, ni Assad » est de plus en plus difficile à défendre, d'autant que la France est membre du Conseil de sécurité de l'ONU et l'une des rares puissances européennes, avec l'Angleterre, à pouvoir intervenir militairement à l'extérieur, comme elle l'a fait avec justesse au Mali et en Centrafrique contre des formations islamistes radicales. « Dès 2013, les États-Unis, quand ils ont vu qu'il n'était pas possible de bombarder Damas, que les djihadistes montaient en puissance, que les alliés russes et iraniens de Bachar al-Assad ne le laisseraient pas tomber, ont compris qu'il fallait être pragmatique, poursuit ce chercheur Il ne fallait plus faire du départ d'Assad un préalable si on voulait un règlement du conflit. Les Saoudiens et les Turcs ont été furieux de ce changement de position américain et la France a rejoint la position turco-saoudienne », pointe Francis Balanche.

La complexité de la position française se révèle d'autant plus difficile à tenir qu'elle s'appuie sur un discours « droit-de-l'hommiste », pour reprendre les critiques de l'ancien ministre français des Affaires étrangères de gauche, Hubert Védrine, destiné aux opinions publiques, mais il s'accompagne des fructueuses affaires commerciales avec les nouveaux amis saoudiens et qataris : Alsthom récupère le métro de Riyad, Le Caire a pu acheter (avec des fonds saoudiens) 2 Mistral porte-hélicoptères français (dont la vente initiale aux Russes avait été annulée par Paris, lors de la crise ukrainienne), on vend des avions Rafale en rafale dans tout le Moyen-Orient dans le Moyen-Orient sunnite conservateur. Difficile pourtant de faire passer l'Arabie saoudite comme un modèle de démocratie respectueuse des droits de ses minorités. Même si ce pays a pu prendre, de façon totalement sidérante, la tête d'une instance stratégique du Conseil des droits de l'homme de l'organisation mondiale !

L'actuel ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a initié et fortement défendu la ligne du « ni Daech, ni Assad ». Mais c'est François Hollande qui a annoncé l'inflexion de la politique étrangère française sur le dossier syrien. Existe-t-il aujourd'hui des divergences ou des différences d'appréciation sur ce dossier épineux entre les deux hommes ? Il est vrai que la position française n'est pas sans soulever quelques problèmes. Après la signature de l'accord avec l'Iran sur le nucléaire, la France a envoyé ses diplomates et ses hommes d'affaires à Téhéran : « Quand Fabius s'est rendu en Iran, il a été fraîchement reçu : on lui a fait comprendre que si la France voulait bénéficier de quelques contrats, elle devait changer de position vis-à-vis de l'Iran et de ses alliés dans la région », note Francis Balanche.

LA DONNE POUTINE

« Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide et l'intervention soviétique en Afghanistan, l'armée russe s'apprête à intervenir au Moyen-Orient. Les Russes avaient conservé leur base de Tartous et fournissaient en armes l'armée syrienne mais Poutine a changé de braquet : désormais c'est l'armée russe qui frappe », remarque Hadrien Desuin dans le Figaro. Pour ce chercheur, les crimes de Daech pour l'opinion occidentale sont désormais nettement plus insupportables que les tentatives de Bachar al-Assad de rester au pouvoir. C'est la position russe qui apparaît la plus juste mais aussi la plus réaliste.

Le 2 octobre, lors de la visite de Vladimir Poutine à Paris, François Hollande et Angela Merkel l'ont rencontré pour discuter de la situation en Syrie et en Ukraine. A l'issue de cette rencontre, pas de conférence de presse conjointe, pas de déclaration, pas de communiqué. Plus tard, le président français a affirmé sur Poutine : « Pour l'instant, ce n'est pas notre allié, il est l'allié de Bachar El-Assad», avant de souhaiter qu'il devienne «un partenaire pour chercher une solution politique» en Syrie. Les déclarations du président français soulignent les ambiguïtés des positions occidentales : le 1er septembre dernier, l'administration d'Obama appelait à l'engagement russe en Syrie, le 4 septembre, elle condamnait cet éventuel engagement comme une « déstabilisation » menaçant de conduire à une confrontation USA-Russie.

Vladimir Poutine vient de recevoir à Moscou Benjamin Netanyahu. Il sait que

Bachar el-Assad aura du mal à conserver son pouvoir mais il veut s'assurer que contrairement à ce qui s'est passé dans les Balkans, en Irak, en Libye ou en Ukraine, le Kremlin ne sera pas mis devant le fait accompli. S'il veut être au centre du jeu au Moyen-Orient, il craint également une exportation d'un djihadisme radical en Russie même, de nombreuses républiques de ce pays ayant des populations majoritairement musulmanes. Il souhaite renforcer Tartous, son unique base navale en Méditerranée. Bonne ou critiquable, il a une stratégie pour la Syrie. François Hollande en a-t-il une ?