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Lâchetés

par Arezki Derguini

« Nous avons été lâches ». Ainsi, un ami voulait-il résumer de manière sentencieuse la conduite de la génération à laquelle nous appartenons au cours du demi-siècle écoulé. Je ne rapportais pas alors ce jugement à un comportement particulier dans une situation particulière de notre expérience commune, comme je me souviendrai un peu plus tard.

Je le portais à un niveau de plus grande généralité, celui de l'expérience des constructions étatique et nationale de l'indépendance. Je me lançais alors dans une assez longue tirade et affirmais : nos lâchetés ont commencé avec une lâcheté particulière lorsque nos parents et nos aînés ont consenti à se démettre de la décision de gérer leurs affaires en faveur d'une minorité qui s'est arrogé le droit de le faire en leur nom. Cette attitude les a livrés à l'irresponsabilité, elle les a fait renoncer à décider de leur sort. La première lâcheté qui est une faiblesse de volonté collective d'où dérive toutes les autres, a eu lieu lorsque nous avons décidé d'abandonner nos collectifs pour rejoindre la masse atomisée des " camps de regroupements "[1] et aux autres centres coloniaux. Le nous, ici, est un esprit qui domina l'indépendance, dans lequel notre génération était prise ainsi que celle de la révolution. Est alors plaquée sur la société cette asymétrie fondamentale de pouvoir entre le civil et le militaire, le pouvoir militaire et l' " individu aggloméré ". Un pouvoir qui ne s'inscrivait pas dans une dynamique de différenciation de la société, ne partageait pas ses valeurs d'ordre et de productivité avec le reste de la société, ne pouvait que reproduire cette asymétrie en appauvrissant la société et accroissant la dépendance de la construction étatique vis-à-vis de ressources extérieures. Il faut ici distinguer les valeurs issues du mouvement national de libération de celles quasi-féodales qui inspirent les pratiques du pouvoir. Nous avons alors préféré le brillant de la " modernité " à l'exercice des facultés de la modernité[2], à nos autonomies et assumé notre faiblesse de volonté et renoncé à décider de l'éducation de nos enfants ainsi que du reste de nos affaires. Nous avons alors lâché nos droits de propriété, notre sécurité et avons désappris à épargner et décider de notre avenir. Puis l'abondance de ressources extérieures aidant, nous avons fini par oublier cette faiblesse de volonté collective.

Bien sûr, on peut évoquer les faiblesses objectives dont nous étions alors les victimes, les puissantes situations qui nous portaient à de telles démissions. Notre société était démunie, nos élites civiles étaient gagnées par le culte de l'Etat. Bien sûr, on ne pouvait prendre un trop grand virage, mais on devait s'y préparer. Car on ne peut pas justifier notre faiblesse morale, ces faiblesses de volonté par les simples attraits de la modernité et la seule force des choses. Une modernité qui nous faisait renoncer à disposer de nous-mêmes n'aurait pas dû nous subjuguer[3]. Nous nous sommes précipités dans la tentation. Nous avons quitté nos douars, nos villages pour nous établir le long des routes et dans les regroupements coloniaux, prendre nos places dans le progrès dont on avait été exclus. Dans la masse pouvait être exaltée la liberté individuelle. On expliquait que l'individu devait gagner sa liberté contre le groupe et non avec lui parce qu'il avait été identifié comme la source de nos aliénations. Le groupe empêchait l'individu d'exister mais pas l'Etat qui au contraire était là pour le libérer. Finalement, le paternalisme d'Etat ne nous a pas protégés de nos défaillances individuelles, il les a consacrées et, revanche de l'histoire, il est gagné à son tour par la défaillance. A trop avoir compté sur lui, il est en train de faillir et il doit nous renvoyer aux tâches dont nous croyions pouvoir être épargnées. Les collectivités locales et nationales ne peuvent pas prendre en charge les besoins et les droits des individus qui se déchargent sur elles. Nous devons être partie prenante de ces prises en charge et pour cela nous devons faire société, nous devons construire une économie cohérente et son corollaire, un Etat de droit.

En décidant de quitter nos collectifs, il est vrai que nous décidions de fuir ces rapports de dépendance personnelle dépassés et décriés par la modernité marchande. Nos mères, nos épouses et nos sœurs d'abord, tenaient à risquer l'aventure plutôt que de retourner à l'esclavage de l'activité domestique. Nos pauvres aussi, préféraient l'exode, l'émigration à l'exploitation du cousin fortuné, à la bagarre autour de nos pauvres droits de propriété, aux chamailleries autour des bornes de propriétés. Nous préférions cette nouvelle propriété collective aux règles floues qu'était l'Etat plutôt que nos rapports personnels de propriété. Et puis l'attraction des " équipements de pouvoir " (la route, l'électricité et l'argent) était puissante. Mais en fuyant ainsi nous pensions que la difficulté de faire société, de construire une économie s'évanouirait. Et nous nous trompions. La difficulté demeure et peut être compliquée. Il nous fallait l'affronter et construire des rapports équilibrés, car cela seul pouvait donner une dynamique vertueuse à la société et à l'économie. Nous disposons, il est vrai, d'autres ressources.

Le pouvoir s'est pourtant construit sur la supériorité d'un groupe sur l'individu. Pour construire l'Etat moderne, il fallait monopoliser la violence et l'on concéda ce monopole à un ordre dont la valeur première était l'obéissance et la soumission à la hiérarchie. Le groupe le plus fort l'a emporté sur les autres plus faibles et, contrairement à l'Occident, ce groupe ne pouvait se prévaloir de ses valeurs car " féodales ". Nous avons fui d'ailleurs l'armée comme les rapports personnels. La monopolisation formelle de la violence a été établie grâce à la supériorité de l'armée des frontières et la réduction de l'armée des wilayas. Ce rapport fut le résultat de la guerre que le colonisateur avait menée contre la société en armes. Il fut le rapport militaire que consentit le colonisateur pour l'indépendance politique. Comme continuent de le faire les institutions internationales en Afrique, on confondit le désarmement de la société avec la monopolisation violente de la violence. Oubliant qu'il y a une différence entre un désarmement consenti et un désarmement imposé. Oubliant que la monopolisation de la violence a été produite en Europe par l'établissement d'une division sociale du travail résultat d'une série de guerres et consolidée par des Etats de droit. C'est le désarmement volontaire, moins objectif que subjectif, c'est la confiance dans les institutions de sécurité qui " désarment " les populations de la volonté de se faire elle-même justice. Une force physique qui ne se double pas d'une force morale dans laquelle s'identifierait la société ne peut servir la justice. Ces oublis ont désarmé la majorité naïve et démunie de la population pour laisser le champ libre à une minorité peu scrupuleuse. Le résultat est que nous avons réussi à construire un pouvoir qui gère la violence et non un Etat de droit : n'y est soumis que le plus faible et le consentant. Qui veut faire partie du jeu doit s'impliquer, " risquer ses billes ", comment peut-il en être autrement ? Et l'exigence de la paix précède celle de justice.

Avec la libéralisation contrainte qui s'annonce, nous avons le choix entre reprendre progressivement nos affaires en main ou nous rendre à nos faiblesses. Certains pourront alors se charger de celles qui leur apparaissent profitables et le pouvoir militaire ne pourra qu'aller chercher les ressources dont il a besoin là où elles sont, pour préserver son monopole, garantir une paix, sa légitimité. Il ne peut être attendu en effet d'un pouvoir militaire la construction d'une société juste, seule une paix sociale relative est de ses compétences. Il faut prendre conscience que c'est dans nos faiblesses de volonté que gisent les séparations de la loi et de son application, de la justice et de la paix sociales. Aussi nous faut-il prendre part, de quelque manière que cela puisse nous être possible, à la construction de la société et de l'économie. Car autrement nous céderions à la tentation de la violence comme moyen d'appropriation. Aussi faut-il concevoir le développement à la manière d'Amartya Sen comme liberté, liberté d'échanger pour tous, comme développement des capacités individuelles et collectives (Amartya SEN). Seul une telle conception peut permettre à chacun de prendre sa part de responsabilité, sa compétence de citoyen. Car la citoyenneté est une compétence. Pour ce faire, il faut restituer aux individus une part de propriété qui puisse leur permettre de prendre part à la production de biens et de droits. Sans quoi, ils ne pourront ni épargner, ni investir, et donc ni exercer leur compétence de citoyen[4]. Au moment où l'Etat se préoccupe de fiscalité ordinaire, de bancarisation, il serait peut être temps de libérer certaines ressources gelées qui permettraient aux citoyens d'échanger, d'emprunter et d'investir. Des droits de propriété clairs sur les biens sont une condition fondamentale d'une économie formelle et cohérente. Car combien d'individus se sont-ils appropriés de terres sans en avoir les titres, combien de collectivités sont empêchées de s'adapter, de restructurer leur foncier en l'absence d'un cadastre[5] ? Il faudra bien admettre qu'une paix sociale qui n'est pas construite sur le droit des gens peut s'avérer bien fragile.

*Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.

[1]Voir M. Cornaton, Les camps de regroupement de la guerre d'Algérie, Paris, L'Harmattan, 1998. Et " Surveiller et moderniser. Les camps de " regroupement " de ruraux pendant la guerre d'indépendance algérienne " par Fabien Sacriste, le 15/02/2012 ; http://www.metropolitiques.eu/Surveiller-et-moderniser-Les-camps.html

[2] Emmanuel Kant, philosophe grand penseur des Lumières définit celles-ci (et donc la modernité) comme la " sortie hors de l'état de tutelle ".

[3] Au sens de Jon Elster, La faiblesse de volonté, Agir contre soi, Jon Elster, Odile Jacob, 2007. Voir le résumé du livre " La faiblesse de volonté de Jon Elster " https://phoebusalpha.wordpress.com/2014/08/15/la-faiblesse-de-volonte-de-jon-elster/

[4] Il faut se référer ici au travail de Hernando de Soto, auteur Mystère du capital (Flammarion 2005) qui soutient que " Les pauvres du monde entier ne sont pas sans avoirs et une meilleure gouvernance leur permet d'apporter une preuve de leurs actifs et de s'appuyer sur eux pour accroître leur prospérité. " Des résumés de l'ouvrage existent sur internet dont http://appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/98_fr.pdf. Mais on pensera aussi au rôle des valeurs de l'épargne et de l'éducation dans le succès des sociétés d'Asie orientale.

[5] " Bien entendu, le droit foncier n'est pas un remède miracle, mais il est le chaînon manquant. Aucune réforme ne pourra fonctionner si l'on ne résout pas le problème de l'extra-légalité ". H. de Soto