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L'activité complémentaire a-t-elle sa place dans le système national de santé ?

par Pr Farouk Mohammed Brahim

Le projet de loi sur la santé, adopté par le Conseil du gouvernement, en attente de l'être par l'APN, répond par le négatif à cette question. Il est à rappeler que cette loi a été adoptée par consensus après débats lors des regroupements régionaux et nationaux des personnels de santé, des syndicats, des associations de malades, etc. L'activité complémentaire a été parmi les points d'achoppement lors de ces débats.

L'abolition de cette activité dans le texte de loi a été plus qu'un résultat de consensus, un des intérêts supérieurs du système de santé. A L'avant-garde des partisans de l'abolition, ont été les syndicats de médecins spécialistes de la santé publique et des médecins de la santé publique. Leurs arguments essentiels sont les dérives dangereuses pour le secteur public constatées et les inégalités engendrées dans les corps de santé. Les partisans de son maintien se recrutent particulièrement dans le secteur hospitalo-universitaire, arguant du fait que les pouvoirs publics ont fait preuve d'incapacité d'appliquer les textes, voire carrément accusés de laxisme, notamment pour ce qui est du contrôle. Pour sa défense, ils se référent aux exemples de certains pays.

Le citoyen est en devoir de connaître l'organisation du système de santé, qui le prend en charge. C'est pourquoi il me semble utile, par cette contribution, d' éclairer l'opinion publique sur l'ensemble des aspects de l'activité complémentaire. Je ferai un historique de celle-ci, puis brièvement je rappellerai les données des pays auxquels se réfèrent les défenseurs de l'activité complémentaire, notamment la France, le Maroc et la Tunisie.

A l'indépendance, de par la continuité de l'application des textes français, les médecins hospitaliers pouvaient exercer dans le secteur privé. Cela a été surtout le cas des chirurgiens généralistes et des gynécologues obstétriciens. L'application de l'ordonnance n° 73-65 du 28 décembre 1973 relative à la gratuité des soins allait changer la donne. La nationalisation des cliniques a été effective, et les médecins hospitaliers devaient absolument choisir entre les deux secteurs. A cette époque, les praticiens hospitaliers qui ont opté pour le secteur privé se sont comptés sur les doigts d'une main. Mais il faut leur rendre hommage, car à ce moment, ils l'ont fait par conviction politique ou idéologique et aucunement pour raison pécuniaire. Pendant la décennie qui suivit, les médecins hospitaliers dans leur ensemble ont été plus absorbés par le devoir d'améliorer l'état sanitaire de la population que par revendications salariales, lesquelles ont été reléguées au second plan. Il faut attendre la deuxième moitié des années 80, pour qu'apparaisse la revendication salariale. Il est vrai qu'à cette période, l'Algérie connaissait la crise économique, le pouvoir d'achat s'est érodé gravement. Les médecins hospitaliers commençaient à connaître la détérioration de leur condition sociale, mais aussi celle de leur travail. L'Etat n'était plus en mesure de répondre à une augmentation conséquente des salaires. Devant cette situation, allait apparaître pour la première fois la revendication de ce que l'on appelait «le temps plein aménagé» et qui deviendra «l'activité complémentaire».

La loi n° 88-15 du 3 mai 1988 modifiant et complétant la loi n° 85-05 du 16 février 1985 relative à la protection et la promotion de la santé, signée par le président de la République M. Chadli Benjedid, dans son article 1er, «autorise les activités de la santé exercées à titre privé dans les cliniques». Ainsi vont apparaître les premières cliniques privées, dont l'essor va être rapide. Cet essor est dû à la puissance financière du privé, à l'insuffisance du secteur public, qui commence à s'aggraver, mais surtout à l'apport des spécialistes du secteur public. Nombreux sont et particulièrement les hospitalo-universitaires, y compris des chefs de service qui vont ainsi exercer d'une manière informelle dans le secteur privé, pendant une dizaine d'années. Ce n'est qu'en 1998, que cette situation va être légalisée, par la loi n°98-09 du 19 août 1998 et le décret exécutif n° 99-236 du 19 octobre 1999. Cependant, pour légaliser cette activité, il fallait une véritable contorsion juridique. Ainsi, on peut lire dans la circulaire n° 36/MSP du 22 décembre 1999: «la mise en œuvre pratique du dispositif législatif et réglementaire concernant l'activité complémentaire nécessite à titre ESSENTIEL, la prise en compte combinée de l'article 201 (alinéas 1, 2, 3 et 4) de la loi 85-05 du 16 février 1985». L'article 201 de cette loi stipule que «les médecins, les chirurgiens-dentistes et les pharmaciens généralistes et spécialistes exercent leur profession sous l'un des régimes suivants, en qualité de fonctionnaires à temps plein, ou à titre privé sous réserve des dispositions de la loi n° 84-10 du 11 février 1984 relative au service civil».

Le décret exécutif du 19 octobre 1999 est censé encadrer cette activité. «Les professeurs, docents, maîtres assistants et spécialistes de la santé publique ayant 5 années d'ancienneté sont autorisés à exercer l'activité complémentaire, à raison de deux après-midis par semaine et les jours de congé». Ce décret ajoute que «l'autorisation d'exercice est accordée, à la condition qu'elle ne porte pas préjudice au fonctionnement normal du service». Il faut reconnaître en toute honnêteté que les dérives ont commencé sitôt la parution du décret exécutif. D'ailleurs, le rapport préliminaire du 5 septembre 2003 du conseil national de la réforme hospitalière notait «la complémentarité privé-public est encore plus pervertie par temps complémentaire. Celui-ci ne bénéficie qu'aux seuls personnels qui l'ont choisi et accentue les inégalités entre les personnels tout en augmentant la charge de travail pour ceux qui ne le pratiquent pas». Certains ont exprimé «la crainte que l'éthique et la déontologie médicales ne reculent pour laisser place à des stratégies purement utilitaires».

Les médecins chefs de service étaient les premiers concernés par cette situation. Du fait de leur autorité morale sur le service, tant au plan des soins que pédagogique et scientifique, et au plan administratif (ressources humaines, gestion des équipements et des consommables), ne pouvaient être à l'abri de la suspicion des personnels de santé et des citoyens, de conflit d'intérêt. Aussi l'article 4 bis du décret exécutif n° 2-256 du 3 août 2002 déclarait l'incompatibilité avec l'exercice de toute activité complémentaire pour tout titulaire de poste de chef de service ou chef d'unité. «Devant l'impossibilité des pouvoirs publics à freiner les dérives, le MSP adressait une circulaire le 3 mai 2003, qui relevait l'ensemble de celles-ci». «L'AC a été instituée à une période où les conditions socioéconomiques ne permettaient pas aux spécialistes de se consacrer pleinement à leurs tâches.

Cette activité devait permettre un relèvement des revenues de certains spécialistes que le budget de l'Etat ne pouvait accorder en son temps. Force est de constater que l'impact de la mesure est en contradiction avec les impératifs de service public et que cette situation a eu pour conséquence la réduction des activités. Le détournement de moyens de production au profit du service libéral, la structure de certains actes opératoires et médico-techniques, l'orientation des malades vers les structures privées, les évacuations des malades du secteur privé vers le secteur public pour la continuité de leurs soins et leur surveillance au détriment des programmes d'activités planifiées des services publics de santé au détriment du temps consacré à l'amélioration des prestations sanitaires et des plans de carrière scientifique. A cela, s'ajoutent même des problèmes de dépassements caractérisés par des activités privées non déclarées avec perception de la prime de renonciation à cette activité».

Une autre circulaire n°003/MSPH/Min du 8 décembre 2009, tente de remettre de l'ordre. Il y est écrit «L'évaluation de l'exercice de l'AC a permis au niveau des Ets de santé qui sont dus essentiellement aux non-respect des dispositions réglementaires en la matière. En effet de nombreux praticiens, dont des chefs de service et des chefs d'unité, ont exercé souvent de manière illégale cette activité. Ainsi a-t-il été observé la persistance de certaines pratiques telles que:

- L'exercice illégal de l'AC.

-Le non-respect des périodes autorisées (2 apm/semaine).

- La non-déclaration de l'activité privée avec perception de la prime renonciation à l'AC.

Et décide: la limitation de l'activité complémentaire à un seul établissement privé et à une journée par semaine (mardi ou mercredi). En outre, elle rappelle l'incompatibilité de l'exercice de l'activité complémentaire avec celle de chef de service ou d'unité».

Sous la pression des professeurs chefs de service et chefs d'unité, exclus du bénéfice de l'activité complémentaire, le ministère va trouver un glissement sémantique, passant du vocable «activité complémentaire» à «l'activité lucrative». La circulaire n°01 MSPRH/Min du 31 mars 2010, se basant sur les dispositions de l'article 44 du statut général de la fonction publique, offrant la possibilité aux fonctionnaires d'exercer une activité lucrative à titre privé. Cette circulaire autorise ainsi les chefs de service et chefs d'unité à l'exercice d'une activité lucrative les week-ends et jours fériés.

Ainsi l'activité complémentaire malgré les dérives aura de beaux temps devant elle.

Maintenant, j'aborde la question de l'activité complémentaire dans des pays auxquels l'on se réfère: La France et nos voisins, le Maroc et la Tunisie.

En France, l'exercice dans le privé, à titre de vacation au autre, est interdit pour les médecins du secteur public. Depuis la réforme de 1958, les médecins hospitaliers qui travaillent à plein temps peuvent avoir une activité libérale au sein de l'hôpital. La législation permet ainsi à l'hôpital de garder les compétences. Celui-ci en outre reçoit une redevance, à hauteur de 20% des tarifs pour une consultation privée et 40% des actes de chirurgie. Ainsi l'AP-HP a perçu près de 8 millions d'euros en 2012, lui permettant une source financière non négligeable. Cette activité libérale est soumise à l'autorisation de l'Agence nationale de santé. Les médecins peuvent appliquer les tarifs de l'assurance maladie (secteur 1) ou d'y ajouter des compléments d'honoraires (secteur 2). L'activité libérale ne peut excéder 20% de la durée du service hospitalier hebdomadaire à laquelle sont astreints les praticiens. Donc, en France, cette activité est possible, du fait des pouvoirs publics forts et d'un système national de santé dont l'organisation est reconnue mondialement. Nul n'est au-dessus des lois. L'on peut citer l'exemple du Pr Laurent Lantieri, chef de service de chirurgie plastique à l'hôpital européen Georges Pompidou, qui a réussi la première greffe intégrale du visage. Il a vu ses activités privées suspendues entre avril et juillet 2013 pour avoir refusé de s'acquitter de la redevance qu'il devait à l'hôpital entre 2008 et 2011.

En Tunisie, l'activité complémentaire a été autorisée pour la première fois en 1973, appelée «le plein-temps aménagé». Comme en France, il s'agissait de consultations privées au sein de l'hôpital. Après des dysfonctionnements, cette activité a été abolie quinze années plus tard. Elle fut rétablie en 1995. Mais les conditions légales de son exercice étaient tellement difficiles qu'elle n'intéresse que très peu de médecins (l'on a compté 81 en 2006). Elle consiste en deux consultations, deux après-midis par semaine, dans la structure publique où exerce le médecin, 30% des recettes sont versées à l'hôpital et le médecin doit renoncer à la totalité de la prime de non-clientèle. Le 26 janvier 2007, les conditions de son exercice furent assouplies par la suppression de 20% seulement de la prime de non-clientèle, deux années d'ancienneté pour son exercice, au lieu de 5. Cet assouplissement favorisera la croissance du nombre de médecins pratiquant cette activité, mais aussi des dérives. Le ministre de la Santé, en juin 2012, fera une sévère mise en garde. «Il est vrai qu'il s'agit d'un sujet épineux qui a causé beaucoup de problèmes au sein du corps médical? Plusieurs dépassements sont enregistrés? Tous les dépassements seront sanctionnés dans les plus brefs délais» . Et effectivement, les sanctions tombèrent.

Au Maroc, le mode d'exercice de l'activité complémentaire est similaire au nôtre, avec à peu de chose près les mêmes problèmes. Les partisans de son abolition (particulièrement le syndicat des médecins privés) se référent à la loi de la fonction publique de 1958, interdisant aux fonctionnaires d'exercer une activité privée. Devant les dépassements signalés et après des hauts et des bas, le ministre de la Santé décide d'interdire l'activité complémentaire en novembre 2012. Il reviendra sur cette décision en janvier 2013 «tant que cela n'impacte pas la continuité des services de gardes et de permanences». Le syndicat des médecins privés monte au créneau pour dénoncer cette décision, laquelle serait confirmée en août 2015. En septembre, ledit syndicat «repart en guerre contre le ministre de la Santé (source Kiosque360)». Aussi semble-t-il que le débat continue entre partisans et adversaires de l'AC.

J'ai tenté dans cette contribution, honnêtement et le plus fidèlement possible, de retracer l'évaluation de «l'activité complémentaire» afin d'éclairer l'opinion publique, qui ne peut saisir toutes les données de ce problème. A travers cet exposé, l'on remarque que de quelque manière que l'on appréhende le problème, on ne peut que constater les dérives de cette activité, rendue possible par les dysfonctionnements de notre système de santé, mais aussi la faiblesse des organismes responsables du contrôle. Mais, en principe, des praticiens qui ont atteint les plus hauts grades dans la carrière hospitalo-universitaire ne devraient-ils pas avoir comme contrôle leur seule conscience, pour savoir éviter ces dérives et notamment quand il s'agit de conflits d'intérêts ? Aujourd'hui, à mon humble avis, le projet de la loi sanitaire a toutes les raisons d'abolir l'activité complémentaire. Aujourd'hui, le défi majeur est de réformer en profondeur notre système de santé en en faisant un système cohérent.

Le projet de la loi sanitaire répond à cet objectif par les propositions d'organisation du système (hiérarchisation, carte sanitaire, droit et devoir des malades, la complémentarité public- privé, etc). Aujourd'hui, l'opportunité est à saisir, car il existe une forte volonté politique et une forte revendication citoyenne pacifique par la multiplication des associations de malades. Les personnels de la santé, par leur mobilisation, doivent être au rendez-vous, surtout en se plaçant au-dessus des considérations corporatistes et étriquées. C'est dans un système de santé cohérent, moderne, avec des institutions fortes, que l'on pourra repenser à l'avenir «l'activité complémentaire», laquelle pourrait renforcer le système de santé, mais certainement pas en l'état actuel des choses.