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Dans la tête de Vladimir Poutine

par Kamal Guerroua *

En défendant la Syrie, Poutine semble défendre son territoire, voire l'unique espace vital qui lui reste encore au Moyen-Orient. En quelque sorte, il tend à maintenir coûte que coûte dans la région un dirigeant légitime quoique dictateur.

Dans cette optique, il table sur le contexte bouillonnant de cette dernière crise de migrants. Une approche pragmatique qui se base sur le fait que les conséquences seraient peut-être plus dramatiques si la Syrie tombait dans un chaos total comme celui de la Libye post-El-Gueddafi (il revient en fait sur la stratégie de la normalisation autoritaire longtemps privilégiée par ces Occidentaux-là eux-mêmes comme mode de gestion de leurs rapports avec les pays arabes et le Tiers Monde en général). Dans un tel scénario dessiné bien sûr dans les rouages du Kremlin, les flux de migrants ne cesseront jamais d'envahir cette Europe-citadelle transie par la peur des étrangers. Cette tactique a plus ou moins porté ses fruits : angoisse dans l'autre camp (les alliés) à l'idée de se voir encore submerger par ces marées humaines en détresse, fuyant la guerre et les exactions pour un eldorado européen qui n'est guère en pleine forme comme avant. En effet, la consternation qu'a provoquée dans l'opinion publique européenne la photo du petit Aylan mort noyé sur une plage turque a poussé tous les dirigeants du vieux continent à chercher une solution d'urgence à la question des réfugiés. Poutine l'aura bien compris. Et d'une pierre, il en a tiré deux coups. Machiavélique!

En conséquence, il serait urgent, si Obama et consorts veulent bien y remédier, de s'atteler sous l'égide russe à la formation d'une coalition internationale contre l'Etat islamique (EI) à laquelle se joindra forcément Al-Assad. Pierre d'achoppement de taille : Poutine chef et Al-Assad allié? C'est trop encombrant pour cette conscience occidentale «amatrice» occasionnelle des droits de l'homme! En tout cas, selon Moscou, c'est Daesh qui est derrière l'anarchie actuelle en Syrie. Il a infesté l'Irak et la Syrie, détruit leur patrimoine historique, persécuté les minorités chrétiennes de l'Orient et dévié la conduite saine d'une opposition qui se voulait au départ favorable au dialogue et au compromis avec la nomenclature damascène. Quoiqu'ils partagent à un certain degré ce point de vue, les Occidentaux, eux, ne regardent pas du même angle de vision cette situation. Car les tentatives de Poutine ne sont rien d'autre à ce qu'il paraît qu'une énième manipulation pour réhabiliter son allié stratégique à Damas et surtout un moyen pour détourner l'attention de l'opinion internationale de ce qui se passe à Donbass en Ukraine où les séparatistes pro-russes provoquent les forces loyalistes concentrées à Kiev! Il semble que ce mystérieux Poutine bouleverse les données et passe vite en mode offensif concernant nombre de dossiers planétaires (Crimée, Ukraine, Syrie, Iran, etc.). Ainsi prend-il par exemple cette stature du grand sauveur au Moyen-Orient, realpolitik aidant. Dernièrement même, l'armée irakienne l'a sollicité pour une aide substantielle en matière d'espionnage et de surveillance au niveau des frontières. Un cinglant pied de nez pour la Maison Blanche et son traditionnel allié britannique qui n'ont pas su gérer les lendemains désenchanteurs de leur guerre illégitime en Irak et surtout les turpitudes de la politique anti-sunnite menée au vu et au su de tout le monde par le gouvernement chiite du Nouri Al-Maliki, laquelle aurait aggravé les tensions interconfessionnelles entre les communautés.

Malgré une économie russe qui se dégrade de plus en plus, l'affaiblissement relatif de la Chine voisine, son allié géostratégique, les perspectives démographiques qui n'augurent rien de bon, la chute des prix du pétrole, le charismatique Poutine séduit encore au-delà des murs de la Russie. Pas seulement les milieux européens de l'extrême droite, mais aussi ceux de la gauche dans son ensemble. A vrai dire, le rééquilibrage qui s'est opéré ces deux dernières décennies dans les relations internationales au profit des pays du BRICS a grandement desservi les Etats-Unis et l'Europe. Le pouvoir mondial est divisé en un nombre croissant d'acteurs dont beaucoup ne sont pas forcément occidentaux (Inde, Brésil, Pakistan, Iran, etc.). Il y a même un certain décentrage de ce pôle d'influence vers l'Asie-Pacifique, espace où Poutine pourrait pleinement exercer sa partie d'échecs dans les années à venir. Jouant des dissonances et des failles de la politique européenne, de la puissance déclinante de l'Oncle Sam et des troubles du Monde arabe, le patron de Moscou a affûté toutes ses armes pour combler ce grand vide.

Néanmoins, à l'heure qu'il est, la Syrie est un pays complètement dévasté si ce n'est pas permis de dire un cadavre. Avec le bilan macabre de 250 000 morts, dont seulement 5000 sont attribués à Daesh, l'enjeu d'incriminer seul cette branche terroriste (thèse de Moscou) n'est point convaincant. C'est pourquoi la responsabilité d'Al-Assad devrait être sérieusement engagée selon les capitales occidentales, Paris en particulier. En plus, les autres conséquences de cette escalade de violence n'en sont pas moins dramatiques, 2 millions de Syriens traînent dans les camps de réfugiés en Turquie, 1 million au Liban, des centaines de milliers en Jordanie et presque un demi-million d'autres ont pris leur chemin d'exil vers l'Europe dans un des exodes les plus mémorables que le monde ait connus en ce XXIe siècle. Indépendamment de ce tableau noir, il y a aussi les dégâts collatéraux qui touchent directement ces havres de paix et de prospérité en Occident : les centres d'entraînement basés principalement en Syrie destinés à former des jeunes Européens au djihadisme, aux combats et aux attentats dans les métropoles européennes, ce qui constitue une menace pour la sécurité intérieure, la principale priorité de l'Europe d'aujourd'hui. Mais que mijote Poutine dans sa tête? Voilà la vraie question. Par-delà ce groupe de contact sur la Syrie (P5+1) proposé par le suédo-italien Staffan de Mistura. Lequel pourrait prendre forme dès le mois d'octobre prochain, dans le prolongement du plan de paix voté le 17 août dernier à l'unanimité à l'ONU, en s'élargissant à d'autres pays voisins (Arabie Saoudite, Turquie, Iran, etc.), Poutine saisira sans doute l'occasion de l'assemblée générale des Nations Unies qui se tient en ce 28 septembre pour convaincre Obama et la communauté internationale de son idée du rassemblement contre Daesh. Et en tenant, bien entendu, à rendre illégitimes les coups d'Etat anticonstitutionnels et d'interdire l'ingérence dans les affaires intérieures des pays tiers. Rappelons bien que le recours aux coups de force fut une vieille technique de la CIA américaine (contre l'Iran du Mossadegh en 1953, le Congo de Patrice Lumumba en 1960, le Chili de Salvador Allende, en 1973, au Nicaragua, etc.). En effet, le plan des cinq puissances avec l'Allemagne de Merkel (P5+1) a peu de chances d'aboutir à cause des clivages irréconciliables des deux camps. D'une part, ce plan-là élimine symboliquement Al-Assad en tant que représentant légitime du peuple syrien, ce qui n'est pas senti en odeur de sainteté par l'axe Moscou-Téhéran-Damas. D'autre part, il le maintient dans un rôle protocolaire, autant dire un élément central quoique peu valorisé dans l'architecture étatique syrienne et autour de la table des négociations. Ce qui déplaît aussi à l'opposition, à la Turquie et à l'Arabie Saoudite. Grosso modo, ce plan ne sert en somme, semble-t-il, l'intérêt d'aucun pays, même la Syrie concernée.

Profitant également de cette brèche, Poutine qui marche dans le sillage de l'ancienne URSS, c'est-à-dire dans la tradition de la vieille querelle entre le communisme et l'islamisme en Afghanistan privilégie plutôt une reprise en main, fût-elle partielle et provisoire, du territoire perdu par Al-Assad que sa récupération par les islamistes de Daesh. Ceux-ci, comme il le sait bien d'ailleurs, ouvriraient le cas échéant la voie à une immixtion occidentale en règle dans son fief historique.

Dans la réunion des 15 chefs d'Etat et du gouvernement en majorité d'Asie et du Moyen-Orient (BRICS + l'Organisation de coopération de Shanghaï) qui s'est tenue en juillet à Oufa dans la République russe du Bachkortostan, Poutine a déjà testé son projet, c'est-à-dire une coalition alternative à celle des Occidentaux bien qu'il n'ait manifesté aucun rejet à se fédérer à ces derniers. Démarche qu'il a renouvelée le 15 septembre dernier dans le sommet de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) organisé entre six anciens pays soviétiques à Douchanbé au Tadjikistan. L'objectif étant, paraît-t-il, d'arriver à un consensus sur une résolution pacifique du problème syrien par l'éradication du Daesh. A cet effet, Vladimir Poutine a renvoyé dos à dos et les Occidentaux et les pays du Golfe. Les premiers parce qu'ils ne sont motivés que par leurs intérêts géostratégiques dans la région et les seconds parce qu'ils sont les bailleurs de fonds de la grande révolution arabe. Pourquoi tenter donc de renverser Al-Assad alors qu'il est le seul rempart contre l'extrémisme religieux et, qui plus est, prédisposé à négocier, voire à s'unir avec les forces saines de l'opposition contre l'hydre islamiste? Cet argumentaire est refusé en bloc par les alliés. Ces derniers pensent à une transition démocratique avec le concours de l'opposition en parallèle avec des frappes aériennes intensives (schéma de la France en particulier). En principe selon cette version Al-Assad est invité à la sortie par la petite porte. Mais là où le plan de la France et les Etats-Unis bat de l'aile, c'est que ces frappes-là peuvent renforcer le régime de Damas au lieu de l'affaiblir! A la Maison Blanche comme à l'Élysée, les polémiques vont crescendo! Dilemme que faire?

Or par contre chez Poutine qui dit discours, dit acte ! Dès que Hollande a déclaré le 7 septembre que son pays était prêt à bombarder les positions de Daesh en Syrie parce que jusque-là l'action française s'est limitée à l'Irak, des indiscrétions ont révélé que les Russes avaient envoyé des renforts sur place aux abords du port de Lattaquié, fief de leur allié Al-Assad. Aussitôt ses forces débarquées, Poutine se justifie invoquant une assistance technique et militaire à son allié de toujours tandis que Washington croit plutôt à la volonté manifeste de ce dernier d'installer une base aérienne. Et c'est au secrétaire d'Etat américain John Kerry d'appeler cette fois-ci son homologue russe Sergueï Lavrov afin de lui signifier que l'implication militaire du Kremlin dans l'imbroglio syrien pourrait facilement déboucher sur un désastre. Autrement dit, le renforcement de l'ossature du terrorisme. En effet, depuis que Abou Baker Al-Baghdadi a annoncé en avril 2013 la jonction entre l'Etat islamique d'Irak et le front d'Al-Nosra, organisation en première ligne dans la lutte contre Al-Assad et proclamé en juin 2014 le rétablissement du Califat, l'agenda régional des alliés s'est scindé en deux fronts (anti-Assad et anti-Daesh). Sur qui compter sur place alors? La défunte Armée syrienne libre (ASL)? Ce serait une perte sèche du temps vu qu'elle est trop gangrenée par les divisions et les islamistes. Solution de circonstance : silence radio et position circonspecte. En revanche, quand en septembre 2014, Daesh a lancé une offensive dans le Nord syrien, avançant en direction de la frontière turco-syrienne, la coalition est sortie de sa réserve et a enfin décidé d'opérer des frappes aériennes sur les positions de ladite organisation. Ce qui n'a pas cependant empêché les islamistes de ramper encore plus dans le territoire et de s'emparer en mai 2005 de Palmyre, une ville à 200 km de Damas où se situe le site archéologique le plus célèbre du pays. Puis, maintenant les milices islamistes se rapprochent même de l'aéroport de Deir Zor, une région riche en pétrole après avoir conquis Raqqa, au centre, l'une des plus importantes capitales provinciales de la Syrie.

Faudrait-il alors coopérer avec le régime bâassiste pour vaincre l'EI? Pas question répliquent Paris et Washington! Or les ministres des Affaires étrangères autrichien et espagnol, et même la chancelière Merkel, n'écartent pas, si besoin est, le recours aux services d'Al-Assad pourvu que la finalité soit la même : la mise hors d'état de nuire de cette nébuleuse terroriste. En tout cas, jusque-là, les 2500 frappes aériennes menées à 95% par les Américains n'ont fait que 15000 morts (prétendument appartenant aux forces de Daesh) à en croire les chiffres dévoilés par la coalition. Est-ce suffisant? Hollande ne le pense pas mais repousse quand même toute idée de redéploiement des forces alliées sur le sol syrien et, par ricochet, toute confrontation avec l'armée d'Al-Assad. Pourquoi? Ce serait probablement une perspective qui peut raviver les souvenirs de la guerre froide. Et puis, les USA sont, à un an des présidentielles, dans une position de retrait relatif par rapport aux tensions du Moyen-Orient. D'où l'hésitation de la France et de l'Allemagne d'endosser, seules, l'uniforme de la guerre après s'être trop investies dans le dossier des réfugiés. Et le grand gagnant dans tout cela: Vladimir Poutine!

* Universitaire