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Structure sociale, marchés et démocratie

par Arezki Derguini *

La démocratie exige une certaine structure sociale différenciée pour s'incorporer le progrès technologique, équilibrer le pouvoir social et politique et tenir les deux bouts de la compétitivité et de la cohésion.

1ère partie

J'essayerai tout d'abord de définir ce que je considère comme étant la nature du problème politique. A mes yeux, il consiste dans la construction d'une structure sociale en mesure d'élever un groupe de populations à l'échelle d'une société comme membre souverain d'une communauté internationale. En d'autres termes, la production d'une structure sociale performante en mesure d'assurer à la société une autonomie relative et des capacités d'adaptation suffisantes face aux changements qui peuvent l'affecter, elle et son environnement. On peut affirmer que la compétition internationale met à l'épreuve la performance du processus de différenciation de chaque société au travers de ses différentes productions. Je regarderai la question démocratique comme se rapportant à la forme politique que va revêtir une telle structure sociale différenciée : elle constitue la forme politique la plus adéquate à une société à la division du pouvoir équilibrée, pour s'incorporer le monde et y prendre place.

À partir de ce fondement théorique, je soutiendrai que la différenciation sociale en Algérie, à la différence des sociétés démocratiques, bute essentiellement sur une asymétrie fondamentale du pouvoir civil et militaire[1]. La lutte anticoloniale a établi le pouvoir postcolonial comme un pouvoir politico-militaire. La société précoloniale peut être caractérisée comme une société antique qui n'a pas été soumise à la division féodale du travail entre guerriers et paysans. Cette division lui est restée externe avec les diverses constructions étatiques qu'elle a subies. Elle est soumise aux formes tribale et villageoise de société, certaines plus guerrières que d'autres. Même pour les empires berbères, l'indifférenciation n'est pas remise en cause : les nomades proposent la force guerrière aux semi-nomades et aux sédentaires. De même avec l'Empire ottoman. La construction étatique est le fait d'une tribu ou d'une caste à l'esprit de corps en mesure de produire de la sécurité pour l'ensemble des autres tribus en échange d'un tribut (Ibn Khaldoun).

Le pouvoir politico-militaire ne remettra pas en cause l'asymétrie coloniale de pouvoir et la perpétuera, étant justifié en cela par une doctrine socialiste et une théorie du développement en faveur de la centralisation des ressources. On distinguera les socialismes démocratique et utopique qui n'ont pas subi l'épreuve du réel et sont restés critiques à l'égard des deux autres formes réelles de socialisme : le socialisme marxiste et les socialismes spécifiques. De ce type de socialisme se réclame un parti comme le Front des Forces Socialistes qui s'est opposé au parti unique dès sa création après l'indépendance. Le terme populisme déclassera celui socialisme spécifique. La lutte de libération a établit l'essence démocratique du pouvoir politico-militaire. L'issue militaire de la lutte de libération a accordé la direction politique à l'armée des frontières qui avec l'idéologie socialiste a achevé de dénaturer l'essence démocratique du pouvoir politico-militaire en réduisant la construction d'une société souveraine à une construction étatique.

La période de transition vers l'économie de marché qui suivra après la chute du mur de Berlin ne défera pas cette asymétrie comme cela s'est passé dans les anciens pays socialistes d'Europe qui ont bénéficié d'un environnement autrement favorable et inclusif. Ces derniers sont passés du camp adverse au camp allié après la chute de l'Union soviétique. Alors que la place des pays du sud de la méditerranée restait inchangée quelque peu, sinon assignée à une nouvelle place adverse par l'histoire coloniale et la théorie du choc des civilisations.

Le développement économique postcolonial n'a pas créé les bases d'une transition vers l'économie de marché et la démocratie parce que le pouvoir militaire a envisagé la transformation sociale et économique contre la société. On connaît le point de vue léniniste sur la paysannerie : petite bourgeoisie enfantant le capitalisme. En fait l'idéologie dite populiste qui vient conforter l'asymétrie de pouvoir et non la remettre en cause, emprunte son inspiration au léninisme et au modèle soviétique. Elle combat la différenciation sociale au sein de la société qu'elle appréhende comme contestation de la légitimité du pouvoir révolutionnaire. Une telle disposition du pouvoir vis-à-vis de la société a empêché la différenciation sociale de produire une division du pouvoir en pouvoir économique et culturel d'un côté et en pouvoir militaire de l'autre, confortant ainsi l'asymétrie fondamentale de pouvoir entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Ce qui a eu pour résultat d'enchâsser le pouvoir politico-militaire entre deux mondes adverses qui limitent ses ressources à celles naturelles léguées par le monopole colonial. Sans ce monopole sur les ressources naturelles léguées par l'État colonial, un tel enchâssement du pouvoir aurait été impossible. Monopole constitué par la propriété publique des meilleures terres agricoles et un droit français sur la propriété du sous-sol. La société étant envisagée comme un champ de bataille entre forces nationalistes et néocolonialistes, forces modernistes et passéistes et non comme un peuple en armes, un peuple devant " s'armer " de divers capitaux[2], elle ne pouvait prendre sa place dans la communauté internationale. C'est moins le peuple qui fait intrusion dans la compétition internationale que l'inverse. La compétition internationale se résumant à une compétition politique réservée au pouvoir politico-militaire. Aussi la société subsiste comme champ divisé, sans élites réelles, plutôt que comme un corps organisé en vue de compétitions locales et internationales.

Ceci étant dit, je caractériserai la «société» algérienne comme une formation bloquée dans une certaine indifférenciation sociale qui a pu être entretenue grâce à l'existence de ressources extérieures suffisamment abondantes. Le défaut actuel de ces ressources met la société face à sa capacité de s'adapter, à se différencier pour produire et répartir ses ressources, et cela de surcroît dans une conjoncture internationale particulière marquée par la révolution numérique qui dissocie croissance et emploi, dans sa phase actuelle pour le moins. Je soutiendrai que pour éviter un effondrement des constructions sociales et étatiques, pour être en mesure de s'adapter, la société devra revoir tout le processus de différenciation, de normalisation qui lui a été imposé par plus d'un siècle et demi de colonialisme et de politique postcoloniale et qui ne s'est pas produit autour de la génération et de la répartition d'un surplus interne durable et d'une division sociale du travail performante.

Cette façon de prendre l'état dans lequel se trouve la société algérienne, nous donne la façon probable qu'elle aura de se transformer. Tout d'abord, il faut rétablir l'essence démocratique du pouvoir, autrement dit rétablir l'unité de la société, le pouvoir militaire comme pouvoir du peuple. Le pouvoir colonial a désarmé le peuple avant de se soumettre au mouvement de l'histoire. Le pouvoir militaire s'est imposé à la société algérienne par les armes au travers de l'armée des frontières. Dans de telles conditions d'extériorité du pouvoir, la normalisation de la société aurait du s'accompagner d'une intériorisation des normes[3]. Ce qui n'a pas été le cas. Il faut donc revenir sur cette extériorité et faire de la production de sécurité une production sociale. La réorganisation du secteur de la sécurité doit permettre la transformation de la disposition sociale qui se défend de la force publique. Ensuite, permettre une division du pouvoir qui soit un développement de capitaux réels économiques et culturels pour permettre une insertion acceptable de la société algérienne dans le monde. Une insertion respectueuse de son autonomie et de sa cohésion. Le pouvoir militaire au travers de la doctrine socialiste, mais aussi son expérience de la lutte de libération nationale a combattu la formation de nouveaux pouvoirs qu'il a perçus comme menace sur la cohésion sociale. Trois facteurs ont milité en faveur d'une indifférenciation des capitaux de la société. La vision monopoliste et anticapitaliste du pouvoir politico-militaire, la disposition égalitaire de la société et la défiance mutuelle existant entre les différentes élites sociales (civiles, politiques et politico-militaires). Les élites civiles ayant été corrompues par cent trente ans de compromission coloniale. Corruption qui se poursuit aujourd'hui, car élite toujours contrainte à la compromission, toujours interdite d'expression politique et de développement autonome. La différenciation du civil et du militaire, du capital matériel et du capital culturel, ne doit pas signifier séparation/remise en cause de l'essence démocratique, mais autonomie relative. La différenciation du civil et du militaire doit s'effectuer dans la production de sécurité, celle des capitaux dans la production sociale matérielle et culturelle. Le primat du politique sur le militaire au sens étroit, ne peut intervenir qu'une fois que la complexification de la société nécessitera une médiation entre les différents capitaux et la société.

Dans la société précapitaliste, le fellah était aussi un guerrier. Mais un combattant qui n'appartenait pas à une armée nationale. La lutte anticoloniale a produit une différenciation de la société entre civils et militaires qui surplombera à l'indépendance celle produite au sein de la société indigène par la colonisation. La différenciation civile coloniale de la société indigène avait pour objectif son intégration dans un dispositif de soumission, la différenciation militaire anticoloniale avait pour objectif de remettre en cause un tel dispositif trop sélectif. Ainsi, la différenciation de la société indigène était-elle soumise à différents principes, l'un de soumission, l'autre de transformation. Le colonialisme établit la société comme champ passif entre ces deux forces. L'idéologie du développement reconduit une telle représentation de la société en opposant modernisme et tradition, anti-impérialisme et néocolonialisme. La différenciation sociale se trouve ainsi polluée par des représentations extérieures qui consacrent la division de la société héritée du colonialisme et la société prisonnière des anciennes guerres.

La différenciation naturelle de la société (obéissant à son principe interne) se doit d'obéir à deux injonctions : une inscription dans le monde qui ferait de son mouvement une dynamique dans le monde en quoi elle tiendrait sa présence. La leçon coloniale tient en ce qu'une société ne peut impunément tourner le dos au monde. Ses ressources intéressent le monde qui lui en disputera les usages. La différenciation interne doit donc être relativement performante quant aux autres différenciations nationales en compétition. À défaut d'entrer dans un échange volontaire, elle pourrait être soumise à un autre involontaire. Et une autre injonction soumettant le principe de différenciation à celui de cohésion sans quoi la société ne peut être. L'inégalité comme principe dynamique de différenciation doit être rattrapée par l'égalité comme principe de cohésion. Autrement dit, la différenciation doit être soumise à la dialectique de l'égalité et de l'inégalité.

A suivre

* Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.

Notes

[1] Voir notre texte " Economie politique de la démocratie postcoloniale " le Quotidien d'Oran du 28 mai 2015.

[2] J'emprunte cette définition du capital à Pierre Bourdieu qui considère fondamentalement que le capital est une arme de la compétition sociale dont la forme est adaptée au champ de compétition. La compétition concernant tout l'espace social, les différentes formes (capital social, capital culturel et capital économique, etc.) s'ajustent, se convertissent, se complètent ou s'opposent.

[3] Voir mon article " De l'extériorité de l'Etat à l'intériorisation des normes " du 02.05.2015 surhttp://w.huffpostmaghreb.com/arezki-derguini/etat-normes_b_7194126.html