Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Bouteflika en 4/4 de son pouvoir : Une présidence en plein régime

par Chaalal Mourad

« En disant « Tab ejnana», Bouteflika ne parlait pas que de lui-même, mais de tous les tenants du pouvoir y compris ceux de la DRS qui, comme lui, sont arrivés à l'âge de partir à la retraite et qui résistaient peut-être à le faire. Et tout comme un capitaine de navire qui se respecte, Bouteflika voulait probablement être le dernier à quitter le bateau. Espérons seulement que cette opération ne s'apparente pas à une évacuation in extremis d'un bateau qui va couler ».

« Toufik», de son vrai nom Mohamed Lamine Mediène, l'homme le plus redouté par les Algériens, mais le plus respecté par beaucoup d'autres aussi, ceux qui voyaient en lui le «Poutine algérien», le sauveur de l'Algérie; celui qui a tenu tête au terrorisme religieux des années 90. Ce fléau qui a failli en finir avec notre Etat-nation.

Cet homme dont le parcours serein au sein de l'institution militaire nationale depuis 1961 lui a valu une aura mitigée de crainte et de respect obligé, à en devenir un mythe vivant.      A partir de 1990, il a hérité des dossiers de la redoutable SM (sécurité militaire), et tout ce qu'elle représentait dans l'inconscient des Algériens, avec «DS Palace» et ses «Peugeot 504» de couleur noire, «Elloto el kahla» des années 65/80, comme disent les Algériens, ces bagnoles qui venaient la nuit «ramasser» chez eux les récalcitrants, les opposants, aux yeux du régime Boumediènien. Vu la nature et la délicatesse de son boulot, rien dans ce pays ne semblait échapper aux yeux ni aux oreilles du généralissime Toufik. La gestion des crises majeures qu'a vécues notre pays, celles des années 90 plus concrètement, basculait très rarement du tout sécuritaire, qui était de mise, vers une approche politique à peine perceptible, comme celle qui a fini tout de même par donner un résultat avec la loi de la «Rahma» notamment, reprise par la suite par M. Bouteflika, qu'il avait développée et consolidée sous le titre de la Concorde civile.

Le long de son parcours au sein des services les plus mystérieux et les plus hermétiques d'un Etat, le nôtre plus particulièrement, et à l'instar du peuple dont il avait la charge de protéger et de sécuriser, le généralissime Toufik, lui aussi, a beaucoup appris et énormément évolué à travers ses manœuvres d'orientations politiques de la société, via certains mouvements de redressement, les implosions de partis politiques, ou de leur clonage au profit «du vent» d'un régime qui n'entendait aucunement le partage du pouvoir et encore moins le concéder. Ce régime, dont il était l'un des principaux commis à cette époque-là, son gardien du temple en quelque sorte.

Le DRS de Toufik avait des yeux et des oreilles partout, dans nos cafés, nos souks, nos universités, nos usines, nos hôpitaux et même nos bains maures n'étaient pas à l'abri des «spys» de la DRS et de sa toile d'araignée que celui-ci avait tissée dans tous les recoins de la société.

L'homme le plus puissant de l'Etat, Toufik, attirait vers lui tels des hétérocères nocturnes, ces papillons attirés par une source lumineuse, des personnalités publiques trop ambitieuses et démesurément soucieuses de leur carrière, qui cherchaient un point d'ancrage sûr et indéfectible sur un point fort de l'Etat et ils ne se cachaient pas et ils s'en glorifient publiquement de cela.

Il a assisté non passivement, à mon avis, au façonnage de la cartographie politique du pays et à la mutation politique du peuple algérien, toutes tendances confondues, d'une vision simpliste du monde, celle que voulait imposer, à cette époque-là, l'islamisme avec le «Derwichisme politique» qu'il proposait à l'ensemble des Algériens à coups de Paradis et d'Enfer, et qui risquait, si les choses avaient été laissées à leur sort, d'annihiler tout bonnement le concept même de l'Etat-nation et nous faire catapulter dans des aventures aux conséquences non contrôlables.

Un Islam politique qui, à cette époque-là, était follement euphorique et maladivement confiant de lui-même et de la société, qu'il croyait lui être totalement acquise. Cette société, qui voulait en fait plus pénaliser et sanctionner le FLN, que de cautionner la vision «FISiste» de l'Algérie et de la chose politique en général. Mais aussi, de la montée inquiétante de l'ultra-berbérisme, avec toutes ses variantes et sa vision monochromatique aussi bien de la politique que de la culture nationale. Une vision qui était, selon beaucoup, limitée, limitative et trop réductrice de cette Algérie plurielle. Cette mouvance minoritaire chez elle, mais hautement politisée, qui gueulait plus fort que tous et dont les revendications allaient crescendo, causait moult tracas au régime. Bien que la guerre contre le terrorisme fût l'apanage de tout le peuple algérien, qui était d'ailleurs sa principale victime. Cette mouvance, et plus que toutes les autres, se sentait curieusement et plus particulièrement menacée par la recrudescence de l'islam politique des années 90 et même actuellement d'ailleurs. Celle-ci fit alors sienne la lutte antiterroriste pure et dure et les revendications laïques «made in France», son cheval de bataille. En réalité, son idéologie était aussi redoutable et dangereuse pour le vivre ensemble et la pérennité de notre État-nation que ne l'était l'islam politique à cette époque-là, faut-il le souligner !

Le militaire a bougé ou plutôt il s'est fait bouger par ceux qui prétendaient être les forces les plus éclairées parmi tous ces Algériens qui étaient complètement enivrés par le discours irrationnel et émotionnel d'une mouvance politico-religieuse qui mit «El Mouradia» dans sa ligne de mire. En vue de protéger le caractère» pseudo-séculier » de l'Etat, et prémunir le pays d'un basculement tragique vers un régime théocratique, qui détruirait tous les équilibres du pouvoir dans ce pays, au profit d'un projet de régime obscurantiste, en carence flagrante de perspectives et qui n'avait en tête à cette époque-là, d'autres modèles de référence que ceux de l'Afghanistan, du Soudan ou bien de l'Arabie Saoudite au meilleur des cas; la Turquie anté-Erdogan, quant à elle, ne pouvait être singée à cette époque-là.

L'image du généralissime Toufik ne cessa de basculer dans les esprits des belligérants de la politique nationale, aussi bien des ultras islamistes que des ultras berbéristes. Trop dur contre les islamistes; il était l'enfant prodige de l'Algérie, le patriote par excellence ! Trop mou, trop indulgent envers eux, ou trop décisif et violent vis-à-vis des mouvements de revendication berbériste, il était «tagué» par le Kabyle de service ou plutôt des services! Pour les islamistes, Toufik n'était pour eux qu'un «taghout», un tyran parmi tant d'autres de ces militaires, qui empêchaient, selon eux, la volonté populaire de s'exprimer librement et entravait la création de «Daoulet el islam» et le plan de Dieu. Mais cela ne les a pas empêchés d'ouvrir avec lui ou avec ses lieutenants des canaux de communication secrets.

A vrai dire ! Et quel que soit le cas de figure, nos frères et concitoyens kabyles étaient comme réconfortés, apaisés par la présence de Toufik, l'un des leurs, au sein des services les plus puissants de l'Algérie, tout comme nos frères et concitoyens chaouis l'étaient d'ailleurs, avec leurs généraux de carrière. C'était le secret de Polichinelle quoi ! La triste vérité d'une Algérie déséquilibrée, qui avait peur d'elle-même.

Les années passèrent, la paix s'est finalement rétablie dans nos contrées mais surtout, dans nos esprits, et c'est le plus important.

Les camps qui s'entre-tuaient et qui ont fait payer au peuple innocent la lourde facture ont finalement compris et choisi la paix et l'Algérie avant tout autre considération religieuse, culturelle ou ethnique et c'est tant mieux pour tous !

L'Algérien a pacifié son esprit et c'est le plus important, à mon avis, il commence enfin à voir l'autre non pas comme un ennemi à descendre, mais comme un concitoyen, une autre couleur du spectre national dans toute sa diversité culturelle, cultuelle et sa pluralité enrichissante.

Avec lequel il peut désormais composer et trouver avec lui un chemin d'entente. Il reste encore du pain sur la planche, mais le chemin est entamé, il faut donc le finir, on n'a pas le choix ! Il faut s'accepter et se respecter les uns les autres.           

Les revendications politiques les plus ultras de la société, celles à caractère ethnique ou religieuse, ont évolué positivement, les ennemis d'hier, ceux que l'idéologie avait séparés, s'assoient maintenant autour de la même table, sans complexe, pour discuter de l'avenir de leur pays et surtout, sans exclusion, ni volonté d'extermination, de diabolisation de l'autre ou de son «takfir» (hérésie) et cela a été de mise et pour le pouvoir/opposition et pour l'opposition entre elle-même.

Les principes démocratiques, ceux qui sont inhérents à l'Etat-nation civil, l'Etat de droit, de la citoyenneté, de l'alternance au pouvoir ainsi que la référence et la suprématie de la Constitution du peuple souverain sur toute autre référence céleste, sont désormais devenus des notions acceptables et défendues par tous.

Enfin, c'est ce qu'ils déclarent et c'est une bonne chose pour la santé de l'exercice politique dans ce pays. Heureusement, l'Algérie a changé ! Car les Algériens eux-mêmes avaient changé. Certes, il reste des brebis galeuses, des récalcitrants «des ultras machins trucs» de part et d'autre, qui finiront un jour ou l'autre, j'en suis sûr, par amarrer dans le port sûr de leur «algérianité» et du patriotisme rassembleur, fédérateur et surtout non excluant. Contrairement à ceux qui disent que le régime n'a jamais été tenté par une approche politique à la crise de 1992. Ceux-ci pensent néanmoins que l'échec de la classe politique des années 90 à convaincre le peuple algérien de leurs projets et couper ainsi la route au FIS et consorts, incita l'intervention directe du militaire dans la gestion de cette crise, le militaire qui a été appuyé par des groupes paramilitaires pour faire face aux hordes terroristes qui ont mis les Algériens dans leur collimateur.

L'Algérie sombre alors dans le chaos et la désolation. 200 mille morts, des milliers de disparus, selon des sources non officielles, trop de peines, de douleurs et de traumas ont été causés aux Algériens pour rien.

Tout cela, Toufik, le puissant général, l'a vécu dans sa chair et son esprit et a aidé volontairement ou à son insu, à cette mutation politique des Algériens moyennant stratégies, pour neutraliser les uns via les autres, pénaliser les uns par les autres ou bien par conviction profonde de cet homme plein de mystères qui ne pouvait faire au-delà de ce que le régime lui permettait de faire. Finalement, c'est l'histoire qui un jour nous le dira !

L'homme a commis beaucoup d'erreurs et c'était prévisible, car la période de son règne était la plus tumultueuse, la plus généreuse et la plus longue aussi, 25 ans à la tête d'un service qui faisait la pluie et le beau temps dans ce pays. Trop de prérogatives ont été mises entre ses mains, trop d'affaires, de dossiers inhérents à l'intérieur comme à l'extérieur, devaient être dénoués par les services de Toufik.

Avant Bouteflika et même sans le titre de président, Toufik personnifiait à lui seul la République algérienne et l'incarnation de la force de Boumediene, du moins, aux yeux du monde extérieur. C'est pour cela et avant toutes les portes, les étrangers frappaient toujours à la sienne. Il a subi à ce titre, moult pressions dans le cadre d'affaires absurdes souvent injustes. Et on le comprend. Peut-être que le zèle pour se faire une aura internationale primait sur tout autre considération.

Le DRS étant devenu excessivement médiatisé, ce qui n'est pas bon pour un service de cette nature, c'est peut-être l'une des raisons qui ont accéléré sa restructuration, en plus, les services de Toufik ont fait sortir des dossiers de corruption gênants pour la présidence et ont choisi donc une attaque frontale de cette institution. Une guerre par dossiers interposés s'en est donc enclenchée entre les deux, ce qui mena la présidence à restructurer le DRS et limiter ses prérogatives, enfin, c'est ce que les médias ont véhiculé à ce sujet.

Cette destitution qui ne dit pas son nom du généralissime Toufik et de son modèle du «tout sécuritaire», avec ses réussites et des échecs, ne cache-t-elle pas finalement une manœuvre de diversion pour nous faire oublier l'échec global de notre classe gouvernante et à leur tête, M. «Bouteflika» lui-même, à concrétiser une quelconque prouesse économique du pays, pour nous faire sortir de cette dépendance chronique aux hydrocarbures et ce, malgré les rentrées colossales d'argent ?

Que le pays va très mal et entre dans une crise économique dont les conséquences s'annoncent désastreuses. Il fallait donc montrer, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, une image d'une présidence forte, déterminée et capable de prendre des décisions stratégiques et souveraines, sans mettre en péril la pérennité de l'Etat et la stabilité du pays ? Après tout, un directeur des services secrets n'est qu'un fonctionnaire de l'Etat, à moins qu'il y ait un accord implicite veillé par une partie étrangère, consenti par tous, qui gère les institutions souveraines de ce pays sur la base de la proportionnalité de l'attribution des postes stratégiques entre régions et ethnies ? Comme je l'avais prédit dans mon article intitulé: «Bouteflika entre le devoir et le pouvoir», paru au Quotidien d'Oran le 18 juillet 2013, et dans lequel j'ai fait une analyse analogique «relative» entre le parcours de monsieur Bouteflika et le général De Gaulle, du moins, concernant un certain nombre d'aspects qui m'ont interpellé et dans lequel je disais: «... Par l'œuvre de la Concorde civile, le remboursement intégral des dettes, la récupération habile de ses prérogatives présidentielles et à l'instar du général De Gaulle, monsieur Bouteflika a voulu lui aussi personnifier le Pouvoir...».

A l'instar du général De Gaulle, qualifié alors «d'homme de la situation», revenu depuis «sa traversée du désert», comme disait Malraux, afin de sauver la France du bourbier algérien, a-t-on voulu peut-être que monsieur Bouteflika fasse pareil pour l'Algérie des années 90 et comme lui, il eut lui aussi «sa traversée du désert». Le général De Gaulle n'aimait pas vraiment les services de renseignement et disait: «Ce n'est pas un espion qui va dicter sa politique au général De Gaulle», ou en ce qui était le sens !

Le général De Gaulle, instigateur et 1er président de la 5e République française, renforça le pouvoir exécutif et donc celui de la présidence de la République, il personnifia parfaitement le pouvoir sans faire abstraction des institutions (à ne pas confondre avec l'individualisation du pouvoir propre au fascisme !). «Le Pouvoir personnification s'accommode des structures constitutionnelles, le Pouvoir individualisé les détruit ou les ignore». Rester trop longtemps à la tête d'un service ou même d'une république donne des illusions et consolide l'impression maladive d'être le maître des maîtres, le chef des chefs et cela n'est pas bon pour la santé d'un Etat, ni de l'équilibre des pouvoirs en son sein ou même pour le moral collectif.

En disant «Tab Ejnana», Bouteflika ne parlait pas que de lui-même, mais de tous les tenants du pouvoir y compris ceux de la DRS qui, comme lui, sont arrivés à l'âge de partir à la retraite et qui résistaient peut-être à le faire. Et Tout comme un capitaine de navire qui se respecte, Bouteflika voulait probablement être le dernier à quitter le bateau. Espérons seulement que cette opération ne s'apparente pas à une évacuation in extremis d'un bateau qui va couler.

Le DRS, qui a été créé et configuré par Toufik un certain 5 juillet 1990, a été démembré, ses prérogatives reviennent désormais à la Défense nationale, sa tutelle directe, comme pour lui dire: « Vous êtes né de la SM et c'est à la SM que vous y retournerez».