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Mythes et croyances populaires au Maghreb

par Nadir Marouf



(Suite et fin)

L'INSTRUMENTATION DU RITE

Que les croyants aillent à l'autel des humains pour voir exaucer leurs prières ou à celui des extraterrestres pour les conjurer, le dialogue exige toujours un élément intermédiaire. Ces objets «médiateurs» remplissent des fonctions diverses, mais la plus importante consiste à capter le mal ou le mauvais œil dont le suppliant (ou ses ayants cause) veut se débarrasser. Il est curieux de remarquer que, parmi ces objets polarisants, la pierre est l'élément le plus ancien et le plus banalisé. On sait qu'elle est purificatrice au contact des croyants quand, n'ayant pas d'eau à leur portée, ils veulent faire leurs ablutions. Déjà, dans le «Rameau d'or », Frazer avait soupçonné les multiples significations de la pierre depuis la nuit des temps en même temps que l'universalité de sa symbolique. D'après les témoignages recueillis par Douté en milieu berbère, le « kerkour » ou « tas de pierres sacrées» signale l'existence d'un crime commis en ces lieux, et le rituel de lapidation s'adresse à l'esprit du mal qui habitait l'assassin et qui est toujours là... De son côté, Desparmet décrivant les us et coutumes de la population blidéenne au début du 20èmesiècle, rapporte, dans son livre écrit en arabe dialectal, un rite curieux, dit de l'enfant racheté» (« al Wald el-machri») : Quand un couple a eu des morts-nés ou des enfants morts en bas âge, il est prudent, en cas de nouvelle naissance, de prémunir le bébé du mauvais œil. On s'arrange pour qu'il porte seulement des langes usagées. La mère, durant les quarante premiers jours qui suivent la naissance, s'efforce de ne manger que les plats cuisinés que lui offrent, pour la circonstance, les voisins ou les parents.

Au quarantième jour (qui représente une étape importante dans la série d'épreuves rituelles préservatrices du mauvais œil), les parents procèdent à la vente symbolique, moyennant un centime, de l'enfant à l'une des personnes connues dans l'entourage familial. Ce genre de parrainage est préférentiel, et « vendre» l'enfant à un marabout assure la meilleure des protections. Mais dans tout ce rituel de la naissance, le détail le plus étrange réside dans l'usage de la pierre. La mère, avant même d'accoucher, va rendre visite à son marabout préféré, et essaie de trouver une pierre entre deux racines de l'arbre le plus proche du sanctuaire, et cache soigneusement cette pierre. Dès la naissance du bébé, elle la récupère, lui dessine les yeux, un nez et une bouche, puis l'habille de lambeaux de tissus qui ont servi de lange au bébé. Moyennant d'autres artifices, la mère donne enfin à cette pierre enrubannée la forme d'une poupée, dont elle fera l'alter ego de son bébé: elle simulera l'allaitement du bébé fétiche en le prenant dans un bras et en lui tendant un sein, pendant que le bébé tète l'autre sein. Le soir, elle dépose le faux bébé dans un petit berceau de fortune suspendu au mur de la chambre. Cette cérémonie de la «double corvée» dure jusqu'au quarantième jour, après quoi sa nourrice symbolique ira l'enterrer dans un cimetière ad hoc. Ainsi, tout le mal dont le bébé pouvait être virtuellement menacé aura été dirigé sur le bébé-poupée.

Ce rite de substitution de bébé est connu aussi en cas de maladie effective, sous le nom de «tabdîl» (« échange »). « Al Wald el m ?baddal» (« l'enfant échangé ») se dit de l'enfant qui présente, dans sa maladie, des signes jugés bizarres. On dit aussi qu'il est « malade de ses frères» (« m'rad bi-khaoutou»). Tout un rite d'exorcisme, fait de prières, d'offrandes et en dernier ressort de l'attente d'une prédication, permet à la famille, quand les vents sont favorables, de retrouver son vrai enfant, car celui qui souffrait sous leurs yeux n'était qu'un bébé djinn !... Mais le bébé n'aurait jamais été subtilisé, si on avait donné à celui-ci un jumeau fétiche dès la naissance.

A côté de la pierre préservatrice ou de la pierre « médium », ce sont, de loin, les talismans scripturaires qui ont été le plus pratiqués. Ces talismans ont pénétré jusque dans les mosquées les plus illustres, et surtout les plus «patentées» par l'islam orthodoxe. En témoigne ce passage de la chronique de la ville de Fès intitulée «Raoud-ûl-Qirtas» (1326 J.-C.). Ce passage relate les travaux qui ont eu lieu à la mosquée d'El-Qaraouiyine, du temps des Omeyyades d'Espagne (10èmesiècle après J.-C.) :

« Le chambellan El Mansoûr ben Abi Amir fit élever dans cette mosquée bénie la coupole recouvrant la Anza, au milieu de la cour, à l'endroit où se trouvait l'ancien minaret. Au sommet de cette coupole, on fixa les talismans et statues qui se trouvaient auparavant au sommet de la coupole du mihrâb et qu'avaient faites les anciens, notamment au temps des chiites. Il fit fixer les talismans au moyen de clous de fer au sommet de la coupole. Parmi ces talismans, l'un était pour les rats ; grâce à lui, un rat ne pouvait ni entrer, ni vivre en ces lieux, ni y faire son nid. S'il y pénétrait, il était aussitôt découvert et mis à mort: un autre était le talisman des scorpions ; il avait la forme d'un oiseau tenant dans son bec la queue d'un scorpion, et les scorpions ne pouvaient entrer dans cette noble mosquée, ni s y reproduire. Si l'un des fidèles en introduisait un sur ses vêtements, celui-ci devenait inoffensif et ne remuait pas... Un troisième talisman se trouve au sommet d'un bâton de cuivre jaune et comporte des boules (de cuivre) dont on dit qu'elles éloignent les serpents.(Grâce à ce talisman), le serpent ne peut nicher dans cette mosquée, ni même entrer. Si par hasard il en pénètre un, il est aussitôt découvert et mis à mort». En dehors de la pierre et du talisman scripturaire, d'autres objets, variables suivant les régions, peuvent avoir une valeur symbolique. On se contentera de citer quelques exemples représentatifs de l'ouest algérien, et qu'on classera suivant la fonction : les objets-talismans peuvent être une corne de mouton, qu'on enterre au seuil de la maison. Chez les Beni-ûrnid, la tête de mouton n'est pas consommée, par respect: on raconte que les ancêtres de cette tribu, qui se limitaient à une petite famille, avaient été jetés par des brigands dans une grotte profonde. Les captifs découvrirent une corne de bélier, s'en servirent pour construire des escaliers de fortune et purent ainsi s'échapper. Dans la région de Blida, seuls les abats sont consommés le jour de l'Aïd el-Kébir, le reste est séché pour l'Achûra. Mais la tête de mouton, elle, est enterrée, parce qu'elle porte chance.

Ces rites d'enterrement ne sont qu'une séquence du rite sacrificiel lui-même, mais au lieu que l'offrande s'adresse à un marabout, on satisfait ici au «fâl-al-'atba» («sort du seuil ») : en général, il s'agit d'une nouvelle demeure, et on immole une bête dont on aura enterré une partie du corps à la seule intention des djinns. C'est une sorte de contribution morale ou de clause du droit de jouissance (des lieux nouvellement occupés). Le plus souvent, on se contente d'égorger un coq, et de verser son sang à l'entrée. En effet, le sang est la forme générique de l'offrande, et permet ainsi l'immunité contre accidents et maladies.

Le métal sert aussi de talisman: à Tlemcen, autrefois on plaçait un morceau de fer sous le lit de l'enfant pour le prémunir contre le mauvais œil. On sait, par ailleurs, l'importance symbolique du fer à cheval et de la « main de Fatma» depuis l'époque carthaginoise, et qui ornent encore de nos jours, notamment dans les campagnes, les murs ou les portes d'entrée des maisons. Enfin, le henné, comme les tatouages, constituent aussi une manière de talisman. Dans ses «remarques sur les tatouages nord-africains », E.G. Gobertnous fait découvrir cet extraordinaire univers pictural dont le corps humain a servi de toile depuis au moins l'époque des peintures rupestres et dont la valeur symbolique s'est sans cesse renouvelée. Les objets polarisants, eux, sont en rapport avec le corps humain dont ils constituent en général l'élément détachable: chiffons noués aux arbres sacrés (et dont on a vu plus haut la diffusion géographique), prépuces après la circoncision, ongles, cheveux, et même peignes sont autant d'objets réceptacles de la maladie ou du mauvais œil. Enfin, certains objets sont maléfiques ou d'un mauvais présage, mais seulement dans des circonstances appropriées: à Tlemcen, quand on veut se venger d'un ennemi, on s'emploiera à frotter du charbon devant le sanctuaire de Sidi Bû-Ishâq. D'autre part, il est de coutume de ne pas prêter (à la voisine) la levure parce que cela provoque l'éruption de boutons chez les enfants. De même, manger les rognons peut prédisposer à des kystes cutanés (surtout crâniens). Il ne faut pas prêter non plus l'aiguillette à coudre car ce geste pourrait occasionner un malheur dans la famille.

Quand un enfant déverse du lait, de l'eau, ou même de la nourriture par terre, il faut se garder de les essuyer aussitôt car il est dit que c'est la « ration» dévolue aux djinns. Enfin, il arrive que la tradition populaire ne soit pas unanime dans la signification à donner à certains objets, voire à certains animaux domestiques : par exemple, alors que le pigeon roucoulant, nommé «fâkhat» est considéré comme noble (puisqu'il est censé chanter le coran:« dhikr» ), certaines familles de chorfa proscrivent cette bête de leurs demeures, l'assimilant à un hibou.

CORPORATIONS ET DIVISION MYSTIQUE DU TRAVAIL

Ce qui précède montre que certaines pratiques rituelles peuvent se dispenser de l'intervention d'un marabout. Mais, que ces pratiques soient propitiatoires, sacrificielles, purificatrices, ou qu'elles consistent à exorciser un mal, à se protéger du mauvais œil ou à conjurer les djinns, le marabout, même à distance, dispense sa baraka dans la mesure où c'est lui qu'on ira remercier quand l'objectif a été atteint. Cependant, rares sont les saints hommes polyvalents, et une division des tâches est nécessaire. Quelques exemples du maraboutisme tlemcenien illustrent ce fait: il y a d'abord les marabouts «féministes» : Lalla Baqça est sollicitée par les jeunes filles démunies de trousseau ou espérant une dot convenable. Aussi, invoquent-elles la sainte en ces termes: «ya lalla Baqça, ?a'tina ed-dah wel xorça» (« O Lalla Baqça, puisses-tu nous donner bracelet et pendentif»). Mais le féminisme sied aussi aux marabouts mâles: Sidi-I-Medjâssi se fait adresser des prières curatives: «ya sidi-l-Medjâssi, ?abbîlî t'âssi-w-raddlî n'âssî» (« O Sidi-l-Medjâssi, ôte-moi mes insomnies et rends-moi mon sommeil »). En fait, il s'agit de jeunes femmes non remariées (ou encore célibataires) qui, lasses d'attendre le bon parti, vont rendre visite au marabout dont le sanctuaire est flanqué d'un petit minaret. Elles escaladent alors ce minaret et, du haut de celui-ci, à la manière du muezzin, prononcent cette prière à haute voix. [Je tiens ces informations de feu Si Mûtapha Baghili - Qu'il soit remercié pour son précieux concours, à titre posthume].Comme l'a souligné Dominique Champault, dans la société traditionnelle nord-africaine, il n'y a pas de maladie qui, dans son interprétation, échappe au domaine mystico-symbolique. C'est ainsi que l'éventail des marabouts guérisseurs, morts ou vivants, qui se répartissaient les spécialités médicales, n'a rien à envier à la nomenclature moderne: Sidi ?Otmân est spécialisé dans la coqueluche. Mais, (à un moment où l'accès aux cabinets médicaux été méconnu des gens de la plèbe), les musulmanes ne manquaient pas de rendre visite également au tombeau du Rabb Ephraïm-n-Kaouâ, pour la même maladie: les parents du malade «égorgaient » symboliquement celui-ci avec un canif rouillé qu'ils déposaient ensuite dans le sanctuaire israélite. Si on voulait guérir quelqu'un du trachome, on devait lui faire boire une tisane à base d'olivier sauvage dont les feuilles auront été recueillies de l'arbre de cette espèce qui se trouve dans les dépendances de Sidi ?Ali Ben Y'agûb. Plus loin, Sidi ?Ali Ben N'guîm est réputé pour les maladies psychiques. Les visiteurs y accompagnent le malade avec un bouc acheté pour être sacrifié. Mais auparavant, il fallait qu'à l'issue des invocations, le bouc prît aux yeux du malade l'apparence d'un djinn. C'est le signe que le démon s'est enfin détaché du patient pour se faire bouc. Sidi Boumediene, quant à lui, dispose encore aujourd'hui d'une baraka multiforme: mais celle de la fortune est la plus notoire. Les commerçants qui veulent devenir riches lui adressent leurs prières. Enfin, le santon le plus populaire est Sidi Abdel-Qader el- Djilâni. Son mausolée couvre tous les lieux du Maghreb. On le rencontre souvent sur les pitons montagneux. C'est pourquoi on l'appelle «l'oiseau des vigies ». Les chasseurs deviennent superstitieux quand ils voient un aigle, car il s'agit peut-être de l'âme de Sidi-Abdel-Qader el-Djilâni. On dit que les marchands caravaniers ont besoin de sa baraka puisqu'elle les préserve des coupeurs de route. Arrivés aux endroits stratégiques où son mausolée ne manquera pas d'apparaître, on loue les services du gardien des lieux, le m'qaddem, qui servira de guide à la caravane moyennant finance. Sa présence éloignera d'office les mauvais garçons. Mais le même marabout protège aussi les brigands contre l'armée, la police, enfin contre tout ce qui représente de près ou de loin l'autorité officielle. Si les petites gens s'accommodent du culte des saints, c'est que, contre la mauvaise fortune, le maraboutisme servira d'anti-destin. C'est notamment le cas des corps de métiers, où chaque groupe d'artisans a son saint protecteur. Pour ne citer que l'exemple du tissage, les fileuses de laine qui vont à l'aube vendre leur marchandise à Sûk el-Gh'zal, passent d'abord devant Sidi-I-Ouezzâne, qui est le patron de la pesée. Elles s'adressent à lui en ces termes:« Ya Sidi l-Ouezzâne ,. Tahdharlî fi l-mîzâne Ya sidi nawzen bi-tûqâ, Wa-s-sûf tabqa »(« O Sidi-l-Ouezzâne, sois présent (témoin) à la pesée, o seigneur, je pèse honnêtement, il me restera de l'excédent »). Au marché, elles invoquent le patron des vendeurs: «O Sidi Merzouk, toi qui protèges le marché, (tahdar-fi-sûq), puisses-tu m'aider à écouler ma vente (« An-fâd») ». C'est que les temps ont toujours été difficiles pour ces fileuses de laine, d'une part parce qu'elles proliféraient dans les marchés traditionnels, et d'autre part parce que, depuis le début du siècle dernier, la fabrique n'a pas manqué de les ruiner. Aussi redoublent-elles d'effort au travail: le lavage et le traitement de la laine exige des bras qu'il faut rétribuer, fût-ce en nature. On tâchera de faire appel aux plus zélées, le jour de la touiza. Les consœurs conviées à l'entraide sont alors flattées pour la qualité de leur travail: il y a, dans ce métier, un modèle idéal du travail féminin, et les plus heureuses sont celles qu'on compare à Aïcha bent Ankrouf, cette fileuse de laine émérite que la légende replace dans l'Antiquité. Les tisserands, eux, ont aussi leurs saints, dont le plus fréquemment invoqué est Sidi Moulay Driss, ce qui présuppose en cette matière l'influence culturelle fassi de (Fès). Mais il y a aussi le héros des apprentis-tisserands, invoqué devant la tyrannie des patrons: A Nedromah, on parle encore de cet apprenti qui, comme eux, a été maltraité par son patron. Ne pouvant plus supporter une telle disgrâce, il se jeta du haut d'une falaise surplombant la mer (à Sidi Yûchâa). Depuis, on donna à cette falaise le nom du héros: «drâz ben Nemri» (« le métier à tisser de Ben Nemri»).

FONCTION SACREE ET FONCTION PROFANE DU RITE

L'anthologie des contes et légendes au Maghreb est fort incomplète. Ce serait là un travail de longue haleine, et les folkloristes n'ont vu, dans ce qui a été déjà collecté, que l'aspect solennel des pratiques rituelles. En effet, la place de l'élément ludique n'est pas encore faite dans ce fonds mystico-religieux. Il est pourtant manifeste dans la littérature enfantine : processions, proverbes, chansons pour rire. Si la notion de « loisir » apparaît à bien des égards comme une invention du capitalisme moderne, il est des peuples « de la fête» dont les grandes vacances ne s'épuisent que dans le rite. Il en est ainsi de ces moments de trêve communautaire, comme la Ghanja ou rogations de la pluie, la ?ansra ou procession du bûcher, à l'occasion desquels les villageois, les enfants surtout, s'adonnent à cœur joie. Même les licences, les manquements aux règles de conduite ne sont tolérées qu'en se faisant rite: il y avait des moments et des lieux précis, où les gamins pouvaient en toute liberté se raconter les petites histoires drôles de nature à démythifier certains marabouts. Mais il n'est pas exclu que de telles blagues aient été fabriquées par les aînés. Dans la région de Blida, les voies de fait de ce taleb, en quête de devenir marabout et nommé Sidi Mohammed Ben' Abid, faisaient partie du « background» culturel des jeunes gens. Ce faux marabout faisait feu de tout bois et multipliait des miracles pour se faire admettre, mais on finissait chaque fois par en découvrir les subterfuges et ses miracles ne passaient pas. Les tolba, qui sont des marabouts potentiels ou qui, même sans le devenir, demeuraient généralement respectés pour la science qu'ils possédaient, étaient l'objet d'histoires tendant à les ridiculiser : bouffonnerie de l'accoutrement lors des cérémonies officielles, gloutonnerie à l'occasion des repas communiels, le tout en prose rimée et chantée sur des airs improvisés. Le recours aux mystérieuses «tergû» (femme ogre), «lûnja» («femme lune» aux longs cheveux), «rahmat rabbi» («femme miséricorde »), «ghûla» et autres ogresses, fait partie aujourd'hui encore des jeux d'enfants pour se faire peur ; mais il fait partie aussi de la pédagogie populaire féminine pour empêcher les enfants de sortir le soir, ou pour les obliger à dormir. Cette confusion du mystique et du profane ne se limite pas au seul domaine de l'enfance ou de l'adolescence. Elle affecte les moments les plus graves de la tragédie humaine : dans la plupart des régions d'Algérie, les obsèques sont marqués par le rituel de la procession: cette cérémonie funéraire consiste à transporter le corps à pied. Pendant que les volontaires se relaient aux quatre bouts du cercueil, le cortège avance en chantant la «borda», cantique d'Al-Bouçaïri. Or les premiers vers de ce chant sont, de l'aveu même des spécialistes, pour le moins troublants, car on ne sait pas si le poète mystique glorifiait Dieu ou sa bien-aimée. Cette «dialectique des sens» se retrouve chez le mystique chéri des Tlemceniens, Sidi Boumediene qui, dans son Diwân, a laissé échapper sous le coup de la transe: «N'en veux pas à l'homme ivre pour son ivresse, puisque je me suis fait ivre pour me rapprocher de toi » (en s'adressant à Dieu). Mais cette ambivalence des sentiments peut n'être ici que l'effet d'un genre littéraire. Car plus significative est l'ivresse réelle, physiologique, de ces sectes mystiques qui ont, surtout en Orient, pris le hashich pour « médium ». Sans en arriver là, les danses de possession dans la confrérie ?alaouite ont pu donner lieu à des façons curieuses de s'adresser au Prophète: On raconte que le Cheikh Ben'alioua, en est arrivé, au comble de son «nirvana », à lui faire la remarque que voici: « Ô toi! (Mahomet), j'ai besoin de toi, viens vite! sinon je porterai plainte ». Mais ceci ne concerne que les errements de l'élite. Il en est d'autres que la chronique ne cite pas, pourtant plus populaires et plus courants: c'est la fameuse «ziara » (pèlerinage) des femmes auprès de leurs marabouts préférés. Il arrive que les femmes «stériles» sollicitent des soins auprès de «tolba» faisant office dans les sanctuaires dont ils semblent être les dépositaires. Et il est rare que ces marabouts-fécondeurs n'exaucent pas les souhaits de ces infortunées. Un scandale, au début du 19ème siècle, a failli créer un incident diplomatique entre la chancellerie suédoise et le Dey d'Alger: un viol avait été commis par un marabout sur la personne d'une jeune touriste. Si la justice moderne ne craint pas les foudres des marabouts incriminés, tel ne fut pas le cas dans les temps passés. En effet, les poètes, les artistes et autres troubadours ne jouissaient pas, tant s'en faut, de la même impunité.

ARTISTES-COMPAGNONS ET LIBERTINS-PATRIOTES

Dans les médina, la plupart des poètes populaires furent des artisans, et c'est pourquoi leur vie a été mêlée d'aventure mystique (par affiliation corporative aux confréries) et d'aventure amoureuse. La chaîne des maîtres du genre «hawzi » commence avec AI-Mandassi (16e siècle J.-C.) et se termine avec Al-Ziyani (mort à 80 ans dans les années 30). Entre les deux noms, nous avons par ordre chronologique, Ben Zengli (de son vrai nom Ibn- Triki), Ibn M'saïb, Ben-Sahla, Cheikh el-M'naouar (le propagateur du malhûn marocain et du genre « chaâbi» en Algérie). Tous furent originaires de Tlemcen. Presque tous chantèrent l'amour avant de chanter le Prophète. Ceux que l'on a pu classer parmi les poètes libertins sont surtout Ibn Triki, Ibn-M'saïb et Ben-Sahla. On trouve dans leur poésie érotique l'expression d'un attachement profond au terroir, à travers les filles de leurs quartiers. Dans «yadaw ?ayâni» (ô lumière de mes yeux), une vingtaine de filles sont passées en revue, avec force description de leurs charmes. Il y a certes une part d'exagération dans les capacités amoureuses du poète, qui ne pouvait pas, en même temps, les avoir aimées toutes; mais il arrive souvent que la vie du poète soit dominée par son affection pour une seule femme, et dont le nom constitue le leitmotiv de tous ses poèmes. Il en est ainsi de Aïcha, muse d'Ibn M'saïb, et qui n'est autre que la fille de son patron-tisserand. La passion amoureuse ne conduit pourtant pas toujours au sacerdoce. Le même Ibn M'saïb était connu, ainsi qu'Ibn Triki, pour leurs randonnées auprès de la gent féminine. Ils chantaient pour elles, en intimité ou en groupe. C'est que les occasions de sorties existaient depuis toujours pour ces dames ; la visite des Saints patrons de la ville et surtout des cimetières est une coutume de tous les temps à laquelle elles tenaient beaucoup: «al yûm al Jem ?a xerjû zâyrât el wâli » (« c'est vendredi, jour où les femmes viennent visiter le Saint») témoigne des jours fastes pour les rencontres galantes. C'est encore là un des indices de ce profond syncrétisme entre les pratiques religieuses et les affaires sentimentales que canonise la visite traditionnelle du sanctuaire. Dans une cité imprégnée de rigorisme malékite, les « hiyal », les « ruses» et les échappatoires ne peuvent se réaliser que dans et par l'institution. Mais cela ne satisfait point les dignitaires du Palais: Faut-il rappeler que le jurisconsulte AI-Ûqbâni produisit, déjà au début du 16e siècle une fatwa interdisant ces «réunions de femmes », et assortie d'un préambule vindicatif à l'encontre des chanteurs complices?

Il arrive souvent, par ailleurs, que ces rencontres fortuites fassent scandale. Les parents indignés, les maris jaloux, se liguent contre ces libertins et adressent leurs plaintes aux autorités: Ibn Triki s'est enfui au Maroc à la suite d'un scandale amoureux qui avait compromis la femme du Bey de Tlemcen; son exil a duré quarante ans. Ibn M'saïb, pour les mêmes raisons, avait élu domicile à Fès, où il a écrit ses poèmes les plus poignants. Enfin, Ibn Sahla, qui n'a pas eu droit à l'exil et aveugle de surcroît, a connu la prison et y a demeuré une partie de sa vie; c'est dans la geôle qu'il rédigea ses plus beaux poèmes dont «ya jirâni dabbrû ?aliya» est le plus populaire. Sauf que de nos jours, ce poème est chanté, comme tant d'autres, non pas à titre commémoratif, mais à titre d'agrément: il est ânonné pour tenir lieu de bruit de fond dans les ambiances de kermesse ou de mariage tumultueux. C'est pourquoi le thème de l'exil revient souvent chez ces poètes qui, loin de se conformer par là à un genre littéraire, entendaient exprimer deux messages irréductibles: l'amour nostalgique et la protestation. Une analyse systématique du contenu des chants «hawzi» donnerait des renseignements infiniment précieux sur le climat social et politique du règne turc à Tlemcen. Car tous ces poètes n'ont chanté la bien-aimée que pour mieux chanter la patrie dont ils ont été sevrés: à ce titre, «ma bqal'ha bâsh - t'ânad el m'dûn» («elle n'a plus de quoi se mesurer aux autres métropoles ») est une sorte d'élégie où Tlemcen est comparée par Ibn M'saïb, à une femme déchue mais en même temps, il s'agit d'un véritable réquisitoire contre le despotisme beylical et la cour du Mechouar. Le tombeau d'Ibn M'saïb se trouve dans l'enceinte du grand cimetière de Tlemcen non loin du mausolée de Sidi S'noussi, l'illustre théologien médiéval. Mais Ibn M'saïb a eu droit, lui aussi, à une qûbba, qui est le privilège des saints et des héros. Cet honneur fait au chantre de l'amour, au libertin fugace, n'était pas un simple accident dans le protocole nécrologique: Ibn M'saïb figure bel et bien parmi les santons de cette ville. Il faut dire que ce sont les femmes -toujours elles- qui ont eu envers lui cet élan de reconnaissance, et sa consécration leur est due sans aucun doute. Si, de son vivant, il était le protégé des femmes, il demeure encore aujourd'hui leur marabout favori. Bien plus, il est dispensateur de fertilité (lui aussi...) et les femmes désirant avoir un enfant se prosternaient devant sa tombe en l'implorant en ces termes: «ya Sidi Ben M'saïb, haddar el-ghâyeb» («O Sidi Ben M'saïb, fais venir l'absent »). Mais il fut un temps où même les artisans tisserands, ses « compagnons» à titre posthume, venaient traditionnellement se recueillir sur sa tombe. Ceux qui débutaient dans le métier et qui ne voulaient pas se voir renvoyer par le patron priaient Ibn M'saïb pour les aider à « se faire la main ».

SPLENDEUR ET DECADENCE OU LE DESENCHANTEMENT DU PRESENT

Y'a-t-il encore aujourd'hui, en Algérie, ces «poètes fous» capables de dire le refus à la manière des anciens? La réceptivité populaire aux canons traditionnels est-elle tarie au point de ne plus être en mesure de produire d'autres Ibn M'saïb? A une époque où la langue de bois se fait dogme et conformisme, et en l'absence de «poètes fous », les citoyens, quand ils en ont le temps, se replient alors sur le vieux folklore légué par les siècles monarchiques ou impériaux. On s'évertuera alors, au gré des mélodies si elles sont exécutées avec bonheur, à y découvrir quelque allusion au présent. Tout se passe comme si ces poètes visionnaires continuent à déchiffrer pour nous le drame de notre temps, le drame de tous les temps. C'est là une consolation bien dérisoire devant l'indigence culturelle et la stérilité artistique qui marquent cette Algérie de fin de siècle, voire de ce siècle débutant. Mais la contestation populaire n'est jamais tout à fait absente. Elle s'exprime sous d'autres canons, inédits, informels, face à la cherté de la vie, la crise de l'emploi et surtout du logement, l'insécurité de l'avenir pour les enfants, la démographie galopante, le renversement des valeurs, l'injustice, l'insolence de l'argent, la pauvreté enfin...Parmi ces canons, le discours mystico-religieux reste le plus sûr, peut-être aussi le moins vulnérable, et auquel l'adhésion des masses est à la mesure de leur entendement.**C'est que le rapport à la religion n'est pas moins complexe qu'il ne l'a été durant les siècles obscurs. Qu'il prenne la forme de stratégies officielles, de contre-tendances formelles, ou de pratiques «périphériques», le fait religieux indique aujourd'hui comme hier, que d'autres légitimations sont en passe de prendre la part du lion sur l'échiquier politique, au détriment de celles prescrites par le Prince. Quand on observe attentivement certains événements des trois dernières décennies, qu'il s'agisse de la rumeur suivant laquelle l'apparition de scorpions à Maghnia dans les années 80 était assimilée aux «oiseaux ababîl », du mythe jeté en pâture à la même époque, accréditant l'idée que les ouvriers de l'usine d'électrolyse du zinc de Ghazaouet sont atteints d'impuissance, de la ferveur subite que les Touaregs mettent à fréquenter le santon de Daghmouli, ou de la célébration, faite en grande pompe, (et à laquelle furent conviés des milliers de notables) de la nouvelle édition du Livre Sacré rédigée par le Cheikh Bayoud du M'zab, tous ces faits, plus ou moins anodins, confirment l'idée que l'un des invariants historiques qui marquent cette civilisation du Maghreb profond réside dans cette interaction entre les stratégies religieuses et les enjeux politiques.

Si ce panorama exprime les tendances lourdes de la sociologie contemporaine maghrébine, et plus singulièrement algérienne, cette dernière semble avoir anticipé les contradictions qui traversent aujourd'hui l'ensemble du monde arabe.

En revanche, le constat du présent nous enjoint de reconnaître que sur le rapport au religieux deux phénomènes inédits par rapport au passé campent la réalité sociale ambiante.

Le premier, constatable chez nous concerne l'articulation entre le « chapelet » et l'attaché-case pour parodier Jaques Berque : cela concernait les pays du Golfe où l'on voyait émerger avec la montée des pétrodollars une espèce de bedouocratie. Cette tendance se manifeste chez nous avec des spécificités comportementales qui, au travers de la mise en scène de la djellaba du Vendredi, emprunte plus à l'Orient d'aujourd'hui qu'au Maghreb d'hier, ses aspects saillants. Ceci pour le côté chapelet.

Le côté attaché-case se traduit par la prédilection de la belle voiture de luxe. Il n'est pas rare de voir, aux abords des mosquées de quartiers résidentiels, des Mercedes dernier cri, voire des Porsche agrémenter de décors, et signaler par là une sorte de modernité consumériste.

Le deuxième phénomène de rupture d'avec notre passé est plus aggravant. Il s'agit du sort réservé, dans les pays d'Orient, au patrimoine archéologique antique. Comment expliquer cette folie meurtrière de l'éradication des sites millénaires de la part des groupes extrémistes, alors que jamais les Fatimides n'ont attenté aux Pyramides d'Egypte, jamais les Omeyyades n'ont voulu détruire les sites de Baalbek ou de Palmyre, jamais les Abbassides n'ont eu l'intention de démolir les ex-voto de Nemrod. Est-ce que les tenants du radicalisme de ce 21ème siècle sont plus musulmans que ceux-là même qui nous ont légué l'islam ?

Si la cohabitation entre pratique de la foi et usage du patrimoine a toujours été au cours de la longue histoire plus ou moins paisible, le choc de civilisation se situe d'abord, aujourd'hui, à l'intérieur de nous-mêmes? **

**Il convient de rappeler que les observations qui inspirent ce texte remontent à la fin des années 80. La tournure qu'ont pris les évènements depuis octobre 88 n'était pas prévisible, mais on pouvait déjà en percevoir quelques prémices.