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L'évolution des rapports conflictuels entre pouvoir et société en Algérie

par Le Dr Benyoucef Boumezrag *



AVANT L'INDEPENDANCE

Lors de sa tournée maghrébine de 1905, le grand réformiste égyptien, le juriste et mufti Mohammed Abdou, fit observer que la foi religieuse et l'ignorance imprégnaient fortement la société algérienne, à la différence de la société tunisienne qui se distinguait, selon lui, par sa propension au savoir et à la diplomatie (assimilée par certains à de l'hypocrisie). Il mourut à son retour en Egypte en 1905 après avoir visité l'Algérie (Alger et Constantine).

La question est de savoir si une telle observation demeure encore d'actualité, d'autant plus que le phénomène de l'ignorance arrange les forces sociales conservatrices ou rétrogrades qui ont toujours été des alliés objectifs tant du pouvoir colonial que celui qui s'est imposé à l'indépendance?

Sur la scène maghrébine, historiquement l'Algérie avait été le seul pays à être dépourvu d'un temple du savoir, contrairement au Maroc qui rayonnait par son illustre mosquée-université «Al Qaraouiyine» de Fès, fondée sous la dynastie des Idrissides (9e siècle) et qui produisit à partir du 12e siècle d'illustres savants, comme le philosophe Ibn Rochd, le géographe Al Idrissi et l'historien et sociologue Ibn Khaldoun, sans oublier la Tunisie, connue par sa célèbre université «Zitouna» qui accueillit certains membres influents de notre élite intellectuelle traditionnelle, à l'exemple du «Cheikh» Abdelhamid Ben Badis (1908/1912).

Outre son indigence intellectuelle et culturelle structurelle, la société algérienne traditionnelle disposait d'une autre caractéristique indéniable, à savoir la violence physique et verbale, probablement en raison du fait d'avoir subi sans discontinuité et durant des siècles, l'extrême brutalité des dominations étrangères successives, notamment durant la colonisation française par l'application du code de l'indigénat, et par un harcèlement systématique et humiliant exercé par l'administration coloniale et ses relais locaux (caïds, aghas et bachaghas).

Un tel comportement particulièrement agressif observé dans la société algérienne d'une manière générale pourrait s'expliquer, dans une large mesure, comme une résultante historique des pratiques humiliantes du pouvoir colonial pour imposer sa volonté de domination, d'asservissement et d'acculturation. Ainsi, l'Algérien fut amené à répondre par la violence à la violence coloniale, quoi qu'il reste au fond bienveillant avec celui qui respecte sa dignité et lui témoigne de la considération et de la confiance. Toujours est-il que la société algérienne dans son ensemble porte en elle certaines tares structurelles que le facteur colonial a contribué à développer: violence et ignorance, tribalisme et régionalisme, anarchie et incivisme, corruption et népotisme?

Cela ne l'a pas empêché d'entamer une résistance passive (repli sur soi) pour tenter de se prémunir sans succès contre l'ordre colonial, avant de se résigner à se lancer dans la résistance active jusqu'à l'indépendance qui fut acquise par et dans la violence? Sans omettre de signaler au passage que durant la lutte de libération nationale, cette violence se manifestait aussi (en arrière-plan) entre compagnons d'armes pour des raisons politiques ou personnelles, et dont les victimes furent présentées comme des martyrs tombés au champ d'honneur? L'histoire de la guerre de libération, qui a été particulièrement sacralisée par le pouvoir politique en place depuis l'indépendance pour asseoir et consolider sa légitimité historique, finira peut-être un jour par livrer tous ses secrets?

APRES L'INDEPENDANCE

L'indépendance de l'Algérie suscita au départ de grands espoirs, mais le recours à la violence pour accéder au pouvoir politique durant l'été 1962 incita la population à s'interposer entre les belligérants bien déterminés à en découdre, quitte à prendre le risque de voir l'Algérie indépendante sombrer dans une guerre civile comme au Congo avec l'affaire du Katanga (alors en cours depuis 1960). La «congolisation» de l'Algérie reste à ce jour une menace réelle ou potentielle, notamment en rapport avec l'exacerbation des rapports conflictuels entre pouvoir et société, en l'absence d'une légitimité politique crédible.

Dès l'indépendance, le pouvoir politique dut appliquer les lois et les méthodes de l'ancien colonisateur pour gérer les affaires courantes du pays, comme par exemple par la reconduction en 1962 de la législation française, à l'exception de ses dispositions contraires à la «révolution socialiste», ce qui était en fait un subterfuge politique destiné à leurrer l'opinion publique. Une telle démarche signifiait que l'on ne pouvait à l'indépendance que reconduire les pratiques du pouvoir colonial, comme si l'Algérie indépendante devait s'aligner plus ou moins sur les pays d'Afrique francophone, dont l'indépendance acquise en 1960 n'était que de façade. En outre, il ne fait plus de doute que la France a contribué à éjecter le GPRA de la course au pouvoir, notamment pour faciliter le passage à l'armée des frontières qui venait d'accueillir en son sein les déserteurs algériens de l'armée française?

La force d'une idéologie est de faire croire des illusions, et l'Algérie s'y engagea pleinement sitôt l'indépendance acquise, notamment à travers certaines chimères politiques, comme l'autogestion dès 1963 (sous le président Ben Bella), et ensuite le socialisme d'Etat (à partir de 1965 sous le président Boumediene), avec pour principal objectif d'œuvrer à pérenniser un pouvoir personnel et ensuite dictatorial sous couvert d'une légitimité charismatique. Il convient d'admettre que les dirigeants successifs de l'Algérie indépendante disposaient d'une grande popularité, ce qui leur a permis de mobiliser les populations, comme par exemple quand il fallait recruter des milliers de gens lors de la «guerre du sable» contre le Maroc (octobre 1963), et quand il s'agissait de leur soutirer argent et bijoux afin d'alimenter le fameux «Sandouk Ettadhamoune» (Fonds de solidarité), destiné officiellement à financer des projets de développement et, par-là, à lutter contre le chômage alors en plein essor.

Au lendemain de l'indépendance, il y avait donc cette forte disposition des gouvernés à vouloir vivre en symbiose avec les gouvernants en place, pourvu qu'ils arrivent à servir l'intérêt général et non pas à s'en servir pour leur propre compte. Aussi, la société algérienne ne pouvait, a priori, représenter une force réellement menaçante pour le régime politique dit «socialiste» qui était censé être, selon le discours officiel, au service de la majorité et au détriment de la minorité de privilégiés. La véritable menace ne pouvait venir que des conflits latents entre les différentes composantes du pouvoir, comme par exemple entre officiers du Nord et ceux du Sud (affaire du colonel Chaabani en 1964), entre civils et militaires (d'où le coup d'Etat du 19 juin 1965), entre officiers maquisards et officiers déserteurs de l'armée française (affaire du colonel Zbiri en 1967)? Sous le règne du président Boumediene, il y avait cette nette disposition du régime à vouloir camoufler les conflits politiques internes de sorte à laisser en dehors la population dans son ensemble, probablement pour ne pas lui permettre d'arbitrer ou de s'allier avec les protagonistes?

Mais ce fut loin d'être le cas par la suite où la rue devenait un recours pour les tenants du pouvoir quand ils n'arrivaient plus à s'entendre tant sur les modalités de partage de la rente après sa baisse drastique (1986), que sur le changement de cap que le régime du président Chadli Bendjedid s'apprêtait à opérer avec force, en imposant un certain libéralisme politique et économique (illusoire) à travers la Constitution de février 1989 mise en place dans le prolongement des émeutes d'octobre 1988. Pour la première fois après l'indépendance, les rapports conflictuels, jusque-là plus ou moins pacifiques entre pouvoir et société, prirent une tournure dramatique avec la mort de plusieurs centaines de jeunes notamment désœuvrés qui manifestaient dans la rue leur désespoir d'une manière violente, sans savoir qu'ils participaient à l'exécution d'un scénario élaboré en haut lieu.

Il en sera de même durant la décennie noire des années 1990, marquée par une guerre civile sanglante et traumatisante avec des dizaines de milliers de victimes de part et d'autre, au point de faire croire, à tort ou à raison, à l'incapacité politique et culturelle de l'Algérie d'accéder à la démocratie libérale proclamée dans la Constitution de février 1989. L'illusion devrait donc rester une illusion à l'ombre d'institutions-alibi (?), faute de quoi le régime politique issu de l'indépendance perdrait sa véritable nature despotique, ainsi que sa raison d'être qui est de museler la société pour imposer son omnipotence et assurer sa pérennité. Aussi, l'Etat algérien, s'il existe en tant que tel, repose non pas sur des institutions fondées sur la force de la loi (censée être applicable à tous sans exception), mais sur des institutions-appareils régies par la loi de la force?

 Depuis lors, les rapports conflictuels entre pouvoir et société ne cessent de prendre de l'ampleur, notamment avec la propagation d'émeutes qui se déclenchent aux quatre coins du pays, avec des revendications en rapport avec le logement, le travail, l'eau potable, l'électricité et le gaz, les routes, les infrastructures de santé et socioculturelles? Le paradoxe est qu'après plus d'un demi-siècle d'indépendance, un pays riche comme l'Algérie continue de se débattre dans des problèmes endémiques de sous-développement auxquels ni le socialisme d'Etat et ni le capitalisme d'Etat n'ont pu apporter les solutions adéquates. En outre, en Algérie (qui est un pays sous-développé qui se respecte), les tenants du pouvoir (les gouvernants ) pour se protéger de la société (les gouvernés), se «barricadent» derrière d'imposants appareils d'Etat tout en utilisant la ruse et le mensonge dans leurs discours officiels, et en accablant les «élus» locaux et l'administration bureaucratique (héritée à l'indépendance) d'avoir failli à leur mission de prise en charge des problèmes des administrés. Parallèlement, par presse interposée, une certaine violence verbale s'exprime singulièrement pour refléter l'état des rapports conflictuels entre clans du pouvoir ou entre pouvoir et opposition à travers des propos souvent de haute voltige et parfois de bas étage (insultes?).

Selon ma modeste opinion qui est le reflet de mon intime conviction, pour pouvoir sortir du marasme ambiant, seul le langage de vérité fondé sur une communication officielle franche et sincère apparaît en mesure d'instaurer ou de restaurer un climat de confiance et de considération jugé nécessaire pour une bonne gouvernance, car personne ne voudrait être dupé par personne?

- Politiquement, c'est le néo-patrimonialisme qui semble prédominer comme mode de pensée autant chez les gouvernants que chez les gouvernés. Ce qui voudrait dire que l'intérêt général aurait tendance à se confondre avec l'intérêt privé (personnel), au point d'observer des recrutements des membres d'une même famille au sein de l'administration et dans les organismes du secteur public qui semble se privatiser en douceur. En outre, tant d'ouvriers, de fonctionnaires, de cadres? avant de partir en retraite, cherchent à caser leur progéniture pour assurer leur relève dans leurs lieux de travail. De même qu'il n'existe plus de distinction nette entre un secteur public (à vocation d'intérêt général) et un secteur privé, comme par exemple dans le secteur de la santé où des privilégiés se font soigner (gratuitement) dans des hôpitaux publics ou à l'étranger avec l'argent public, alors que de modestes familles n'ont d'autre choix que les cliniques privées pour se faire dépouiller? L'Etat néo-patrimonial est celui qui se compose d'élites dirigeantes jouissant de privilèges exorbitants par rapport au reste de la société, qui arrive à masquer ses pratiques arbitraires envers les gouvernés qu'il considère comme des infra-citoyens (sujets, serfs?), et où le pouvoir se succède à lui-même, y compris par voie dynastique;

- Economiquement, l'Algérie vit l'époque du mercantilisme(16e siècle/milieu du 18e siècle) qui a précédé de plusieurs siècles l'avènement du libéralisme en Europe, en considérant le commerce intérieur et extérieur comme la principale source de richesse nationale. Au point de contribuer à l'essor d'une classe de commerçants et d'une faune d'importateurs disposant de puissants relais au sein du pouvoir et dans la société, qu'ils pourraient éventuellement déstabiliser si l'on ose porter atteinte à leurs privilèges exorbitants mal acquis. La paix sociale préconisée de part et d'autre semble donc dépendre de leur bon vouloir, dans la mesure où ils alimentent les jeunes et les moins jeunes qui activent dans le secteur informel, lequel tend à se substituer au secteur formel, quoique formellement et officiellement déclaré illicite pour se donner faussement bonne conscience ou s'offrir une opportunité de sévir le cas échéant? ;

- Culturellement, l'observation en date de 1905 du réformiste égyptien Mohammed Abdou sur la société algérienne mérite d'être méditée, car en conjuguant la foi religieuse (valeur positive) à une valeur négative (l'ignorance), on produit forcément de l'intégrisme et du terrorisme, ou, tout au moins, on contribue à stimuler les forces conservatrices et rétrogrades, ainsi que les tenants du statu quo politique et social, alors que la culture est considérée comme un antidote à la violence et un facteur de progrès politique, économique et social. Le président américain Obama avait déclaré que ce qui fait la force de son pays, ce n'est pas la force de son économie ou de son armée, mais bien la force de son système de valeurs qu'incarne la culture (?). De même, au plan académique, le théoricien de l'analyse systémique, l'Américain David Easton, a considéré comme primordial et capital le système culturel en le plaçant en tête des autres systèmes et sous-systèmes dans la mesure où il les stimule.

En Algérie, la culture n'a cessé de se dégrader depuis l'indépendance, car appréhendée par le pouvoir comme potentiellement subversive, ce qui suppose qu'une société éveillée et vivace de par sa culture ambiante ne semble pas souhaitable en haut lieu. D'où le très faible niveau culturel et intellectuel observé dans la société algérienne, longtemps maintenue prisonnière d'un climat ambiant propice à l'ignorance, notamment en l'incitant à s'occuper davantage des affaires du ventre et donc à négliger celles de l'esprit? L'état déplorable de l'école et de l'université participe à cette stratégie inavouée du pouvoir qui, paradoxalement, donne l'impression, à l'heure actuelle, de vouloir les réformer, officiellement pour leur permettre de dispenser un enseignement de qualité, au lieu de continuer à produire en quantité industrielle des analphabètes bilingues? Toute la question consiste à se demander s'il s'agit d'un leurre ou d'une réelle volonté politique, et la réponse à cette question réside dans le sort qui sera réservé, par exemple, à la ministre de l'Education nationale qui, avec courage et détermination, a osé défier les forces conservatrices et rétrogrades incrustées au sein du pouvoir et dans la société? L'histoire se répète si elle subit le même sort que celui qui, dans les années 1970, a osé faire de même, avant que le président Boumediene ne le révoque en tant que ministre de l'Education nationale (1977/1978), en l'occurrence le défunt grand penseur Mostefa Lacheraf (1917/2007).

*Universitaire