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Les vertus de l'innovation virtuelle : révolution ou régression ?

par Zerouali Mostefa *

«C'est la fiction qui permet d'articuler la réalité» Roger Lewinter

Nous assistons ces dix dernières années à des mutations et des transformations profondes des comportements des agents économiques dans tous les domaines. L'évolution technologique a carrément et définitivement enclenché un processus de globalisation numérique et digitale des relations humaines et institutionnelles. Le libre-échange qui fut il y a quelques décennies un objectif suprême de la majorité, voire même de la totalité des institutions internationales multilatérales est devenu, grâce à l'innovation et à la créativité, une réalité même si virtuellement imposée !!!

L'échange est là et il se développe à une vitesse « grand V » et ne reste que le caractère et le qualificatif de « libre » qui n'est pas toujours consensuel ni équitable pour tous et toutes les parties. Les barrières politiques, techniques, tarifaires et socioculturelles tombent l'une après l'autre même si des niches et des foyers de résistance et de contestation demeurent toujours actifs.

Le libre-échange, selon son ancienne conception et ses vieux outils, était devenu non seulement humainement trop coûteux, géographiquement impossible à atteindre et financièrement peu rentable, mais il imposait également une confrontation souvent matérielle et physique, une incompréhension et des susceptibilités socioculturelles et psychologiques et des interprétations divergentes et biaisées à cause des moyens de communication et de diffusion qui lui sont propres.

Il fallait donc réfléchir à d'autres canaux et moyens pour faire évoluer la situation, contourner l'ensemble de ces contraintes et lever toutes ces barrières. Comme l'échange d'avant était également basé sur un certain nombre de principes notamment un réseau physique et direct de partenaires, des outils de communication souvent matériels et des organisations dédiées nécessitant une certaine présence physique et matérielle, il était clair et évident qu'il fallait travailler sur une nouvelle façon de constituer son réseau de partenaires, des nouveaux outils de communication et une réorganisation radicale des relations entre personnes, entités et institutions.

C'est, en effet, ici qu'interviennent la technologie et l'innovation en apportant des réponses et des solutions qui ont frayé leur petit bonhomme de chemin vers une digitalisation et une virtualisation de l'ensemble des processus régissant le fonctionnement de l'économie mondiale. L'intelligence de l'être humain, son ingéniosité et ses inventions dans les domaines de la mécanique, de l'électronique, de l'informatique et des télécommunications avaient non seulement préparé séparément le terrain, mais elles se sont également avérées très proches les unes des autres et complémentaires dans cette révolution de l'économie numérique ou digitalisée.

Du point de vue purement économique, la digitalisation et l'économie numérique se sont imposées comme moteurs de croissance et moyens de pénétration économique très efficaces. Ni la taille des entreprises, ni les secteurs d'activités, ni les espaces géographiques ne sont épargnés par cette vague de transformation que certains qualifient de « mode » mais apparemment qui est partie pour être plutôt durablement la locomotive de la croissance de nombreux pays et secteurs.

Quelles seraient donc les opportunités et les menaces de ce nouveau système dont on ignore totalement les visages des Oracles et les identités physiques et matérielles des alpha et des oméga ? Quels seraient donc les avantages et les inconvénients d'une telle entreprise mettant, de fait, de côté l'ensemble des règles juridiques et éthiques précédentes ? Quels seraient les axes de développement et les points d'amélioration à approfondir pour tirer le meilleur de ces avancées et en garantir un bénéfice équitable ? Comment transformer certaines règles théoriques garantissant une certaine stabilité de cette économie en mesures pratiques et en actions concrètes afin d'éviter tout débordement ou abus de position ? Quels seraient la nature, la constitution et le mode de fonctionnement des institutions multilatérales à même d'accompagner cette transformation ?

Des questions comme celles-ci préoccupent certainement l'ensemble des parties concernées et leurs réponses constitueraient également des opportunités tout aussi profitables et utiles que tout ce que cette nouvelle révolution a apporté comme changements.

Nous distinguons plusieurs niveaux de digitalisation ou d'économie numérique :

- Les producteurs de la technologie numérique et digitale qui constituent le cœur de cette nouvelle économie et qui représentaient en 2012 de 5 à 10 % du PIB mondial. Cependant, c'est actuellement le créneau qui se développe le plus rapidement et dont le potentiel de croissance est le plus important. Dans ce secteur, il existe des technologies mobiles, producteurs et gestionnaires de big data, producteurs de serveurs et gestionnaire de clouds, les logiciels et applications mobiles et de réseaux.

- Les créneaux profondément transformés par la digitalisation et dont l'impact est très fortement ressenti à la fois sur l'évolution du modèle économique lui-même que sur les processus de création et de destruction des emplois et de la richesse. C'est un secteur qui ne sera certainement pas touché de façon profonde au vu de son adaptation rapide, mais son potentiel demeure assez conséquent. Il représente 10 à 20 % du PIB mondial, d'où son importance immédiate pour les producteurs de la technologie numérique ou digitale. Nous pouvons y inclure l'audiovisuel et l'industrie du spectacle, l'édition et la presse, le tourisme et les voyages, les finances et les assurances.

- Les niches des économies d'échelle par la digitalisation sont moyennement touchées, mais réalisent des performances significatives en terme d'efficacité et d'efficience grâce au numérique et à la digitalisation de certaines de leurs fonctions. Les fonctions de ces entreprises sont touchées, plus au moins, par la digitalisation sur le plan de l'organisation et le suivi de la production, les systèmes d'information internes et externes, le marketing et la performance commerciale, enfin les RH et la gestion des carrières. Il s'agit là d'un niveau qui est appelé à connaître des développements révolutionnaires au cours des prochaines années de par son poids dans le PIB mondial (+60 %) et les innovations qui y sont réalisées. Il s'agit principalement des administrations et collectivités publiques, des industries à forte composante technologique « chimie et équipements de laboratoires, automobiles et aéronautiques, mécaniques et équipements, de la distribution et de la logistique ».

- Les créneaux marginaux et peu ou pas du tout touchés par la digitalisation concernent des activités où l'utilisation des TIC commencent à peine à se développer et/ou dont les répercussions sont négligeables ou marginales. Il s'agit de créneaux à forte composante humaine et matérielle tels que la pêche, l'agriculture, l'artisanat, les services à la personne, les métiers manuels.

Les facteurs de développement et de pénétration de cette nouvelle économie sont les suivants :

- Primo, le réseautage numérique et digital remplace progressivement les réseaux traditionnels du doing-business et bouscule les modes de fonctionnement des opérateurs de l'économie réelle. Le facteur temps, tel qu'intégré dans toutes les équations micro- et macroéconomiques classiques, constituait une contrainte majeure et un outil angulaire dans la définition de tous les concepts relatifs à la performance économique. Il était source d'asymétrie de l'information, motif de coûts et de surcoûts potentiels et une variable difficilement gérable vu son caractère abstrait et volatile. Le réseautage numérique apporte une solution plus au moins performante que même les institutions savantes n'hésitent pas à qualifier de « temps réel ».

 Le réseautage numérique avec son accélération de la notion de temps, en temps réel, permet dorénavant de mettre en contact directement et sans présences physiques ou matérielles deux ou plusieurs parties. Les innovations et les créations nous donnent un avant-goût des possibilités infinies et extraordinaires que le réseautage numérique et digital pourrait permettre si demain les relations numériques et holographiques sont possibles où seules les « synthèses holographiques » se déplacent et remplacent juridiquement les personnes physiques.

Le réseautage numérique allégerait grandement les structures matérielles des organisations et supprimerait carrément certaines habitudes physiques et matérielles en leur sein. Certaines fonctions de l'entreprise budgétivores en charge seraient purement et simplement supprimées, car leurs raisons d'être deviendraient caduques. Je pense en particulier aux coûts de prospection physiques, de déplacements effectifs et de communication matérielle que la digitalisation remplace totalement avec un meilleur rendement.

Dans certaines conditions et avec un cadre juridique mûrement pensé, il permettrait même une certaine transparence et une vulgarisation beaucoup plus rapide et efficace des notions universelles notamment de libre-échange et de bonnes pratiques économiques. Les bons et mauvais élèves seraient dans ces conditions clairement identifiés sans aucune possibilité de cafouillage.

-Secundo, la digitalisation des notions matérielles et des concepts physiques utilisés dans l'économie réelle se développe également au fur et à mesure du développement et de la progression du réseautage numérique. Non seulement les secteurs tertiaires sont la première vitrine de la réussite et du succès de la digitalisation des activités économiques, mais également les fonctions d'accompagnement des autres secteurs subissent de plein fouet cette transformation digitale massive et n'ont plus le choix que de prendre le train et le virage.

L'intégration progressive de notions et solutions de digitalisation sur les objets physiques et matériels et leur connexion via des réseaux intelligents permet de proposer des services et des produits connexes et accessoires totalement dématérialisés.

Nous constatons également des investissements massifs sur la R&D de produits et de solutions qui combinent automates, connexion, capteurs, GPS et intelligence artificielle afin de pousser encore plus loin la digitalisation des activités humaines. D'ici quelques années, de nombreuses activités de l'économie réelle seront remplacées partiellement ou totalement par des produits et des services totalement dématérialisés et digitalisés.

Des espaces entiers au sein des organisations actuelles seront purement et simplement supprimés pour laisser place à des interfaces digitales et numériques ludiques, intuitives et beaucoup plus transparentes afin de permettre à l'ensemble des partenaires de l'organisation/entité de suivre en temps réel leurs requêtes, de connaître sans obstacle leurs vis-à-vis, et souvent de définir eux-mêmes leurs besoins surtout si le développement de la 3D et des projections holographiques rend les simulations virtuelles d'une réalité et d'une précision inégalée.

-Tertio, la vitesse de progression de l'innovation dans les domaines de l'Intelligence artificielle (IA), de la robotique et des systèmes électroniques autonomes déterminera le degré de pénétration et les possibilités d'usage que l'économie numérique pourrait apporter à l'amélioration des secteurs peu ou pas du tout touchés par ce modèle.

L'intelligence artificielle associée aux solutions proposées par la robotique et les systèmes électroniques autonomes qui sont déjà expérimentés dans certains domaines sensibles (défense, biotechnologies, santé, analyse hybride des données, prévisions, Trade Haute Fréquence) nous promettent que l'économie numérique et la digitalisation des habitudes humaines n'auront pas de limites.

Même la contrainte de mobilité de certains supports matériels et équipements nécessaires a connu des améliorations significatives ces dix dernières années en termes non seulement de capacités de stockage et de performances de calcul, mais également de possibilités et d'options d'application.

Imaginez donc la possibilité des m-conférences, m-officing, m-supervision ou m-trade (m comme mobile) ou des hologrammes et/ou des robots contrôlés à partir d'un smart-device personnel qui remplaceraient les individus et où leurs signatures seraient certifiées par leurs empreintes digitales ou par leur iris qui supervise des ateliers industriels ou assurent des prestations de service aux personnes ou travaillant dans des conditions hostiles aux êtres humains.

À voir les projets tous autant fous les uns que les autres sur lesquels travaillent les grandes et les moins grandes entreprises de l'économie numérique, ces rêves de films de science-fiction d'antan sont devenus des véritables objectifs pour lesquels des plans d'action sont en cours d'exécution.

Hélas, comme toute réalité, même virtuelle et fortement digitalisée, l'économie numérique a bien des contraintes, des bémols, des risques et des conséquences encore incalculables ou non maîtrisées.

Le premier et principal problème de la digitalisation et de l'économie numérique est la sécurité, la sincérité et la garantie du caractère confidentiel des données personnelles et privées qui y circulent et qui y sont stockées. Jusqu'à présent, aucune institution, ni entreprise, ni entité qui utilise directement ou indirectement des produits de la digitalisation n'a été à l'abri des attaques et des vols de données ni exempte de reproches de manipulation malintentionnée des données collectées, stockées ou communiquées. Donc, cette contrainte se pose, non seulement du point de vue des vols de données, mais également de leur protection des regards indélicats et de leur manipulation à des fins illégales ou immorales.

Malgré l'amélioration continue des techniques de protection et de sauvegarde des données de l'économie numérique, cet aspect demeure à mon avis le talon d'Achille de la digitalisation qu'elle est appelée à traiter en multilatéraux sous la supervision d'institutions incluant les autorités ou les organisations internationales multilatérales. La pénétration du numérique dans tous les domaines de la vie quotidienne de l'être humain nécessite, en plus de la sécurité technique, un accompagnement pour une sécurité juridique adéquate et une protection de ses droits fondamentaux afin d'encadrer les éventuels abus.

Le deuxième et non moins important problème de la digitalisation de l'économie, est celui de ses coûts directs et indirects sur le plan humain (emplois, santé et éthique), écologique (effets des ondes radio et électromagnétiques sur le fonctionnement des écosystèmes naturels et animaliers, matières premières et traitement des déchets et consommation énergétique) et enfin le coût d'un black-out total du à un problème d'alimentation en énergie tout simplement, un problème de virus ou malwares perfectionnés ou un problème de vol pur et simple.

En effet, sur le plan humain, rien ne garantit que l'économie numérique apportera des améliorations de l'emploi et qu'elle participera à créer l'équivalent sinon plus d'emplois que ce qu'elle en détruirait. Elle permet certes des gains de productivité, de la dématérialisation et un accès simplifié et direct aux prestations, mais elle entraîne également une destruction massive des emplois humains au profit des facteurs capital et technologie. Sa généralisation pourrait même être à l'origine d'une précarisation définitive des emplois et d'un pouvoir encore plus absolu des facteurs inhumains (machines, technologie et capital) sur les facteurs humains (emplois, relations et valeurs).

Le volet de la santé est également problématique dans ce domaine et n'est toujours pas abordé de façon approfondie et claire. Les lobbies du numérique, tels ceux de la cigarette il y a un siècle, ne souhaitent toujours pas aborder ce sujet avec des arguments scientifiques objectifs. Ils restent toujours dans les généralités et l'ambiguïté sur de nombreux points d'ombre de la digitalisation totale tels que : la relation entre certaines tumeurs ou cancers et les ondes radio et électromagnétiques, la relation entre matériaux et modes de fonctionnement utilisés par le numérique et certaines maladies notamment neurologiques et psychologiques telles que le stress, l'anxiété, l'insomnie, voire même la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson, la relation entre le numérique et la désocialisation de l'être humain et certains fléaux sociétaux.

Le volet éthique est le troisième cheval de Troie que les anti-tout-digital craignent fortement. Il est, déjà par le passé, des scandales et des affaires par lesquels la digitalisation a démontré ses limites face aux exigences de respect de la morale et de l'éthique humaine sur plusieurs aspects, de surcroît, très importants à l'avenir même du modèle économique ciblé.

La manipulation illégale et immorale des données à des fins contraires à l'éthique et aux usages orthodoxes, le non-respect des règles et usages affichés et communiqués aux utilisateurs des services et des produits de la digitalisation, l'utilisation de données personnelles et privées à des fins commerciales sans consentement ni contrepartie, l'espionnage et la surveillance illégale et anticonstitutionnelle par les agences de renseignement civiles, militaires et para-militaires sans aucun contrôle des pouvoirs politiques légitimes sont autant de pratiques qui risquent de rendre la digitalisation un potentiel de dictaturisation des systèmes politiques, d'entorses aux libertés individuelles et collectives et des contraintes à l'application des codes de bonne gouvernance, voire de transparence.

Enfin, le dernier, et tout aussi important, problème auquel cette économie révolutionnaire fait face, concerne les niveaux inquiétants de la concentration des richesses aux mains d'un nombre limité d'entités et d'institutions, ainsi que l'aggravation des disparités socio-économiques et du gap de développement humain entre d'un côté un monde développé et détenteur des clefs et des codes sources de cette économie et de l'autre un monde appauvri humainement et matériellement, maintenu dans une posture d'utilisateur désarmé de ses outils et complètement dépouillé de ses ressources humaines et de ses matières premières sans contrepartie équitable. Les barrières à l'accès aux outils de développement d'une économie numérique en dehors du monde développé, à l'exception de ces quelques mastodontes du digital, sont sources d'inquiétude et un potentiel d'une nouvelle ère d'instabilité et de fléaux sociaux dangereux pour tous.

Nous constatons que les organisations et les institutions publiques et multilatérales d'accompagnement de l'économie numérique ne se développent pas à la même vitesse que le développement du concept lui-même et de son économie. Les États et les collectivités locales peinent partout à suivre, à réglementer et contrôler des phénomènes nouveaux et peu maîtrisés pour eux. Ni les gouvernements ni les organismes de certification, de normalisation ne sont capables aujourd'hui de rivaliser avec les producteurs de la digitalisation et ses maîtres. Les législations et les lois locales et nationales, régionales et/ou internationales, n'arrivent plus à rattraper la volatilité et les innovations du numérique. Un sentiment d'injustice numérique se développe discrètement !!

Ceci peut aggraver des concepts et des fléaux déjà douloureux. Les flux migratoires clandestins se multiplient et deviennent de plus en plus cruels et coûteux. Les trafics de tous genres, notamment grâce au digital et la dématérialisation, se sophistiquent et prennent des formes inédites et deviennent très dangereux pour l'intégrité des personnes et des institutions.

Et l'Algérie dans tout ça ? Sommes-nous conscients des enjeux et des opportunités ? Les risques auxquels nous nous exposons si nous ratons le virage du numérique valent-ils un engagement total et des investissements massifs des institutions publiques et privées algériennes ? Comment mettre à profit ce boom du digital en faveur de nos jeunes et moins jeunes dont le potentiel et l'ingéniosité sont immenses ?

Malheureusement, je ne peux répondre à ces questions !! Mais, je peux affirmer clairement qu'une chose est sûre : la globalisation numérique et digitale ne préservera pas les retardataires qui auront sans aucun doute tort dans tous les sens de l'expression. Le potentiel économique et fiscal du numérique est mésestimé sous nos cieux. Pourtant, d'après les experts de la prospective, notre pays n'est pas si démuni que certains veulent nous le faire croire. Il dispose d'atouts non négligeables : ressources humaines et structure démographique avantageuse, potentiel et réserves de terres rares immense et unique au monde, énergie solaire et proximité géographique de marchés prometteurs et fort rentables et, enfin, un besoin pressant de diversifier son économie !!!

Les perspectives que la révolution du virtuel peut ouvrir à nos étudiants et nos génies, à nos entreprises et nos organisations auront la taille et les conséquences que le numérique aura de par le monde.

Alors, à bon entendeur?. !!

* Economiste et chercheur