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Les délices de l'écriture

par Kamal Guerroua



...Souvent quand je me mets à écrire, j'en arrive à me demander si je n'avais pas déjà rêvé durant mon sommeil de mes notes éparpillées çà et là sur ma table de nuit, dans mon sac ou mon cartable, par terre, au fond d'un tiroir, etc. De mon enthousiasme à évacuer ce qui m'encombre de l'intérieur, à recoller les morceaux d'une dissertation aux idées complexes, à affiner la trame d'une nouvelle exquise. Des sueurs, des fatigues et des rires de joie d'un chasseur de trésor! Quiconque écrit est comme habité par un ver solitaire. Il ne cesse jamais d'y penser à longueur de journée. On dirait qu'il s'est convolé en justes noces avec le parfum de l'encre, du papier. Au détour de chaque mot, il rencontre une douce sensation qui caresse dans le sens de la marche de sa plume.

Cela, me concernant, m'émeut particulièrement à chacune de mes relectures au point de croire que je n'en étais guère l'auteur. Dame inspiration s'invite chez moi, furtivement, avec ses bijoux et ses accoutrements, ses feintes et ses subtilités, sa spontanéité et sa candeur. Elle s'insinue, viole en douceur mon intimité, me frappe la tête et me laisse nu. Seul, face à moi-même, mes délires, mes inquiétudes, mes angoisses, mes questionnements... C'est comme si je suis entré dans un antre, là où ma plume a dû se servir de sa toute-puissance pour m'extirper de la laideur du monde alentour. Ce monde conditionné par la banalité de son quotidien, ses criantes inégalités, la course folle derrière le lucre, la dureté des cœurs, le mensonge, l'égoïsme, l'hypocrisie, la bêtise humaine, etc.

Que doit-on faire quand notre conscience se cogne aux murs glacés d'une société indifférente, lasse d'elle-même, anémique, agonisante? Rien d'autre sans doute que de nous laisser traîner au large par le joyeux tsunami des mots. Ce qui donne l'impression de quelque chose de subversif. De jouissif également.

Tout ce qui est morne, mou et endormi en nous s'éveille soudain et reprend goût à la vie. Cette vie intérieure où les déceptions qui nous agressent de l'extérieur se font roses, les illusions des rêves, les fantasmes des réalités. Avec l'encre humide de la plume, l'idéal n'est pas un caprice mais une évidence qui se détend, se ramollit et s'abandonne à ses aises, humant les premières odeurs vivifiantes du possible.

Des mots, rien que de simples mots. Electrons libres qui ne manquent pas de séduire et de fasciner le goût, l'ouïe, le regard. Fusées qui zèbrent les horizons gris. Etincelles fléchées vers un monde à décrier ; à critiquer. Sinon aussi à enjoliver et à réinventer. Ce désir d'écrire prend selon l'humeur du temps des colorations différentes. Il est tantôt rage et consternation, tantôt gaieté et délectation, rarement un acte de lâcheté. Car écrire est un engagement envers nous-mêmes et les autres, il nous soustrait à la violence de l'injustice et atténue un tant soit peu les dégâts collatéraux provoqués par «l'ordre dégradant de la horde» pour faire mienne l'excellente expression du poète italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) dans ses Ecrits corsaires. Bref, l'écriture tente de faire en sorte que le monde aille moins mal. Elle crée une espèce de corps à corps, voire de «fusion lucide» entre nous et la nature, la vie et les autres.

A peine la quarantaine entamée, le psychothérapeute anglais Vincent Deary a tout liquidé: appartement, cabinet médical, vie londonienne pour consommer un exil dans les landes écossaises. Là où il s'est réfugié dans le giron douillet des mots. En effet, il s'est attelé à la rédaction de son ouvrage «Qu'est-ce qui nous fait vivre?» (How we are?). Quand le brouillard de Londres a gagné les tréfonds de son esprit, Deary a décidé de briser les vitres de la routine, s'aérer et prendre du recul par rapport à cette société du «capital», anesthésiée par les petits calculs et les grands comptes, en quête du changement qu'il aurait défini bien plus tard comme des «nouvelles venues d'ailleurs» (News from elsewhere). Cet ailleurs, lieu mythique s'il en est, où l'être et le paraître de celui qui écrit ou ressent se sont par le plus grand hasard (mais en était-ce bien un en fait?) rencontrés ; confrontés ; frottés ; mélangés l'un à l'autre. Ils se sont même métissés avec une irrépressible vitalité, débouchant sur une union spirituelle. C'est, au demeurant, une joyeuse transition dans le pays de l'imagination féconde, l'amour fluide et la pensée abstraite, là où puissent se réaliser tous les idéaux, les rêves, les aspirations. Un espace en pointillé dont on remplit les vides par l'observation perspicace, avisée, têtue.

La marge ne nourrit-elle pas la curiosité, ce vocable dont l'étymologie signifie en latin «beau»? L'exil est une expérience de raffermissement de soi qui nous fait sortir des brancards de la pensée collective. Certes, il entraîne à bien des imprudences, il n'en demeure pas moins qu'en certains cas une porte de découverte de ce qui est enfoui au plus profond de nous-mêmes. Quelle valeur accorder après tout à nos paroles si elles ne sont pas suivies d'effet? Absolument rien! L'effet, c'est bien sûr le fait de les mettre sur papier, leur donner une chance de voir la lumière, avoir une existence, un souffle, une destinée... un nouveau processus vital à même de libérer l'élan impétueux du cœur, de la sensibilité, de la raison et de la nostalgie...