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Le français est-il une cause de l'échec des étudiants en physique et en mathématiques ?

par Ali Derbala*

« Si en cousant des toiles d'araignée, même avec des fils de soie chatoyante, on ne fait point un tissu solide, la faute n'en est pas à l'artisan. »

Charles-André Julien [1].

Dans l'article [2], il est écrit par son auteure que le docteur Benremdane, spécialiste en science du langage, atteste que « ?nous avons des élèves qui sont de véritables génies en physique ou en maths, qui échouent à l'université parce qu'ils ne maîtrisent pas l'outil de médiation qu'est le français?.». Cette assertion est contestable. Laurent Lafforgue [3] (Co-médaillé Fields de mathématiques en 2002) affirme que c'est dans la mesure où l'école mathématique française reste attachée au français qu'elle conserve son originalité et sa force. Les mathématiciens français peuvent écrire dans leur propre langue sans que cela nuise à la valorisation internationale de leurs travaux. Cette intervention est un avis qui doit éclairer les lecteurs. A l'université scientifique, il est faux de dire que seule la langue française poserait problème aux étudiants qui normalement l'ont étudiée comme seconde langue ou première langue étrangère durant tout leurs parcours éducatifs négligés du primaire, moyen et secondaire. Dans les sciences exactes le français domine et exerce un monopole de fait, alors qu'en sciences humaines et sociales, cette domination est au profit de l'arabe. La mathématique est elle-même une science et un outil de résolution des problèmes dans les autres sciences. Dans les pays développés les mathématiques constituent un des pôles d'excellence de l'université. Les matheux sont destinés aux études longues et sont les plus nombreux à vouloir poursuivre leurs études de doctorat. En effet, l'Université a connu un bouleversement sans précédent dans la pédagogie. Dès 2004, elle a introduit le nouveau système d'attribution des diplômes, le ver LMD dans le fruit de l'Enseignement supérieur.

1. Dilemme kafkaïen de la langue d'instruction à l'université scientifique.

La langue d'instruction d'une science est importante puisqu'elle est son vecteur de communication. Elle est aussi le vecteur de la pensée et sans maîtrise de ce vecteur il devient impossible de structurer sa pensée. C'est aussi simple que cela. Quelle est la (ou les) langue(s) de communication scientifique ? C'est ce mal qui ronge l'université scientifique algérienne. Il est aussi même un «dilemme kafkaïen ». Il s'énonce de la sorte : « Nous recevons des étudiants qui, en français, ne savent ni lire, ni écrire, ni parler, ni compter. Ils sont arabisés. Des enseignants universitaires scientifiques de rang magistral sont à majorité francisant, ils ne maîtrisent ni l'arabe ni l'anglais. De nos jours, l'anglais est la langue universelle de la science. Doit-on obstinément continuer à dispenser à nos étudiants des cours en français qu'ils n'assimilent pas? Doit-on envoyer tous les étudiants et les enseignants algériens pour une année de langue en Angleterre ou aux USA? Doit-on arabiser tous les enseignants francisant? Doivent ils, nos étudiants, faire une année de langue française avant d'entamer le cursus pédagogique? Ils seront considérés comme des étrangers dans un pays d'accueil».

Malgré les articles abondants parus dans les quotidiens nationaux, décrivant ce marasme pédagogique et scientifique, les pouvoirs publics ont fait la sourde oreille et n'ont pas daigné répondre favorablement à la communauté universitaire. Il faut mettre en évidence les limites du monolinguisme (l'arabe) et l'attention nécessaire aux relations entre les langues de production et de diffusion du savoir. La langue d'un pays est une partie intégrante de son patrimoine national, au même titre que son territoire, son emblème, sa géographie, ses paysages, sa culture, son histoire, son pétrole, son gaz et toutes ses ressources. La défendre, c'est défendre l'indépendance nationale. La langue arabe doit être un des supports de l'identité et la spécificité nationale algérienne. Le Maghreb en général et l'Algérie en particulier cultive la langue arabe. Seulement, l'« arabe littéraire » n'est pas la langue que véhicule quotidiennement le peuple algérien. De nos jours, dans la communauté algérienne, généralement polyglotte, ni l'arabe classique, ni le français ne sont des langues de communication. On communique en « algérien » appelé aussi « daridja », un arabe dialectal formé aussi de langue berbère. Le français s'est imposé comme l'instrument de sélection universitaire scientifique. Il représente un handicap lourd pour nos étudiants. Notre faiblesse dans les disciplines scientifiques pourrait être liée au délaissement linguistique de l'anglais. A l'université scientifique, faut-il maintenir, à côté de la communication en français, une communication scientifique en arabe ?

2. L'approche pédagogique

Des étudiants d'origine très modeste ou qui ne sont pas introduits ou qui n'ont pas pu s'inscrire dans d'autres spécialités telles la médecine, pharmacie, dentisterie ou architecture se retrouvent en sciences exactes, échoués ou forcés de s'inscrire en mathématiques. Dans cette spécialité, il faut des étudiants brillants, motivés, qui ont choisi la spécialité. Ils doivent être tous détenteurs du baccalauréat option «mathématiques» ou à défaut des «sciences». La mathématique est devenue une spécialité de «relégation». De nos contacts avec les étudiants de la 1ère année LMD, et de l'analyse de leurs propos, leur inscription était dans le projet de faire de l'informatique mais pas du tout les mathématiques, de la physique ou de loin la chimie. Une proportion importante des étudiants ont assisté aux cours magistraux et reconnaissent qu'ils ont eu des difficultés à suivre à cause de la langue française, du rythme difficile et trop rapide des cours. Les contenus sont jugés trop théoriques et le niveau élevé, surtout pour les bacheliers professionnels. Les étudiants évoquent même leur manque de bases. Certains reconnaissent qu'ils n'ont jamais étudié les mathématiques et la physique. D'autres mettent en avant des problèmes d'ordre pédagogique. Au lycée, ils se sentaient beaucoup plus soutenus. A l'université, ils ressentent qu'il n'y avait pas assez de professeurs pour les aider. La majorité des étudiants préféraient les TD, travaux dirigés, où ils se contentent parfois que d'un rappel succinct du cours qui leur est fait par l'assistant. L'étudiant qui se sent compétent à bien faire ses travaux de mathématiques, qui choisit d'aller en mathématiques, qui est prêt à sacrifier du temps pour réussir ses modules de mathématiques et qui se sent accepté et soutenu par ses enseignants présente une motivation élevée et a toutes les chances de persévérer et d'obtenir sa licence de mathématiques, même s'il ne maîtrise pas le français. Vers la fin des années 70, le problème de la langue d'instruction était dual. Beaucoup d'étudiants maîtrisaient le français, peu d'étudiants étaient récemment arabisés, des classes de seconde des lycées, les coopérants techniques, en général des pays de l'Est et de l'ex-URSS, professeurs de mathématiques, beaucoup parmi eux ne parlaient pas couramment français mais les élèves et les étudiants que nous étions, assimilions et comprenions les mathématiques. Ces professeurs écrivaient tous les énoncés et toutes les démonstrations sur le tableau. Nous sommes même hautement diplômés en mathématiques.

Les Roumains, de langue latine, s'adaptaient mieux au français, langue latine aussi. Les Russes, les Soviétiques et les autres peuples de l'Est, parlaient presque tous le russe, langue qui s'écrit en alphabet cyrillique, éprouvaient quelques difficultés à l'adaptation au français.

3. Y a-t-il encore des génies en physique, en mathématiques, en informatique ou en chimie ?

Ce n'est pas que la langue française qui pose problème. Encore une fois, les études du primaire, du moyen et du secondaire ont été négligées. Un élève, dans au moins une des trois langues usitées, à savoir l'arabe, le français ou l'anglais, doit savoir lire, écrire, parler, compter sinon il ne doit pas être autorisé à passer en classe moyenne. A mon avis, une grande complaisance est faite à l'Education nationale. Les années scolaires rétrécies et les programmes surchargés ont amené le ministère de l'Education, sous la pression des lycéens, à examiner les postulants au baccalauréat sur la base d'un programme mutilé qui fait que les futurs bacheliers atterrissent à l'université handicapés par des connaissances fondamentales censées être acquises au lycée. En physique, beaucoup d'étudiants ne savent pas définir, une force, une masse, un poids, un sens, une direction?notions du niveau de la classe de seconde des lycées. En mathématiques, beaucoup ne connaissent pas les définitions les plus élémentaires telles une fonction, une application, un domaine de définition, un domaine de départ, un ensemble d'arrivée, la construction de l'ensemble des entiers naturels, des entiers relatifs?Des étudiants ne font pas la différence entre la représentation d'un ensemble par des accolades, et d'un vecteur, par des parenthèses. Des étudiants ne savent pas comment détermine-t-on un « vecteur directeur » d'une droite, cours du niveau de la première année secondaire. En chimie, beaucoup d'étudiants ne savent pas définir ce qu'est une molécule, un atome, un électron, un neutron,?En informatique, des étudiants détenteurs d'une licence ne connaissent pas et ne maîtrisent pas un langage de programmation évolué, tel Java, C++?, n'ont jamais appris à utiliser un logiciel de statistiques, de dessin?Certains, les meilleurs étudiants, les plus motivés, les accrocheurs, ceux ayant des capacités intellectuelles moyennes arrivent à fournir les efforts nécessaires à leur réussite.

Conclusion

En mathématiques, si une question est à réponse négative ou infirmative, elle doit être posée sous une forme interrogative. Si sa réponse est affirmative, la question posée doit être du type : vérifier, justifier, montrer ou démontrer que... La mathématique n'est pas une matière horrible. Il est vrai qu'elle se fait avec la tête. Parmi les étudiants, beaucoup ne sont pas animés d'une volonté d'apprendre mais seulement par celle de gagner les modules et les diplômes sans aucune valeur. Il faut imposer aux élèves et étudiants une formation équilibrée dans au moins la langue maternelle et deux langues étrangères. La culture scientifique est partie intégrante de la culture en général. Or la langue est le moyen d'exprimer la culture. Si on considère la culture arabe, la langue arabe en est le vecteur naturel d'expression. Si on décide d'exprimer toute la culture scientifique dans une autre langue que l'arabe, alors la culture arabe en entier va s'étioler faute de produire des contenus scientifiques dans cette langue. Il est donc fondamental de produire et de diffuser les connaissances scientifiques dans chaque langue faute de quoi les cultures associées dépériront. La langue arabe n'a pas encore une place prédominante dans le milieu scientifique. Il faut qu'on travaille, qu'on réfléchisse, qu'on publie des contributions scientifiques en arabe. On doit obliger de ce fait les autres scientifiques, américains et européens, à nous lire. Et en arabe. La prédominance de l'anglais américain dans les sciences et les technologies en a fait que la langue française est en net recul dans le monde. On a besoin de la participation effective des étrangers dans les cursus pédagogique et scientifique. Seuls, entre Algériens, nous avons faibli et nous sommes devenus médiocres. Il nous faut des universités multiethniques, un nouveau personnel scientifique, un nouveau souffle, de l'air frais car on étouffe dans les écoles et les universités.

*Universitaire

Références

Charles-André Julien. Histoire de l'Afrique du Nord. Tunisie ? Algérie-Maroc. De la conquête arabe à 1830. Tome **. Deuxième édition revue et mise à jour par Roger Le Tourneau. SNED. Alger, 1980, p.13.

Fatima Arrab. Farid Benremdane. Docteur en sciences du langage. «Des génies en physique ou en maths échouent à l'université parce qu'ils ne maîtrisent pas le français», El Watan, Actualité, 27/07/2015, p. 07.

Laurent Lafforgue. ? Le français au service des sciences ?, Pour la Science, mars 2005.