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La langue d'enseignement, un débat futile ? Ou la manifestation d'une profonde crise de société ?

par Mourad Benachenhou

La polémique en cours sur l'usage de la langue dite «maternelle» dans les écoles primaires, et dont il faut souligner qu'elle a été lancée par le principal responsable du secteur de l'éducation, a rapidement pris la tournure d'une croisade, dans le sens premier du terme, mettant en question l'appartenance même de l'Algérie à la culture arabo-musulmane.

Islamophobie et «arabophobie» conjuguées

De nombreuses contributions parues dans différents organes de presse, dont certains ne cachent même plus leurs choix idéologiques rejetant toute référence aussi bien à l'islam qu'à la langue et la civilisation arabe, ne sont que de longues diatribes, riches en insultes et pauvres en analyses, ont visiblement pour auteurs des personnes qui se glorifient de leur ignorance, comme de leur parti pris de base et de leurs prises de position a priori, et rejettent ce qui fait l'âme de l'Algérien «d'en bas». Ce n'est pas en déguisant ses vues par des considérations « pseudo-scientifiques », aisément réfutables, et déjà réfutées par d'autres, que certains de ces auteurs, jetant à la poubelle treize siècles d'histoire, peuvent donner le change sur leurs convictions profondes que l'islam comme la langue arabe ne feraient pas partie intégrante de l'âme algérienne !

Cependant, ces contributions, malgré la pauvreté intellectuelle qu'elles manifestent, méritaient d'être publiées et largement lues. En dépit de leur caractère quelque peu délétère et rétrograde, elles arrivent, en effet, à point nommé; elles sont utiles, car elles révèlent le vrai problème dont souffre l'école algérienne depuis l'indépendance payée du sang et des larmes versés -et des souffrances subies- par les Algériennes et les Algériens qui refusaient tant l'assimilation que l'intégration à la société coloniale, et tenaient à ce que leur pays renoue avec sa culture originelle forgée par treize siècles d'histoire.

 Car, faut-il en faire l'observation ? L'écrasante majorité de ces contributions a été faite par des auteurs qui font partie des générations formées par l'école de l'Algérie indépendante. Or, ce que qu'on constate, c'est que pratiquement tous semblent souffrir de lacunes béantes dans leur connaissance de la langue et de la civilisation arabe, de même qu'ils ignorent tout de l'oppression à la fois politique et culturelle dont le peuple algérien a souffert entre 1830 et 1962.

La domination coloniale fondée sur le génocide culturel

Le système colonial est une forme d'esclavage collectif d'un peuple par un autre. Et le maître ne tient pas à ce que l'esclave prenne conscience de son triste sort.

Maintenir le peuple esclave dans l'ignorance et dans la misère à la fois matérielle, morale et intellectuelle garantit au maître de garder son pouvoir et ses privilèges acquis par la violence (voir, entre autres, Yvonne Turin (1971) : Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, écoles, médecins, religion, 1830-1880, Editions Maspero, Paris)

L'histoire est là pour prouver que l'ancienne puissance coloniale a été jusqu'au bout de cette logique de déshumanisation du peuple algérien et ne lui a permis ni de préserver sa langue de civilisation ni d'acquérir, en masse, la langue « coloniale ».         Les autorités coloniales ont mené une politique utilitaire d'éducation des Algériennes et des Algériens, politique visant à créer une étroite élite « indigène » destinée à servir d'auxiliaire à la société coloniale dominante et dominatrice. Le but poursuivi par les concepteurs du système éducatif colonial n'était pas de répandre la civilisation « française, » mais de constituer une classe de lettrés, utilisée exclusivement pour aider au maintien de la masse des Algériennes et Algériens dans le statut « d'indigènes », dont la misère et l'ignorance mêmes servaient à justifier moralement et politiquement le système colonial. Il faut rappeler que tout était fait pour empêcher les quelques Algériens qui, du fait de leurs dons intellectuels innés, ou de leur appartenance à des familles aisées musulmanes, ont pu poursuivre un curriculum d'études complet, d'acquérir les connaissances technologiques qui constituaient la base de la puissance coloniale.

Algérie-Japon, 1832-1962

On doit rappeler ici, car nombre de nos intellectuels l'ignorent, que l'Ecole nationale supérieure industrielle d'Alger -maintenant l'Ecole nationale polytechnique- tout comme l'Ecole nationale supérieure d'agriculture, qui lui faisait face dans le quartier d'El Harrach-Belfort à Alger, étaient interdites aux Algériens, à quelques rares exceptions près, dont le nombre n'a même pas atteint les cinq doigts d'une main.

Alors que le Japon était passé, entre 1869 et 1962, d'une société enfermée sur elle-même, refusant tout contact avec l'étranger, au statut d'une puissance économique, sans abandonner sa langue autrement moins riche que l'arabe à l'origine, et damant le pion sur le plan technologique aux pays qui avaient plusieurs siècles d'avance sur elle dans tous les domaines de l'intellect, l'Algérie, soumise à « l'entreprise colonisatrice » de la France s'est retrouvée, à son indépendance, avec une population, pourtant administrée pendant 132 années par un des pays les plus avancés du monde, à 85 pour cent analphabète; même le dialecte de tous les jours avait été réduit sous le rouleau compresseur de la politique coloniale d'alphabétisation au compte-goutte et à « la tête du client », et de contrôle étroit de l'apprentissage de la langue arabe à un « pataouète » bâtard. Dans ce contexte, le nombre de diplômés algériens des universités était à l'avenant, et se réduisait à quelques centaines. Il est rappelé, à ce point, à ceux qui blâment l'islam pour tout ce qui va mal dans ce pays, que la politique « d'analphabétisme généralisé » menée par l'ancienne puissance coloniale, avait d'autres motivations que la « fidélité aux enseignements du Saint Coran », et que les différences de stade de développement entre l'Algérie et le Japon ne tiennent pas à des différences de religion, mais au fait que l'Algérie a subi le joug colonial, qui l'a soumis aux intérêts d'une métropole étrangère, et que le Japon a pu choisir sa propre voie sans interférence extérieure et c'est là une différence de taille.

Comme l'a si bien rappelé Ha Joon Chang, dans son livre intitulé « Les Mauvais samaritains, le mythe de la liberté du commerce et l'histoire secrète du capitalisme » (Editions Blumsberry, 2008), les Japonais étaient considérés comme paresseux par les observateurs européens du XIXème siècle ! L'étaient-ils vraiment en 1869, lorsque l'ère Meiji a commencé ?

L'important est que leur leadership de ce siècle a pu les conduire vers le progrès sans que les puissances étrangères de l'époque puissent intervenir pour les empêcher de faire évoluer la culture de leur peuple au mieux de ses intérêts.

Indépendance politique et dépendance intellectuelle

L'Algérien, lui, a été conditionné, pendant plus d'un siècle, pour se considérer comme incapable de se prendre en charge. Hélas ! Ce sentiment d'infériorité a été maintenu après l'indépendance par une politique linguistique qui ne pouvait que générer la continuation de la dépendance à la fois intellectuelle et technologique !

La politique d'abrutissement délibéré du peuple algérien, pendant ces 132 années, avait quasiment effacé les liens culturels de ce peuple avec son environnement historique indéniable, et impossible à renier -quelle que soit la haine que certains se portent à eux-mêmes-, sans que ce vide fût remplacé par les valeurs d'efficacité et de progrès qu'étaient censées porter les autorités coloniales et la minorité en provenance des mêmes cieux, si ce n'est de la même aire civilisationnelle.

L'école algérienne, à la libération du joug colonial, s'est donc construite sur la base d'une élite algérienne réduite; il a fallu l'apport tant des ressources humaines en provenance de l'ancienne puissance coloniale, comme des pays avec lesquels l'Algérie, au grand chagrin de ceux qui refusent de reconnaître son histoire, a des liens culturels profonds. On ne peut pas blâmer les autorités gouvernantes à l'époque de l'accès de notre pays à l'indépendance d'avoir misé, pour généraliser l'accès des jeunes à l'enseignement, sur les fameux «coopérants » et sur les « Egyptiens » et autres pour éduquer nos enfants. Il n'y avait simplement pas de substituts autochtones à ces « enseignants importés ». Notre pays n'a pas hérité du système colonial une élite suffisamment abondante pour remplacer, au pied levé, les milliers d'enseignants « coloniaux », qui ont décidé de plier bagage, de leur propre chef, faut-il le rappeler ? Ou pour finalement rétablir le lien avec la culture nationale, qui est, que certains le veuillent ou non, arabo-islamique.

Le velléitarisme linguistique: cause du malaise culturel et civilisationnel

Malheureusement, ce qui a manqué, c'est une approche cohérente à la renaissance de la culture nationale, à travers la généralisation de l'enseignement. Ainsi, l'histoire de la colonisation brutale du pays, comme celle de la lutte de libération nationale, ont été soit occultées, soit présentées de manière tronquée ou biaisée. Les manuels scolaires visant à donner aux enfants les fondements de la vie en société ont été rédigés par des étrangers dont les préoccupations étaient indifférentes à la mission de reconstitution de la Nation algérienne. Le bilinguisme, qui devait servir de fondement à l'éducation généralisée, a été maintes fois remis en cause, faisant alterner des générations totalement arabisées et des générations bilingues, aux horizons intellectuels et linguistiques différents, créant des ruptures culturelles profondes au sein de la société algérienne, un sentiment d'aliénation plus ou moins généralisé et des phénomènes de rejet poussés parfois au fanatisme, des deux côtés du champ linguistique. Ceux qui vivent cette aliénation tentent, évidemment, de s'en débarrasser en embrassant les formes les plus extrêmes du milieu civilisationnel auquel ils adhèrent du fait de la langue qu'ils ont assimilée dans leur scolarité. On aurait pensé que tous ceux qui sont sortis de l'école publique algérienne avaient acquis un minimum de maîtrise linguistique leur permettant d'être à l'aise dans les deux langues d'usage courant en Algérie. Le monolinguisme, dans le contexte historique d'où est née l'Algérie indépendante, ayant été rejeté dès le départ, l'école algérienne se devait de livrer à la société des bilingues, si ce n'est pas parfait, du moins connaissant bien la langue arabe et sa culture, et maîtrisant suffisamment la langue française pour poursuivre des études supérieures dans les domaines où elle continue à être dominante.

L'Algérie, une société à double élite

Aucune société ne peut bien fonctionner avec une double élite, l'une se référant à des valeurs que l'autre rejette ou dispute. Or, voici que cinquante-trois ans après l'indépendance, on retrouve à la tête du département de l'Education un responsable qui semble ne pas correspondre au type de produit que l'on attendait du système d'enseignement public national qu'il a sans aucun doute suivi. Qu'importe le genre auquel appartient ce responsable, qui occupe des fonctions politiques, par définition asexuées, car les problèmes qu'il confronte dans sa fonction ne se définissent pas par leur « sexe » mais par leur spécificité et le type de solution qu'ils dictent. On ne peut pas faire tourner le débat autour de ce point qui distingue les genres les uns des autres. Ce n'est évidemment pas non plus une justification pour éviter de mettre en relief les lacunes culturelles et linguistiques de cette autorité qui, qu'on le veuille ou non, restreignent sa capacité à poser, en parfaite connaissance de cause, les implications strictement pédagogiques du choix linguistique fondamental, conséquence de l'indépendance même. Et que l'on ne fasse pas également référence à la lutte entre « modernistes » symbolisés comme de justes, par ce seul responsable, comme si, pendant plus d'un demi-siècle, l'école algérienne s'était contentée d'apprendre la « fatiha » à nos enfants, d'un côté, et « traditionnalistes » prêts, toujours selon cette caricature, à en découdre avec tous ceux qui tenteraient d'apprendre à ces enfants plus que cette soura, de l'autre ! Car ce serait faire une moquerie d'un sérieux débat qui tourne autour de la récupération de la personnalité nationale, non autour du problème de l'acceptation ou du refus du monde moderne et de ses référents, dont certains sont universels et d'autres varient d'un pays à l'autre, dans le même environnement civilisationnel. On ne peut pas à la fois lui reconnaître une compétence élevée -simple jugement de valeur si on ne l'adosse pas à la détermination du champ de compétence maîtrisé, car une personne pouvant fort bien être, par exemple, compétente en physique, et, à l'instar de Albert Einstein, nulle en comptabilité simple- et passer sous silence que ce haut responsable est loin d'avoir, selon son propre curriculum vitæ, disponible sur Internet, le niveau de maîtrise totale requis dans la langue nationale, ce qui est une lacune sérieuse, si ce n'est irrémédiable, quand on est à la tête du département de l'Education dans un pays se réclamant historiquement de l'arabo-islamisme.

En conclusion

Ce n'est pas en mettant des étiquettes plus ou moins péjoratives sur ceux qui infirment et rejettent ce que notre histoire proclame, et qui prennent la position extrême de vouloir, au nom de la modernité (au fait que veut dire ce terme ?), effacer le passé commun porté dans le sang et le cœur de la majorité absolue des Algériennes et des Algériens.

Que l'on considère le français comme un butin de guerre, ou comme un instrument de la politique de génocide culturel systématique poursuivi par la puissance coloniale pendant 132 années, on ne peut pas à la fois glorifier l'indépendance et, dans la même lancée, omettre de mentionner qu'elle est le résultat d'un choix culturel et civilisationnel commun à tous ceux qui se sont battus pour cette indépendance, et embrassé par tous les dirigeants de la lutte de libération nationale, quelle qu'ait été leur région d'origine, ou la langue parlée par leurs mères.

Finalement, le débat, qui a été ouvert sur le problème linguistique, et que certains veulent réduire à une question d'étiquetage simpliste et simplificateur, a au moins le mérite de rappeler que notre pays a une double élite, chacune avec ses propres référents linguistiques, historiques et civilisationnels, et que c'est là où apparaît avec clarté l'échec de notre système scolaire, supposé mouler des citoyens et des citoyennes se reconnaissant totalement dans les mêmes valeurs et la même langue nationale à partager sans réserves aucunes, mentales ou franchement exprimées.