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Santé : la déflagration d’une bombe à retardement

par Pr Farouk Mohammed Brahim

Prise en charge déplorable des patients, anarchie dans le secteur privé, un temps complémentaire dévoyé, voilà ce qui a fait la une de la presse la semaine dernière, suite à un documentaire sur l’état déplorable de la maternité du CHU de Constantine.

Cela a fait l’effet d’une déflagration d’une bombe à retardement, car l’état de notre système de santé est depuis des années décrié par l’ensemble des citoyens. Des sanctions contre des responsables ou des structures sont tombées, au point qu’un journal titre « Fini l’impunité dans la santé ». Ces sanctions ont été diversement appréciées, allant d’un sentiment de justice à celui de croire à une agitation conjoncturelle de la tutelle. Mais reconnaissons, en toute honnêteté, qu’aucune femme ou qu’aucun homme qui a la charge politique du secteur de santé ne pouvait ne pas réagir sans se faire suspecter de passivité ou de complaisance.

Aussi la réaction de monsieur le Ministre est juste et justifiée, d’autant plus qu’il a à travers la presse coupait court à la polémique sur le secteur privé, la prise en charge des malades et le « temps complémentaire ». D’abord qu’il ne s’agissait nullement « d’une charge » contre le secteur privé qui a toute sa place, puis que la situation de la maternité du CHU de Constantine était « le mauvais exemple ». Enfin avec beaucoup de courage il décide le gel d’un « temps complémentaire » dévoyé. Certains se sont engagés dans la brèche en appelant à la fin pure et simple de la gratuité des soins. Rappelons-nous que lors de la publication du projet portant sur la loi sanitaire des voix se sont élevées contre, l’accusant de porter en lui les signes de la mise à mort de la gratuité des soins. Monsieur le Ministre est monté au créneau pour rappeler à juste titre que celle-ci était un acquis révolutionnaire et que l’on n’y touchera pas.

Cependant cette polémique et les déclarations d’intention des uns et des autres ne peuvent remplacer un débat national serein et responsable sur notre système de santé.

Notre système est en crise et nul ne peut le nier et ce depuis la fin des années 80, et est soumis par les Algériens à de sévères critiques :
- Incapacité à les prendre en charge quand ils sont malades.
- La qualité des prestations faiblit.
- Exclut de plus en plus de citoyens à faible revenu.

Quant au secteur privé, il est décrié, à tort ou à raison, d’être tombé dans le mercantilisme.

C’est l’accumulation de problèmes qui a conduit à une désarticulation progressive du système. Je n’en développerai pas les causes, les quelles sont connues et que j’avais exposées dans une conférence lors d’une journée organisée par le GRAS de l’université d’ORAN, à l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance et laquelle a fait l’objet d’une publication dans « le Quotidien d’Oran ».

Je dirai tout simplement que malgré les difficultés notre système est loin d’être moribond et nos hôpitaux loin d’être des mouroirs. Beaucoup de choses se réalisent et qu’elles auraient à court et moyen termes des effets positifs sur la prise en charge des patients. Ce qui est important à noter c’est que l’on constate que le système de santé depuis deux années est placé parmi les priorités politiques actuelles. L’exemple le plus important est le « plan national cancer » déclaré être priorité nationale et chantier présidentiel.

Par cette contribution je voudrai revenir sur 03 points : le secteur privé, le temps complémentaire et la gratuité des soins. Je donnerai ainsi quelques points d’analyse.

- Le secteur privé : la loi 88-15 du 03 mai 88 et du décret 88-204 du 18 octobre 88 vont ouvrir le secteur de santé aux privés, dans le cadre des activités d’exploration et de chirurgie. En vingt ans l’essor du secteur privé a été considérable. Cependant d’emblée il va entrer dans une logique commerciale, privilégiant comme dans d’autres secteurs commerciaux le gain rapide et facile, au lieu de se considérer comme des structures privées d’utilité publique.

Ainsi son installation va se faire d’une manière anarchique privilégiant les régions du Nord, à forte concentration de population, et dans des spécialités lucratives. Même quand une clinique ouvre dans une spécialité précise, élargit très vite son activité à d’autres spécialités. Ainsi dans les faits le secteur privé a tiré sa force, en dehors de sa puissance financière, des carences et faiblesses du secteur public, et les compétences de celui-ci qui exercent dans le cadre « du temps complémentaire ».

Ainsi le secteur privé n’a été saisi ni en terme d’objectifs, ni en terme de programmation, ni en terme d’évaluation et contrôle.

Mais il faut souligner avec force que le secteur privé a toute sa place dans notre système de santé. C’est avec satisfaction que l’on apprend la réalisation d’un hôpital privé. Le privé doit être inclus dans un système cohérent, en complémentarité avec le secteur public et pourquoi pas dans le cadre d’une carte sanitaire. En évoquant ce dernier point, il ne s’agit nullement d’étatiser ce secteur, mais d’éviter sa grande concentration dans des régions précises.

Dans l’économie de marché la concurrence peut être féroce, et la concentration de cliniques dans un même secteur peut engendrer une course effrénée à la rentabilité, et par là même une dérive dangereuse pour la prise en charge des malades. Je terminerai par une mise au point. Un professeur de médecine dans la presse a souligné que le secteur privé réalisait 70% des actes. Quelle est la source de ce chiffre ? Je ne peux qu’être sceptique quand on sait que pour l’année 2014, le seul CHU d’Oran a enregistré 103 503 admissions et réalisé 20 277 actes opératoires.

- Le temps complémentaire a été une fausse solution à un vrai problème, celui des salaires des médecins de santé publique et particulièrement des hospitalo-universitaires, qui étaient les plus bas du Maghreb, mais depuis ils ont été multipliés par cinq. En permettant aux praticiens du public d’exercer dans le privé, dans certaines conditions, l’on a contribué à désorganiser un peu plus les hôpitaux. Car le « temps complémentaire » n’a en fait profité qu’à certains spécialistes, et est devenu quotidien pour certains. L’appât du gain a généré certaines pratiques portant préjudices à la moralité de la corporation. Pour une infime partie, ces pratiques devenaient malheureusement de la concussion.

Mon opinion personnelle est que l’on doit mettre fin au temps complémentaire. L’on ne peut avoir un pied dans le public et l’autre dans le privé sans qu’il y est, tout au moins, une suspicion de conflits d’intérêts. Son remplacement, comme le préconisent certains, par l’octroi de lits privés dans le service, n’est pas sans risques de dépasser les quotas requis. Ainsi réfléchissons à un système qui permet la mise en exergue de la valeur du travail. Dans un système de soins organisé, où chaque professionnel est soumis à un cahier de charges, le temps complémentaire peut être défini autrement. Il s’agirait de primes pour les professionnels qui réaliseraient plus que les prévisions du cahier de charges, dans la structure où ils exercent.

- La gratuité des soins, avec laquelle on peut être d’accord ou non au plan idéologique, a été instituée par la loi N° 73-65 du 26 décembre 1973. Certains avancent que du fait que la caisse de sécurité sociale participe au financement de la santé, la médecine n’a jamais été gratuite, omettant ainsi le fait que le malade recevait gratuitement les soins. D’autres accusent tout simplement la gratuité des soins d’être à l’origine des problèmes du système de santé. Ils la mettent en cause dans les difficultés d’accès aux soins, plutôt que le dysfonctionnement du système.
Enfin on avance qu’elle ne profite qu’aux riches qui ont leurs entrées dans les hôpitaux. Pensent-on sérieusement que les 103 000 admissions en 2014 au CHUO ont tous leur entrée auprès des services ?

La gratuité des soins entre dans le cadre des traditions de solidarité de notre société, mais aussi de l’engagement politique de la déclaration du 01er Novembre 1954, à édifier « un Etat démocratique et social ». C’est ainsi que l’on a opté dans le domaine de la santé pour « une approche sociétale large dans laquelle les patients et l’utilité pour le système de santé figurent au premier plan ».

Toutefois il est vrai qu’aucun pays dans le monde, même les plus nantis, ne peut assurer « une couverture médicale universelle » à l’ensemble de ses citoyens. La solution proposée de faire bénéficier seulement « les indigents » est difficile à mettre en pratique dans une société déstructurée où les activités informelles ont pris le pas sur les formelles.

Ainsi la gratuité des soins entre dans le cadre d’un projet d’une société équitable. Il faut la repenser et trouver son financement. Ainsi est-il nécessaire de rechercher d’autres sources de financement de la santé que celles existantes, mais surtout de développer l’efficience et mettre fin aux gaspillages par une utilisation rationnelle des ressources financières, humaines et matériels afin d’optimiser au maximum l’équité et la gratuité des soins.

Ce sont là quelques points de réflexions personnelles, lesquelles ne pourront jamais remplacer une réflexion collective. C’est pour cela qu’un débat national sur notre système de santé est appelé de tous nos vœux. La santé est un des facteurs essentiels de la cohésion sociale. C’est par les débats que les nations résolvent leurs problèmes et évoluent.