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De la langue nationale et des langues maternelles

par Mourad Benachenhou

«Crazatou tomobil wa ramsouh morçoat morçoat belkuillera» Même si elle est ignorée, l'histoire linguistique de notre pays informe nos propres débats actuels sur ce sujet, ô combien délicat, si ce n'est périlleux à ouvrir ou, plus encore, à y contribuer.

LE DEBAT LINGUISTIQUE ENCORE OUVERT PLUS DE CINQUANTE ANNEES APRES L'INDEPENDANCE!

On ne peut s'y attaquer qu'avec beaucoup d'appréhension, car il se transforme rapidement en échanges d'arguments plus passionnels que factuels, c'est à dire faisant référence à des faits et des données tirés de l'histoire de notre pays, qu'il est pourtant indispensable de rappeler, même si c'est sous forme de questions, en espérant que des chercheurs, qu'ils soient seulement poussés par leur soif de connaître, ou qu'ils aient un agenda politique ou culturel caché, en donnent des réponses informées. Il faut reconnaître que s'il y a un domaine où la confusion, délibérément entretenue par les uns et les autres, règne depuis l'Indépendance, c'est bien celui de la politique linguistique et de ses tenants et aboutissants, comme de ses ressorts et motivations cachées ou obscurs.

LE DEBAT SUR LA LANGUE NE PEUT SE REDUIRE A DES ARGUMENTS DE PRAGMATISME

Tous les argumentaires utilisés font croire qu'il s'agirait essentiellement de savoir si l'Algérie choisirait le modernisme, c'est-à-dire la langue de l'ancien colonisateur, ou se rétrograderait en choisissant de se recroqueviller sur elle-même, en tentant d'en revenir à ses racines linguistiques, culturelles et religieuses héritées des temps passés, et en embrassant l'arabe comme langue unique couvrant tous les aspects de la vie en commun.

Mais, qu'on le veuille ou non, une langue, quelle que soit son utilité pratique, ne peut se limiter à être seulement perçue et analysée sous cet angle. Elle est une des dimensions de l'individualité dans la collectivité. Si ce n'était pas le cas, qu'est ce qui empêcherait le monde entier d'adopter l'anglais comme unique langue, car c'est en elle que s'exprime au plus degré la constante recherche de la nouveauté technologique? Pourquoi apprendre sa langue nationale si, finalement, on a seulement besoin de l'anglais pour vivre «moderne?»

On ne trouverait pas beaucoup de monde, même parmi les locuteurs de langues peu répandues, comme le norvégien, l'arménien, le géorgien, le finnois, le danois, le basque, qui seraient disposés à tout faire pour que leur langue disparaisse au profit exclusif de l'anglais.

Sans être un grand spécialiste des mouvements de foule, il serait fort à parier que tout politicien locuteur d'une de ces langues, défendant la disparition totale de sa langue au profit de l'anglais, ne serait pas reçu avec des fleurs, au contraire!

Pourquoi, donc, quand il s'agit de la politique linguistique dans notre pays, porte-t-on exclusivement le débat sur ses aspects pratiques, en omettant le fait que la langue est l'expression du génie d'un peuple, et de son âme, et qu'elle ne peut être perdue qu'au détriment de l'existence même de ce peuple?

Dépasser les drames de son histoire n'est pas tâche facile; et la forme de colonisation que le peuple algérien a subie constitue un drame qu'on n'a malheureusement pas encore dépassé. Mais omettre de mentionner ce drame en la langue que l'on maîtrise le mieux n'est pas la solution.

LA LANGUE FRANÇAISE, UN BUTIN EMPOISONNE

Car le système colonial nous a laissé une langue qui est un butin, certes, mais un butin empoisonné que nos politiques n'ont pas été capables de gérer, contrairement à d'autres ex-pays colonisés, comme l'Ethiopie, le Vietnam, l'Indonésie, les deux Corée qui, une fois leur indépendance reconquise, ont délibérément, en acceptant les conséquences négatives de leurs décisions, supprimé la langue du colonisateur, si pratique qu'elle fût, si porteuse de science et d'ouverture sur la modernité qu'elle ait apparu, et ont reconstruit leur identité linguistique à partir littéralement de zéro, car leurs langues n'ont pas la profondeur linguistique et civilisationnelle de l'arabe, une des langues universelles, faut-il le rappeler ici?

L'HISTOIRE LINGUISTIQUE DE L'ALGERIE EN QUELQUES QUESTIONS

Il faut, cependant, reconnaître qu'un retour rapide sur l'histoire linguistique de notre pays aboutit à la conclusion que les peuples amazigh n'ont pas fait preuve de beaucoup d'enthousiasme à forger une langue commune écrite, ayant son alphabet particulier accepté par tous ses locuteurs, et une production littéraire abondante et diversifiée ainsi qu'un effort de collecte lexicographique puissant trouvant son expression dans une multitude de dictionnaires. C'est l'un des grands mystères de notre histoire passée que tous nos leaders n'ont jamais cru utile de formaliser et d'unifier l'amazigh, bien que ses locuteurs aient eu, pendant des millénaires un monopole linguistique exclusif de l'Atlantique à l'oasis de Siwa, à la frontière entre la Libye antique et l'Egypte pharaonique. Même l'adoption des caractères tifinagh, sans doute à compter du 5ème siècle avant l'ère commune, inspirés de l'écriture phénicienne, n'a pas donné lieu à éclosion d'une langue écrite développée. Leur utilisation a été quasi exclusivement réservée, dans l'antiquité, aux monuments funéraires et exclusivement dans l'est du Maghreb. Leur maintien, d'abord étudié par le général Adolphe Hanoteau,(1814-1897) auteur de «l' Essai de grammaire de la langue tamachek»(1860), a survécu dans le sud du pays. Leur popularisation moderne vient plus du dictionnaire Tamachek-Français (1951-1952, Imprimerie nationale, Paris) du Père Eugène de Foucauld (1858-1916), que d'un effort indigène, alors que les Amazigh du nord de l'Afrique avaient adopté les caractères arabes, qu'ils fussent de l'Atlas marocain, du Djudjura ou du sud de l'Algérie. Ce sont là des faits historiques incontestables, qui ne peuvent ni être récusés ni changés et qui pèsent dans le débat actuel, bien qu'ils donnent lieu à de multiples falsifications.

VOICI LES QUESTIONS QUI POURRAIENT OUVRIR A DEBAT ILLUMINANT L'ACTUELLE DISCUSSION SUR LE SUJET

Pourquoi Massinissa, lorsqu'il réussit, avec l'aide de Rome, à battre Syphax, son adversaire du royaume occidental des Massaesyles, et à unifier politiquement la Numidie, en y ajoutant une partie de la Libye moderne, a-t-il choisi d'encourager l'usage de la langue grecque dans son royaume au lieu de pousser à la création d'une langue amazighe écrite et unifiée? Pourquoi Apulée, qui parlait et écrivait couramment le latin et le grec, mais maîtrisait également l'amazigh, sa langue maternelle, a-t-il tenu à écrire son roman «L'Ane d'Or,» en latin? Pourquoi Juba II, client de Rome et roi de la Maurétanie césarienne, a-t-il rédigé ses ouvrages de philosophie et d'histoire en grec, plutôt qu'en amazigh? Pourquoi la foule d'apologistes du christianisme, qui ont fleuri dans notre pays entre le 3ème et 4ème siècle de l'ère commune ont-ils tous choisi le latin pour marquer le choix de la nouvelle religion en opposition à la domination romaine? Pourquoi Augustin, saint selon les critères de la religion chrétienne, a-t-il tenu à mettre sur tablettes de cire son interprétation du christianisme en latin, alors que deux autres langues étaient largement répandues dans l'est de ce qui est actuellement l'Algérie, le punique et l'amazigh? Pourquoi finalement les royaumes berbères qui se sont succédés au Maghreb à partir du second Idrissite,- dont la langue maternelle était le dialecte amazigh de la montagne de Zerhoun- jusqu'à la création de la régence d'Alger, ont-ils élu d'imposer la langue arabe à des populations dont le berbère était autrement plus pur que les dialectes berbères encore vivants dans nos quatre pays maghrébins?

L'ARABE DIFFUSE ET IMPOSE PAR DES ROYAUMES BERBERES

Certes, il existe des manuscrits en langue berbère, écrit en caractères arabes, et non en tifinagh, qui datent de cette période s'étendant du 7ème au 16ème siècle, sans compter les kanouns des villages du Djudjura. Mais il ne semble pas qu'il y ait jamais eu ni tentative de la part des pouvoirs politiques, et jusqu'à l'invasion de l'Algérie en 1830, de mener une politique systématique de suppression ou de répression de l'amazigh et d'imposition par la force de la langue arabe. Celle-ci, d'abord apprise à travers la mémorisation du Saint Coran, a donné peu à peu l'arabe dialectal «maghrebin,» dont les différents dialectes algériens constituent des branches. Nulle tentative n'a été faite au cours de ces quelque 1300 années depuis l'arrivée de l'Islam au Maghreb, ni d'éliminer l'amazigh, ni de formaliser les différents dialectes entre lesquels il se divise, selon les orientalistes, dont René Basset, qui a passé sa vie à les étudier- et dont les travaux continuent, même si certains omettent de les citer, à servir de référence tant ils sont exhaustifs dans leur tentative de saisir toute la diversité des dialectes amazigh- en une langue écrite unique.

L'ARABE DIALECTAL N'A PAS D'EXISTENCE LINGUISTIQUE ECRITE VIGOUREUSE ET PROFONDE

De plus, même l'arabe dialectal n'a jamais été construit en une langue écrite, quoi qu'elle ait donné lieu à une riche littérature orale. Elle n'a eu ni son Sibawayh (757-796), ni son Khalil ibn Ahmad al Faraidi (718-791), auteur du premier dictionnaire de la langue arabe, ni son Ibn Mandhour (1233-1312), le célèbre lexicographe auteur du monumental «Lissan al Arab,» qui ferait pâlir de jalousie tous les «Littré» du monde tellement il est complet, ni son Abou Kacem el Hariri (1054-1122),auteur des fameuses Maqamat, qui n'ont perdu ni de leur jeunesse, ni de leur actualité sociale ou linguistique, ni son Maçoudi, (mort vers 956) célèbre auteur des «Prairies d'Or» qui continue à être une référence pour l'histoire du peuple russe et des peuples du Caucase, ni son Abderrahmane Ibn Khaldoun, ni des milliers d'autres auteurs arabes, ni évidemment son Al Biruni (973-1048), qui estimait que seule la langue arabe était capable d'exprimer clairement les idées scientifiques, et qui, de langue maternelle turque, maîtrisant parfaitement le persan, a choisi d'écrire ses ouvrages les plus importants «Les calendriers des siècles antiques,» et « de l'Inde,» en langue arabe. On ne cite pas délibérément les milliers d'auteurs arabes contemporains qui ont renouvelé, enrichi et maintenu jusqu'à présent, en dépit de tous les problèmes que connurent et connaissent leurs pays de naissance, la richesse de la langue arabe, et dont même l'existence est volontairement ignorée d'une grande partie de l'élite culturelle de ce pays, bien qu'ils contribuent à l'enrichissement du patrimoine mondial et qu'ils soient traduits en de multiples langues «modernes.»

Une langue écrite ne se crée par en quelques jours, ou en quelques mois, ou même en quelques années. C'est un long et pénible processus qui prend des générations entières de génies et d'hommes de lettres talentueux. On ne crée pas une langue écrite par décret ou même par clause constitutionnelle.

Et ce n'est pas parce qu'on officialise un groupe de dialectes sans profondeur linguistique du fait du choix de leurs propres locuteurs depuis des millénaires, que brusquement on va les faire accéder à un statut de langues de civilisations. Qu'on le veuille ou non, l'arabe «classique» a, sur les différents dialectes quelque 1300 années d'avance.

ON PEUT IGNORER LA LANGUE ARABE, MAIS ON NE PEUT PAS NIER SA RICHESSE NI SON IMPOSANTE VALEUR CIVILISATIONNELLE

Ni même qu'elle fait partie intégrante du patrimoine culturel historique algérien, librement embrassé par les Algériens à travers les siècles, contrairement à la langue française qui, quels que soient les avantages que donne sa maîtrise, a été violemment forcée dans les esprits de notre peuple.

L'ignorance de la langue arabe, de la civilisation qu'elle continue à porter, imbue ou non de religion- et il est à remarquer qu'elle est également la langue des chrétiens du Moyen-Orient depuis toujours, et dont certains, aux noms connus, n'ont pas peu contribué à sa renaissance moderne- n'est évidemment pas une vertu dont les détenteurs pourraient se vanter.

Etre monolingue francophone par choix est un handicap dans un pays de civilisation arabo-musulmane. Les titres universitaires que l'on peut avoir acquis, les responsabilités politiques dont on peut se prévaloir, n'effacent pas les lacunes qu'on peut avoir dans sa culture, du fait qu'on a délibérément choisi d'ignorer ou de mépriser, sous couvert de refus de la religion dans la place publique, une composante intégrale de l'histoire culturelle du pays, et de son histoire tout court.

LA VIOLENCE CULTURELLE COLONIALE A DEGRADE LE CAPITAL LINGUISTIQUE NATIONAL

L'Algérie a eu le grand malheur d'avoir été colonisée par un pays qui a construit son unité politique nationale sur la suppression systématique et parfois violente de toutes les langues dont la seule existence portait préjudice au pouvoir central, et l'imposition de la langue de la Cour, née dans la région de Paris, à toutes les populations. Le peuple algérien et ses langues et dialectes, arabe dialectal comme amazigh, ont été les victimes d'une politique de nivellement linguistique au profit de la langue française, politique qui s'est poursuivie, paradoxalement, à grande allure, une fois l'indépendance acquise. Cette situation a créé un malaise linguistique, et a donné lieu à la création d'un «sabir,» qui n'a rien d'une langue, mais qui traduit une égale absence de maîtrise des langues en mixture dont il prend ses éléments lexicaux.

A cette dégradation de la situation linguistique dans le pays, s'ajoute une ignorance, chez une bonne partie de l'élite du pays, non seulement de l'histoire des langues dans notre pays, rappelée par quelques questions en chapeau de cette contribution, mais également de l'histoire linguistique de la France qui, comme d'autres nations modernes, a imposé, à travers un système de scolarisation adopté à compter du 19ème siècle, une langue «nationale,» à partir d'un dialecte local développé peu à peu en langue écrite et étendu par le pouvoir central à tout le pays.

LE FRANÇAIS N'EST PAS UNE LANGUE MATERNELLE ORIGINELLE, MEME EN FRANCE

Le français n'est pas la langue maternelle de tous les Français. C'est la langue officielle imposée, d'abord de manière plus ou moins subtile, comme seule langue de pouvoir, dans laquelle devait s'exprimer toute personne voulant jouer un rôle politique et être proche de la Cour royale. Puis, à partir de la Révolution, elle a été choisie comme langue unique de scolarisation, dont l'objectif, comme l'a écrit le célèbre ethnologue français Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage «Tristes Tropiques,» était de donner à l'armée française des conscrits pouvant comprendre les ordres de leurs supérieurs. Et, pourtant, il existait dans «l'Hexagone» à l'époque, quelque dix langues maternelles, outre le français : le breton, le basque, l'alsacien, le flamand, le languedocien, le catalan, le corse, l'italien niçois, le savoyard, sans compter les multiples dialectes «maternels,» comme le marseillais, pour lequel il existe même un dictionnaire! Le français est devenu langue maternelle des Français parce que la scolarisation s'est faite dans cette langue, et rien de plus.

LA LANGUE NATIONALE ITALIENNE, UNE LANGUE DIFFUSEE PAR LA SCOLARISATION

Le même phénomène de suppression des langues et dialectes locaux s'est constaté en Italie. Voici ce qu'en dit un expert français, Christian Bec, professeur émérite à l'université de Paris IV Sorbonne, membre de l'Accademia dei Lincei et de l'Académie de Savoie (article « La langue italienne, de l'Unité à nos jours» site internet Clio)

«Avant l'Unité, il n'existe en effet aucune langue commune aux pays italiens. Puis, vers 1910, malgré l'introduction officielle de la langue italienne dans toutes les régions du pays, l'on constate la persistance des dialectes dans les classes populaires, qui continuent même à penser en dialecte. Troisième étape, après la Seconde Guerre mondiale, vers 1945, l'on observe la diffusion de la langue italienne parlée dans toutes les régions et les groupes sociaux du pays. Vers 1965, nous assistons à l'émergence d'une langue italienne standard sans doute produite et imposée par le nord et ses technocrates...Cette évolution extraordinaire a permis à la langue italienne, qui n'existait pas comme langue nationale, d'atteindre ce statut en moins d'un siècle et de connaître ensuite les mêmes périls que les anciennes langues et cultures européennes.»

Il se pose la question suivante et y donne une réponse claire et appuyée par des statistiques: « 1860 : quel est le nombre des italophones ? Selon les calculs d'un spécialiste, W. De Mauro, les Italiens italophones sont, à l'aurore de l'Unité, au nombre d'environ 600.000 : 400.000 Toscans, 70.000 Romains alphabétisés et 150.000 autres Italiens ayant fréquenté l'école moyenne, soit 2,60 % de la population.»

TOUTES LES LANGUES NATIONALES, DES CHOIX POLITIQUES ET NON DES LANGUES MATERNELLES

L'histoire des langues «nationales,» des différents pays européens pourrait permettre d'aboutir à la même conclusion: les langues parlées actuellement dans tous ces pays ont été diffusées à travers toutes leurs populations par le système de scolarisation, qui a imposé un dialecte écrit au détriment d'autres tout aussi vivants. Il n'y a pas un pays moderne dont la langue nationale n'a pas été d'abord la langue de scolarisation imposée à des enfants dont la langue maternelle, si proche fût-elle de cette langue «nationale,» est tombée peu à peu en désuétude dans la pratique linguistique courante au profit de cette langue d'enseignement.

LES ALGERIENS, DES APATRIDES LINGUISTIQUES

C'est l'un des grands drames du système de scolarisation algérien d'avoir créée des générations entières «d'apatrides linguistiques,» qui ne sont pas tout à fait à l'aise dans cette langue apprise sur les bancs de l'école , des lycées, puis des universités, qu'est le français, et dans la langue maternelle, plus proche de l'arabe que du français, (à noter que l'amazigh est, de l'avis de tous le spécialistes, une langue sémitique comme l'arabe, et donc n'appartenant pas au groupe des langues aryennes, dont évidemment le latin d'où le français tire la grosse majorité de son lexique et de ses formes verbales).

EN CONCLUSION

Parler de langue maternelle ne veut rien dire dans ce contexte linguistique confus dans lequel se débattent quotidiennement et pratiquement à tous instants les Algériens. Va-t-on réapprendre aux Tlemcéniens l'authentique et beau dialecte arabe de Tlemcen, tel que décrit par un des anciens directeurs de la medersa de Tlemcen, William Marçais (1872-1956)? Va-t-on utiliser son manuel du dialecte arabe de Takroura pour initier à la lecture les enfants de la région de la Calle? Les locuteurs des Ouled Sid Echikh qui dominent la région sud-ouest du pays, vont-ils apprendre les poèmes célèbres de la région en guise de culture littéraire exclusive ? Les Beni Snouss seront-ils alphabétisés avec le fameux recueil de contes berbères, écrit en caractères arabes, et recueillis par René Basset (1855-1924)? Doit-on refuser de parler d'Ibn Khaldoun (1332-1406), de El Maqqari (1578-1832) sous prétexte qu'ils ont écrit en arabe classique? etc. etc.

En ouvrant cette boite de Pandore linguistique, sous couvert de conformité aux «études d'experts,» et aux «recommandations» de l'UNESCO, ne crée-t-on pas encore plus de confusion dans la situation déjà quelque peu confuse que connaît le pays, parmi d'autres problèmes tout aussi pressants?

Y a-t-il finalement, chez certains «technocrates,» poussés aux premières loges du pouvoir politique, non seulement un manque de sens politique, qui les fait ouvrir des débats dont ils ne maîtrisent pas toutes les données, mais également une absence de culture générale, ou une culture générale limitée à certains domaines, qui les rend incapables de dépasser leur «expertise,» et de la placer dans le contexte socioculturel et linguistique qu'ils sont pourtant chargés de transformer au mieux des intérêts de ce peuple?

Quant à ceux qui tiennent à tout prix à transformer un débat sur un problème aussi sérieux que l'avenir linguistique du peuple algérien, en un conflit entre «islamo-conservateurs» favorables à l'arabisation, et «partisans de la laïcité et du modernisme purs et durs,» qui veulent simplement supprimer 1300 années d'histoire de ce peuple, on ne peut que mettre le blâme du simplisme dont ils font preuve, sur le système d'enseignement qui les a formés. Ils ne sont en quelque sorte pas responsables de ce qu'ils disent.

Ce délicat débat, maladroitement ouvert, confusément géré, -et trop complexe pour être soulevé et pris en charge par une seule personne, si brillante soit-elle- sur la langue de scolarisation n'est-il, finalement, rien d'autre qu'un de ces multiples indices qu'il manque un capitaine au gouvernail du bateau Algérie?