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Je me souviens

par Brahim Snouci

Il y a quelques années, en voyage au Québec, j'ai été surpris de la répétition à l'infini d'une formule énigmatique sur les frontons des bâtiments officiels et sur les plaques d'immatriculation de tous les véhicules : « Je me souviens ». L'apparente simplicité de cette phrase a pourtant donné lieu à une foule de questions. De quoi appelait-elle à se souvenir, de quelles meurtrissures, de quelles pages de fierté ? Personne n'en savait rien. Un consensus a fini par s'établir. Il tient dans la formule d'un certain Marquis de Lorne, dont la devise était: «Ne obliviscaris «(Gardez-vous d'oublier). Le message, en somme, était de conserver le souvenir du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, du passé et de ses gloires.

Les pays développés se caractérisent par la tension vers le futur. Ils sont le siège d'innombrables think tanks qui rivalisent d'imagination pour tracer les lignes prévisibles de l'avenir, établir les contours probables du monde de demain. Là est le secret de leur réussite, vous direz-vous. Il y a un domaine dans lequel ils déploient encore davantage d'énergie, encore plus de moyens, sur lequel ils tiennent à garder la haute main, c'est celui de la mémoire et de l'Histoire.

Les Etats-Unis en sont l'illustration la plus aboutie. Ils ont réussi à faire passer ce qui restera sans doute comme le plus grand massacre de l'Histoire pour un geste héroïque. Ils l'ont si bien fait que les spectateurs du monde applaudissent aux « exploits » des cow-boys, aux charges de la cavalerie et à la débandade des Indiens « sauvages ». Les dirigeants des Etats-Unis savent que le capital symbolique dont ils continuent de disposer au-delà de leurs frontières tient au souffle épique de la légende qu'ils ont si bien vendue. Souvenons-nous de la dernière réplique célèbre de « L'homme qui tua Liberty Valance » : Aux Etats-Unis, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. Ailleurs, en Occident, la profondeur historique dispense de la création de mensonges ex nihilo. L'histoire y est enseignée comme une matière de première importance. Quel Français moyen ignore que la bataille de Marignan a eu lieu en 1515, que le bon roi Saint-Louis rendait la justice sous un chêne? Quel Anglais moyen ignore encore la date de la bataille de Hastings, l'emplacement du site de Stonehenge ou les mésaventures de Thomas Beckett, archevêque de Canterbury ? Mais l'Histoire est aussi instrumentalisée au bénéfice d'une entreprise de prédation internationale.

Ainsi, on a vendu aux opinions publiques occidentales l'idée d'apporter la « civilisation » à des peuplades sauvages pour justifier la colonisation. Le même argument sert encore quand il s'agit de l'expédition en Irak, en Libye ou en Afrique. Richard « Cœur de lion » est décrit comme un roi magnanime, à rebours du barbare Saladin, alors que la réalité est exactement à l'inverse de cette représentation. Tout cela montre l'importance pour une nation qui aspire à se pérenniser et à jouer dans la cour des grands, de produire un roman national dans lequel les citoyens peuvent puiser des raisons de développer leur self-esteem. Si ce récit n'existe pas, ou s'il est perçu comme une construction mensongère et qu'il est donc frappé de discrédit, le pays est promis au sous-développement, voire à une disparition programmée.

Il ne semble pas qu'en Algérie on ait pris la mesure de ce danger. Bien au contraire, on assiste à un détricotage silencieux du sentiment national et à la montée des périls sur l'unité du pays, sous le regard absent d'un gouvernement impuissant. On aurait tort d'imputer cet état de choses à la très réelle crise économique qui obscurcit l'horizon. Cette crise économique est née de notre incapacité à élaborer une stratégie susceptible de nous libérer de la dépendance à la rente pétrolière. Aucune des versions du Pouvoir qui se sont succédé depuis l'indépendance n'a réussi (à supposer qu'elle l'ait tenté) à construire ce récit consensuel susceptible de rassembler les Algériens autour de l'ardente obligation de donner corps à un authentique projet de développement exprimant l'unité et la diversité de notre peuple. Après 53 ans d'indépendance, nous en sommes encore aux guerres linguistiques, religieuses. Nous en sommes encore au rituel des noyades de nos jeunes fuyant leur pays, faute de perspectives d'avenir dans leur patrie. Nous en sommes encore au sinistre décompte des milliards de dollars alimentant la noria d'une corruption vorace qui ne se donne même plus la peine de se cacher. Nous en sommes encore au spectacle de la misère morale qui imprègne nos villes.

L'Algérie souffre d'une dépression profonde que traduit la morne litanie quotidienne du « tout va mal ». La seule solution pour en sortir est le retour d'une certaine estime de soi qui ne peut se fonder que sur des éléments positifs de notre mémoire.

C'EST SUR CE CHANTIER QUE LE COMBAT DOIT SE MENER?

Il est loin d'être gagné. Dans ces mêmes colonnes, j'évoquais en mai dernier l'initiative d'un groupe d'Algériens (dont je suis), venant de divers horizons, pour créer une Académie de la mémoire algérienne. Des obstacles administratifs ont empêché la délivrance de l'agrément du ministère de l'Intérieur. Levés dans un premier temps, ces obstacles ont ressurgi et l'Académie n'est toujours pas libre de se déployer.

De grâce, cessez de vous opposer aux bonnes volontés qui n'ont pour seule ambition que de réconcilier l'Algérie avec elle-même, que de débusquer pour les remettre au jour les éléments positifs de notre passé. Nos compatriotes y trouveront des raisons d'espérer et de recouvrer la fierté d'être Algériens !

Je voudrais en citer une en particulier, due à un groupe de citoyens Algériens, issus de toutes les régions de notre pays et des diasporas en France, au Canada, aux Etats-Unis? Ce groupe a fondé une association intitulée « Académie de la mémoire algérienne ». Cette association s'inscrit très exactement dans le cadre ci-dessus.

Une demande d'agrément a été déposée auprès des autorités compétentes en octobre 2014. Le récépissé légal n'a pas été remis aux dépositaires. Aux dernières nouvelles, le dossier serait sur le bureau d'un sous-directeur du ministère qui « explique » qu'il est bloqué dans l'attente d'une décision du ministre ou du secrétaire général? Espérons que ce « blocage » n'est que circonstanciel et que les énergies réunies dans cette association pourront très rapidement se déployer en toute liberté?

« Je me souviens » mais ces trois mots, dans leur simple laconisme, valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons. Nous nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, du passé et de ses gloires ».

Marquis de Lorne, dont la devise était : « Ne obliviscaris « (Gardez-vous d'oublier)