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Iran-Turquie « Realpolitik » : combinaison aléatoire de petits et grands intérêts

par Pierre Morville

Le 14 juillet 2015 a été conclu à Vienne un accord historique entre l'Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de  l'ONU, USA, Russie, Chine, Grande-Bretagne, France, renforcés de l'Allemagne. Côté iranien, l'accord qui a dû faire l'objet d'innombrables négociations au sein du pouvoir, permet au pays de rompre un isolement marqué d'épisodes agressifs ou militaires émanant de part et d'autre. L'isolement de Téhéran date de la révolution iranienne. Celle-ci février 1979 renverse le shah, grand allié des Occidentaux, pour aboutir à la fondation de la République islamique proclamée le 1er avril. Le 22 septembre 1980, l'Irak envahit l'Iran, Saddam Hussein étant soutenu mezzo voce par les USA, la Russie et les pays européens. Après une décennie de combats violents, sans vainqueurs, ni vaincus, l'Iran accepte le cessez-le feu réclamé par une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU en juillet 1987.

En revanche, l'Iran restera neutre lors des agressions menées par les Etats-Unis contre leur ancien allié irakien, Saddam Hussein : les deux « guerres du Golfe », déclenchées l'une en janvier 1991 et l'autre en mars 2003. Washington avait réussi, au prix de gros mensonges notamment sur l'existence supposée en Irak « d'armes de destruction massive », à obtenir le soutien militaire ou diplomatique de plusieurs dizaines de pays.

On connaît maintenant les conséquences de cette politique agressive : si les Etats-Unis et leurs alliés ont réussi à mettre à bas l'Etat baasiste et à abattre Saddam Hussein, ils ont surtout mené l'Irak, pays ruiné, à une longue décomposition. Le 18 décembre 2011, les derniers soldats américains quittent un pays en semi-guerre civile, coupé en trois zones autonomes. Au sud, les chiites, proches de Téhéran, au nord-est, les Kurdes, et au centre, une zone sunnite sans réelle existence politique. Ce vide sera rapidement comblé par Daesh, l'Etat islamique, trouvant en Irak la base arrière qui manquait à Al-Qaïda. Le mouvement islamiste radical peut alors se lancer, en commençant par la Syrie, dans un développement aux ambitions transcontinentales, censé concrétiser l'avènement d'un nouveau califat sunnite, très anti-occidental mais encore plus anti-chiite.

La même politique aveugle de déstabilisation, dénommée par Bush « remodelage du grand Moyen-Orient », a débouché sur l'attaque de la Libye, faisant exploser l'Etat kadhafien mais ouvrant la porte de toute l'Afrique centrale à l'intégrisme islamiste.

Realpolitik, diriez-vous ?

LES BASES DE L'ACCORD AVEC L'IRAN

Le programme nucléaire iranien a été lancé par le shah d'Iran dans les années 60. Les Etats-Unis et l'Europe soutiennent alors le programme civil (et discrètement militaire) de leur fidèle allié. Après 1979, l'acquisition ou la production d'uranium enrichi, clé de voute de l'accession de l'arme nucléaire, est au cœur d'affrontements entre les puissances occidentales et Téhéran. En avril 2006, le très radical président iranien, Mahmoud Ahmadinejad annonce que l'Iran a enfin enrichi avec succès de l'uranium. Le bras de fer s'intensifie et débouche sur une résolution de l'ONU exigeant que l'Iran « suspende toutes activités liées à l'enrichissement de l'uranium », sous menace de sanctions économiques et diplomatiques. L'embargo qui suivra affaiblira grandement une économie iranienne déjà mise à mal par le long conflit avec l'Irak. Il n'entamera pas et peut-être renforcera même la volonté des Iraniens de disposer eux aussi de « l'arme suprême ». Il est vrai qu'outre les puissances du Conseil de sécurité, d'autres voisins immédiats de l'Iran, pas spécialement amicaux, possèdent déjà l'arme nucléaire : Israël, le Pakistan, sans évoquer l'Inde, plus amicale dans ses relations avec Téhéran.

 Avec l'élection d'Hassan Rohani à la présidence de la République iranienne en juin 2013, l'Iran fait publiquement part de sa plus grande disposition à trouver un accord négocié sur le nucléaire, alors que les sanctions prises par les pays occidentaux pèsent lourdement sur l'économie et le climat social du pays.

 Après cinq ans de discussions âpres, les négociateurs iraniens « peuvent rentrer la tête haute à Téhéran et assurer le Guide suprême (Khamenei) et les caciques ultraconservateurs du régime qu'ils ont sauvé l'essentiel : le programme nucléaire lui-même » analyse Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Ecole militaire française. La filière plutonium ne sera pas démantelée, mais étroitement surveillée. Le stock d'uranium sera sous contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). L'Iran devra attendre cinq ans pour acheter des armes lourdes et huit pour moderniser son programme de missiles balistiques. Mais les inspections des sites militaires iraniens seront de fait très difficiles. De plus, l'Iran sait qu'au bout de vingt ans, « toutes les clauses contraignantes tomberont d'elles-mêmes : les Iraniens regagneront alors leur liberté de manœuvre. Qu'est-ce vingt ans pour une nation plurimillénaire ?», note le chercheur.

 Autre résultat positif pour Téhéran, les sanctions économiques tombent dans six mois. Certes, l'accord prévoit des mesures dites « à rebours » qui permettraient une reprise immédiate de l'embargo économique en cas d'indiscipline des Iraniens. Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, a affiché sur cette question et d'autres une intransigeance française qui parfois surprend. Laurent Fabius s'est rendu hier à Téhéran. Très ferme lors des discussions, il essaiera de convaincre les responsables iraniens de ne pas pénaliser les entreprises françaises. Il a déjà été précédé le 19 juillet par Sigmar Gabriel, ministre de l'Energie allemand. Car c'est dorénavant la ruée : les délégations d'entreprises se multiplient et la concurrence sera rude : les Asiatiques, les entreprises chinoises, les entreprises coréennes, les entreprises indiennes, les entreprises turques, ne sont pas parties du pays. Elles ont donc pris des parts de marché aux entreprises françaises et européennes. Et il y a d'autres entreprises qui vont arriver : les entreprises américaines, qui sont déjà là à négocier. On s'attend à beaucoup de compétition », estime Thierry Coville de l'Iris.

DAESH, LE PRINCIPAL ENNEMI

En politique intérieure, Hassan Rohani « pourra se targuer de son succès diplomatique et d'un afflux massif de cash à cinq semaines des élections législatives du 25 février 2016 », pointe Pierre Razoux. La consolidation de ce président ouvert, voire réformateur, peut consolider la durabilité de l'accord. Autre conséquence imaginable, une remontée progressive des cours du pétrole qui notamment serait bien accueillie par l'économie algérienne.

Mais cet accord historique, principalement irano-américain, désapprouvé autant par d'Israël que par l'Arabie saoudite, a certaines « clauses implicites ». L'une d'entre elles est la volonté américaine de bâtir un cordon de sécurité autour de « l'Etat islamique ». Barack Obama qui tient avec l'accord de Vienne le principal succès diplomatique de ses deux mandats, n'a pris que tardivement conscience de l'impasse des expéditions militaires des George Bush père et fils. Leur volonté de « remodeler » le Moyen-Orient n'a débouché, au prix de centaines de milliers de morts, qu'à sa morcellement tout en renforçant considérablement l'anti-occidentalisme et l'islamisme radical sunnite, ce dernier longtemps financé par les Etats du Golfe.

Pour Washington, la situation qui empirait chaque année imposait donc des révisions d'importance. Realpolitik oblige, les ennemis d'hier deviennent peut-être comme les Kurdes ou Téhéran, les amis de demain, voire comme la Syrie de Bachar El-Assad, les amis d'après-demain. Le cas de la Syrie en devient quasiment grotesque. Washington qui voulait hier encore la disparition du régime baasiste syrien a menacé pendant plusieurs années ce pays d'une intervention militaire directe, appuyant politiquement, voire militairement toutes oppositions aussi bien démocratiques ou républicaines qu'islamistes radicales. Aujourd'hui, la moitié du pays est tenue militairement par Daesh et du coup le vilain dictateur Assad devient de nouveau très fréquentable. Surprenante, la realpolitik !

Certes, Obama devra encore passer l'épreuve de l'approbation de l'accord par son propre Congrès. Certes, il faudrait pour invalider la signature américaine que 65% des parlementaires s'y opposent, les milieux d'affaires sont pour le compromis trouvé et, de surcroît, l'accord signé sous l'égide de l'ONU continuerait à s'appliquer. Mais surtout, pour beaucoup, la constitution d'un front anti-Daesh s'impose.

LA VOLTE-FACE D'ERDOGAN

La percée de Daesh a surpris tout le monde par sa soudaineté et ses succès. La formation terroriste, d'idéologie salafiste djihadiste, est apparue en 2006. L'Etat islamique, rompant avec « l'internationalisme » islamiste d'Al-Qaïda, ancre territorialement sa formation en Irak puis en Syrie et proclame en juin 2013 sa volonté de constituer un réel califat. Cette organisation d'une violence sanguinaire ne manque ni de stratèges, ni d'habileté, ni d'audace. « Pour reconstituer l'unité originelle de la communauté islamique, les leaders djihadistes devront recourir essentiellement à trois ingrédients : la violence extrême, la bonne gestion des territoires soumis et la propagande. Terroriser les ennemis et les populations soumises serait l'un des meilleurs moyens pour conquérir des territoires et les conserver. Il serait donc licite d'employer les techniques les plus terrifiantes (massacre, enlèvement, décapitation, crucifixion, flagellation, amputation, bûcher, lapidation, etc.) pour la cause », explique Nabil Mouline du CNRS. Avec une excellente maîtrise de la communication (séduisant notamment de nombreux groupes et individus, y compris en Europe), Daesh sait également habilement jouer sur les contradictions et faiblesses de ses ennemis. Combattant les Kurdes et les Syriens pro-Assad, deux ennemis d'Ankara, l'Etat islamique s'était attiré la neutralité bienveillante de la Turquie qui fermait les yeux sur ses achats d'armes et achetait son pétrole en provenance d'Irak. Seuls les militants du PKK kurde de Turquie combattaient militairement en Syrie les troupes de Daesh.

Erreur tactique ou preuve d'une réelle mégalomanie, Daesh n'a pas hésité le 20 juillet à commettre un attentat sanglant dans la ville turque de Suruç, proche de la Syrie, faisant 32 morts. Ce qui a mis à mal la « neutralité amicale » que lui réservait le président turc. Erdogan, sévèrement jugé en cela par les pays occidentaux, était même de plus en plus critiqué dans son propre pays et même dans son propre parti.

Du coup, l'armée turque s'est lancée dans une guerre totale contre le « terrorisme régional » : on tape sur les troupes de l'EIO en Syrie mais on tape surtout sur les Kurdes sur le territoire irakien et en Turquie même ! La police arrête massivement les militants des partis kurdes, principale opposition démocratique à Erdogan (les Kurdes constituent 14% de la population turque et les « Alevis », minorité chiite, 20%).

Au nom du principe de solidarité anti-Daesh, l'Otan qui applaudissait hier les Kurdes a aussitôt félicité Erdogan. La Maison Blanche a rajouté que les États-Unis et la Turquie « restent unis dans leur combat contre le terrorisme ».

« Il semble que les USA aident à présent le gouvernement turc, qui soutient l'Etat islamique, pour cibler les positions kurdes tandis que dans le même temps, ils apportent leur soutien aérien aux mêmes Kurdes contre l'Etat islamique. Qui donc, à Washington, a pu concevoir une position politique aussi alambiquée et quel est le but réel qui se cache derrière elle ? », s'interroge le site Les Nouvelles d'Arménie.

Compliquée, la realpolitik ? C'est surtout un mélange d'opportunisme cynique, de vrais intérêts, mais aussi de très courtes vues?