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La mortalité maternelle et néonatale a des causes que la raison ignore

par Mohamed Mebtoul *

Quand nous avons présenté notre recherche sur la santé reproductive menée dans six régions du pays par 7 chercheurs (Mebtoul, dir., 2013) aux responsables du ministère de la Santé en juin 2013, mettant en exergue les dysfonctionnements organisationnels, sociaux et relationnels concernant les accouchements des parturientes, particulièrement le cas de la maternité du CHU de Constantine, on nous avait répondu de façon laconique et distante à la fois : « On connaît tout cela. Vous ne nous apprenez rien ».

Nous souhaitons reprendre les principaux résultats de notre étude qui aurait, peut-être, pu représenter un premier jalon pour tenter de comprendre les raisons sociologiques et non uniquement médicales de la mortalité maternelle et néonatale. La santé reproductive est en effet indissociable du fonctionnement de la société et des institutions socio-sanitaires qui lui tracent les contours et les limites à ne pas dépasser. Loin de s'inscrire dans une logique d'extériorité face aux multiples injonctions politico-administratives, la santé reproductive contribue à les dévoiler de façon encore plus radicale dans des situations dramatiques. L'illustration la plus actuelle est l'injonction du ministre de la Santé d'opérer à la fermeture immédiate du service de gynécologie du CHU de Constantine, qu'aucun autre acteur-responsable ne pouvait prendre, se limitant à reproduire à l'identique la déliquescence de l'institution de santé !

La production du statu quo administratif

Tout le paradoxe de la santé reproductive en Algérie réside dans le décalage entre l'existence relativement importante des structures et de moyens techniques et un archaïsme socio-sanitaire prégnant dans certaines maternités des CHU où les femmes sont entassées dans une pièce exiguë, subissant des accouchements en série, pouvant parfois atteindre sept par jour, assurés par une sage-femme. Dans les directions régionales de santé, les responsables de la population se limitent à indiquer de façon formelle et officielle les chiffres transmis mécaniquement au ministère de la Santé. Le flou sur le nombre précis et les causes profondes des décès maternels sont récurrents dans les propos des responsables régionaux. Ils énoncent les données qui leur sont communiquées par les structures de santé reproductive (entre 5 et 12 décès pour les six wilayas enquêtées durant l'année 2012). La production sociale du statu quo administratif occulte, en réalité, les enjeux sociaux de la mortalité maternelle et néonatale, qui auraient permis de mettre en lumière son épaisseur historique : comment s'est opérée l'évacuation de la parturiente ? Par qui ?

Qui a décidé du transfert de la parturiente? Dans quelles conditions sociales et techniques ? Comment a-t-elle été prise en charge au moment de son hospitalisation ? Or, les seules causes reconnues, objectivées et archivées, sont strictement médicales (hémorragies après accouchement, pathologies chroniques des parturientes, notamment le diabète et l'hypertension, etc.). La bureaucratie sanitaire régionale évoque son impuissance à attribuer une signification précise et pertinente aux décès maternels. Le statu quo administratif est bien un mode de reproduction à l'identique de l'injonction centralisée. Il aboutit à une profonde méconnaissance des dynamiques socio-sanitaires en jeu qui président à la santé reproductive. « Je ne vous mentirai pas. On ne fait pas d'enquête. Nous nous contentons du rapport établi par le centre de santé » (responsable de la population, Bel Abbès). Un autre responsable de Tizi Ouzou reconnaît son impuissance à déterminer avec précision le nombre de décès maternels : « Il y a une non-maîtrise du nombre de décès maternels. On oublie les femmes qui décèdent à domicile et souvent non enregistrées ».

La norme politico-administrative devient le mode hégémonique par excellence du contrôle et de l'encadrement de la santé reproductive. Elle se traduit par des chiffres et encore des chiffres, refoulant tout autre regard, approche ou posture distanciés à leur égard. Les parturientes, dans leur singularité historique, disparaissent pour ne devenir qu'un nombre qu'il s'agira fièrement de communiquer à sa hiérarchie. Dans cette perspective aveugle et bien souvent arrogante, porteuse de certitudes, la logique de proximité sociale avec les parturientes et les acteurs locaux devient un non-sens, puisque tous les problèmes et les enjeux socio-santaires sont « maîtrisés ». Notre enquête qualitative (observations, entretiens approfondis et focus group) a pu montrer, de l'intérieur, que la santé reproductive pour les femmes est un évènement social qui mérite l'accès à la dignité sanitaire et à leur reconnaissance sociale et humaine, à contrario des tensions et des ruptures relationnelles et institutionnelles qui dominent le fonctionnement des institutions de santé.

Tensions, violence de l'accouchement et flux non maîtrisé des parturientes

Certains espaces d'accouchement dévoilent leur profonde inadéquation pour permettre un accouchement serein de la parturiente. Un bloc opératoire, dépourvu d'une porte revendiquée en vain par le personnel de santé, représente une contrainte majeure pour la gynécologue d'Adrar : « Un bloc opératoire qui ne ferme pas, c'est vraiment sceptique et donc parfois, nous avons des dégâts. C'est inadmissible d'opérer dans de telles conditions ». Le service de maternité du CHU de Constantine est profondément marqué par son ancienneté, datant de la colonisation. Les tables d'accouchement n'ont pas été changées depuis 1950. Il dévoile « un espace à risques », selon l'expression de la responsable de la maternité. L'archaïsme socio-sanitaire oblige les parturientes à tenter d'arracher une place à même le sol, ou être à l'étroit dans une chambre réaménagée pour entasser dans la précipitation et l'urgence 3 à 4 d'entre elles. L'absence de toute intimité des parturientes est en partie à l'origine des tensions avec le personnel de santé.

Ce mode d'agencement de l'espace de santé produit du stress et accroît la charge de travail du personnel de santé. « Notre contrainte majeure, c'est le volume de travail dominé essentiellement par l'activité obstétrique (accouchements et césariennes), à tel point que parfois, il n'y a même plus de place par terre pour les parturientes. Ce qui n'est pas sans nous poser des problèmes avec la population ».

Les accouchements sont assurés dans leur majorité, dans les structures étatiques de soins, à peine 5% dans les cliniques privées. Même si l'âge de la mère à l'accouchement recule en moyenne de 31,3 ans en 2014 contre 29,5 ans en 1990 (ONS, 2015), nos observations fines indiquent l'afflux des parturientes, contraintes, pour certaines d'entre elles, de recourir en catastrophe à l'hôpital, souvent sans bilan ni suivi de la grossesse, particulièrement celles qui résident dans les régions ne disposant pas ou peu de gynécologues, qui ont pour beaucoup d'entre eux privilégié le secteur privé des soins. Celui-ci n'hésite pas à opérer au transfert des parturientes dont les accouchements lui semblent compliqués vers les maternités des CHU. Ils déploient une logique de captation raisonnée des parturientes. « Seuls les cas maîtrisés sont pris en charge. J'ai peur d'être traduite en justice. S'il arrive quelque chose, on risque la prison » (gynécologue, clinique privée).

L'accouchement est caractérisé par les femmes comme une appropriation rapide, violente et mécanique de leur corps devenu un simple objet durant ce processus biologique et social douloureux de l'enfantement. Les mots des femmes pour dire l'accouchement font référence à la mort, à une souffrance insupportable, à un moment extrêmement pénible. « Elles nous ont tuées » ou « Tmermida ». Les sages-femmes sont contraintes d'activer face au flux de parturientes. Il faut parfois écouter ces femmes anonymes pour prendre des décisions courageuses, mettant fin à des situations profondément kafkaïennes. « Les sages-femmes crient. Elles sont parfois violentes. Il y a trop de monde. Les parturientes viennent de partout ». L'accouchement dans le secteur privé des soins a aussi des effets pervers.

Les parturientes notent leur sortie rapide de la formation sanitaire : 24h après un accouchement normal et trois jours après une césarienne, l'absence de tout espace post- opératoire et le coût excessif de l'accouchement qui peut varier, selon les régions étudiées, entre 55.000 DA et 70.000 DA. Entre l'argent comme critère de sélection de la parturiente dans le secteur privé des soins et celui du capital relationnel dans les CHU, la majorité des femmes privilégient le secteur étatique des soins qui gère de façon plus efficiente les complications éventuelles pouvant survenir durant l'accouchement, à condition que la parturiente intègre rapidement l'hôpital au cours de son transfert.

La mobilité forcée de la parturiente anonyme

La mobilité forcée d'un nombre important de parturientes anonymes venant des différentes régions et orientées vers le CHU ou un EHS, représente précisément l'enjeu social qui donne sens aux accidents d'accouchement et à la mortalité maternelle et néonatale. Cette dimension aurait mérité d'être sérieusement prise en considération. Elle dévoile dans son immédiateté que la notion d'urgence obstétrique dans ses aspects techniques organisationnels et humains, est dominée par le flou, un professionnalisme fragile et une temporalité faiblement respectée quand la vie de la personne est en danger : l'absence d'une ambulance médicalisée au moment voulu, ou d'un chauffeur disponible, ce jour-là, et surtout d'un professionnel de santé formé pour accompagner la parturiente. Plus profondément, la bureaucratie sanitaire difforme ne semble pas faire la distinction entre, d'une part, la proximité géographique qui consiste à construite une structure de soins proche de la population, mais fortement décrédibilisée par celle-ci en raison de ses différentes pénuries, mais aussi de l'absence de valorisation sociale de la santé publique, privilégiant la construction inopportune d'hôpitaux sans spécialistes et, d'autre part, la proximité sociale qui doit permettre d'accéder non seulement à la maîtrise du bassin de la population locale (conditions de vie, transport, etc.) mais aussi au déploiement d'une dynamique socio-sanitaire horizontale et autonome, seule à même de renforcer les réseaux de proximité.

Références

*Mebtoul M. (dir.), 2013, Rapport de synthèse « Etude sur la qualité des services de santé reproductive en Algérie », soutenu par le CREDES, 37 pages et Rapports de recherche détaillés par région (Oran, Bel Abbès, Tizi Ouzou, Tiaret, Constantine et Adrar). Document annexe contenant tous les entretiens et observations transcrits.

Les chercheurs suivants ont participé à l'étude : K. Araoui, A. Benabed, K. Daheur, A. Hachem, Z. Kerzabi, N. Mouffok et A. Semmoud, chercheurs associés au GRAS, Unité de recherche en Sciences Sociales et Santé. Université d'Oran 2.

Ces différents rapports sont disponibles au niveau de l'Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, ex-IAP, Université d'Oran 1.

*Sociologue, Université d'Oran 2 et Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé.