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Gaz et génocide

par Mourad Benachenhou

«L'Histoire... nous rappelle à notre devoir de défendre des valeurs, de les porter à l'échelle du monde. Elle nous montre que le racisme, l'antisémitisme peuvent toujours resurgir sous des formes que l'on n'a pas forcément imaginées, mais qui doivent être combattues avec la même énergie et prévenues avec la même vigilance». (Discours du Président François Hollande lors du Concours national de la résistance et de la déportation, www.elysée.fr/déclarations).

Les Rohingya sont-ils victimes d'un génocide actuellement en cours en Birmanie? ou s'agit-il d'une invention de «salafistes» barbus en guerre contre «les valeurs occidentales?» Ces deux questions peuvent apparaître soit superflues, soit provocatrices. Mais dans la tempête d'islamophobie qui souffle dans certains pays «judéo-chrétiens,» elles méritent d'être posées, d'autant plus que les attaques criminelles menées par les marginaux de ces pays au nom d'une foi dont ils ne connaissent pratiquement rien, pourraient accréditer l'idée qu'effectivement, ce génocide n'existerait que dans l'imagination des «mal-pensants», ennemis jurés de la vérité.

LE GENOCIDE DES ROHINGYA CONFIRME PAR SIX PRIX NOBEL DE LA PAIX

A choisir entre l'imagination et la réalité, au vu de la barbaries des crimes commis depuis plus de quarante années contre la minorité rohingya dont le seul crime est d'appartenir à la religion musulmane dans un pays à écrasante majorité bouddhiste, on aurait préféré que tous ces actes que rejette la conscience humaine, et reprochés à la junte militaire birmane, soient le fruit d'imaginations malfaisantes et ressortissent plus de l'effet de foule, brillamment analysé par Gustave Le Bon, cet «islamophile» des heureux temps passés, que de constations faites par des témoins oculaires sur le territoire même du pays en cause.

Mais, hélas ! ce n'est pas le cas, et une conférence, tenue à Oslo entre le 26 et le 28 de cette année, et regroupant six lauréats du prix Nobel de la Paix, appartenant à différentes religions, vient de le rappeler dans son communiqué final, qui pourrait être cité dans son intégralité, mais dont on ne mettra en exergue que la phrase la plus importante, laissant à tout un chacun de vérifier son authenticité directement sur la toile. Voici ce qu'affirment ces six personnalités :

«Après deux jours de délibération, la conférence lance cet appel urgent suivant à la communauté internationale, sur la base des conclusions suivantes:

1. la forme systématique de violation des droits de l'homme contre l'ethnie des Rohingya constitue des crimes contre l'humanité, y compris le génocide;

2. la négation par le gouvernement du Myanmar de l'existence des Rohingya comme peuple viole le droit des Rohingya à l'auto-identification;

3. la communauté internationale privilégie ses intérêts économiques au Myanmar et ne donne pas la priorité à arrêter la persécution et la destruction systématique des Rohingya comme groupe ethnique».

LE PRIX NOBEL DE LA PAIX, UN SYMBOLE DES VALEURS MORALES «OCCIDENTALES»

Le prix Nobel de la Paix attribué par une commission de cinq membres nommés par le Parlement norvégien est destiné, selon les vœux d'Alfred Nobel, son fondateur, «à la personne qui, l'année précédente, a fait le plus ou le mieux pour établir la fraternité entre les nations, pour l'abolition ou la réduction des armées permanentes et pour la tenue et la promotion de congrès sur la paix».

Les titulaires de ce Prix, -décerné par une institution «occidentale» sur la base de critères «occidentaux,» qui prônent des critères «occidentaux,» dans lesquelles le respect des droits de l'homme auraient la priorité sur toutes autres considérations-, représentent la conscience humaine dans ce qu'elle a de plus élevé et plus universel.

Les valeurs que ces hommes et femmes expriment ne sont propres ni à une civilisation, ni à une religion, et constituent un idéal que tout être humain devrait adopter et pratiquer, et que tout gouvernement «civilisé» devrait défendre, quels que soient les circonstances et les intérêts égoïstes qui pourraient l'entraîner à ne pas en faire cas.

En normalisant ses relations avec la junte génocidaire du Myanmar, l'Union européenne se conforme-t-elle à sa distinction d'exemplarité morale?

En rappelant le triste sort imposé par le gouvernement birman aux Rohingya, les six titulaires du prix Nobel de la Paix ne font que se conformer à ce qu'ils symbolisent aux yeux tant de ceux qui les ont jugés dignes de ce titre, que l'humanité tout entière qui devrait prendre exemple sur eux.

L'Union européenne s'est vue décerner ce prix en novembre 2012. Voici comment Thorbjørn Jagland, président du Comité norvégien du prix Nobel, a justifié dans le discours solennel d'attribution du prix, le 10 décembre 2012, le choix de l'Union européenne: le Comité norvégien du prix Nobel a toujours présenté le prix aux champions des droits de l'homme. Maintenant, ce prix est décerné à une organisation, dont on ne peut devenir membre sans avoir d'abord adapté sa législation à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et à la Convention européenne sur les Droits de l'Homme».

Rien de plus clair que cette définition des critères que doit remplir un lauréat de ce prix, que ce soit un individu ou une organisation. Et l'on en déduit que ces critères reflètent, du côté du titulaire, un engagement à ne jamais faillir, dans le moindre de ses actes, au principe du refus de tout compromis, et de toute compromission quand il s'agit du respect des droits de l'homme, respect qui doit primer sur toute autre considération.

Simple coïncidence de calendrier, ou manœuvres politico-politiciennes, voici que l'Union européenne adopte le 22 juillet 2013 un mémorandum plein de gentils mots pour la junte birmane, qui devient soudainement fréquentable.

Le document de l'Union est supposé marquer la reconnaissance que cette junte aurait soudainement changé de mode de gouvernance, qu'elle serait sur la voie bénite et bénéfique de la démocratie à «l'occidentale» et de la rédemption morale et politique, qui demanderait seulement à être appuyée pour éclore définitivement. (http://eu.europa/statements)

Voici comment les ministres des Affaires étrangères européens justifient ce brusque amour pour la junte au pouvoir au Myanmar:

Le Myanmar s'est lancé dans un processus remarquable de réformes, sous le nouveau gouvernement qui a été installé en mars 2011, significatif à la fois pour son peuple et pour la région. La prise en charge de l'héritage de conflits, de pauvreté, d'oppression et d'institutions faibles sera une tâche qui prendra des dizaines d'années.

L'Union européenne -qui au cours des années a appelé pour le changement et a imposé des sanctions- a la responsabilité d'aider. De même, les expériences et les leçons apprises en ce qui concerne la transition politique et la démocratisation peuvent être activement partagées.

LE GENOCIDE DES ROHINGYA, UN SIMPLE DETAIL ?

Le génocide des Rohingya, dont la réalité n'est plus à démontrer, est transformé, dans ce document, en «tensions dans l'Etat de Rakhine».

Le drame est présenté comme de simples déviations à un ordre normal, qui échapperaient presque au contrôle de la junte, et qu'elle a appelé à corriger.

Les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne ont-ils lu les nombreux rapports émanant tant d'organisations non gouvernementales, que d'institutions étatiques officielles de pays avancés, et même de l'ONU (voir le tout dernier rapport du rapporteur spécial de l'ONU, Tomas Ojea Quintano, sur le Myanmar et qui date du 1er avril 2014) prouvant avec forces détails que les Rohingya ne sont pas victimes d'une mal-gouvernance, conséquence d'un système politique déviant par rapport aux normes de la démocratie à «l'occidentale,» mais qu'ils sont victimes de mesures d'élimination physique officiellement établies?

Ces ministres ont-ils lu les multiples rapports de Human Right Watch, publié avant leur feuille de route, et qui constitue un réquisitoire sans appel contre la junte?

On peut affirmer, au vu de la qualité des fonctionnaires des pays membres, comme de la Commission européenne, que les autorités de cette Union -sans doute également informées par leur personnel diplomatique en poste dans la capitale birmane- étaient, et continuent, d'être parfaitement au fait de la situation tant politique qu'humanitaire au Myanmar, et qu'elles ont délibérément décidé, en dépit du fait que cette Union a reçu un prix qui lui impose des obligations morales dans ses relations internationales, d'ignorer que les autorités de ce pays sont engagées dans un génocide au sens de la loi internationale.

LE GAZ, INSTRUMENT ET JUSTIFICATION DU GENOCIDE

Cette décision de considérer que la junte serait engagée dans un processus de démocratisation et donc, de gestion des affaires des peuples de la Birmanie sur la base du respect des droits de l'homme, que deux des pays membres de l'Union ont un siège permanent au Conseil de sécurité, et donc partagent avec trois autres pays la responsabilité de veiller au respect de la légalité internationale, que le gouvernement de Myanmar a violé dans le passé et viole encore.

On sait le rôle que le gaz a joué dans la grande entreprise de purification raciale lancée entre 1939 et 1945 par l'Allemagne nazie, entreprise qu'un homme politique de l'ex-puissance coloniale, qui se trouve être en même temps un criminel de guerre jamais poursuivi par les autorités de la «patrie des droits de l'homme». Et tout indique que le gaz, ou du moins les bénéfices retirés de l'exploitation du gaz au Myanmar par Total, multinationale française à capitaux majoritairement détenus par le gouvernement français.

LA SOCIETE PETROLIERE TOTAL, PRINCIPAL ACTEUR DE LA POLITIQUE ETRANGERE FRANÇAISE?

Un rapport a été établi par une ONG britannique se battant pour maintenir l'isolement international du Myanmar dont jusqu'à présent, rien ne prouve qu'il a définitivement renoncé à maltraiter son peuple et à aller jusqu'au bout de sa politique génocidaire envers les Rohingya, les preuves en étant les lois anti-natalistes adoptées en mai de cette année contre cette minorité, et la continuation des campagnes de repression et d'expulsion de ses membres.

Ce rapport donne des détails sur l'implication directe de Total dans les exactions de l'armée régulière du Myanmar et accuse le gouvernement français d'avoir systématiquement saboté toutes les tentatives de maintenir l'isolement international de la junte jusqu'à ce qu'elle change de politique et de mode de gouvernance.

Voici ce que dit ce rapport et ce que confirme la politique envers le Myanmar adoptée par l'Union européenne, qui, en 2014, a décidé non seulement de lever toutes les sanctions contre ce pays, mais également de lui voter un don de près de 700 millions de dollars sur une période de 10 années.

«Une des conséquences les plus significatives de la présence de Total en Birmanie est son influence sur la politique étrangère française. En vue de protéger les intérêts de Total, le gouvernement français est devenu un obstacle à tout renforcement de la position commune de l'Union européenne concernant la Birmanie. L'influence de Total sur le gouvernement français, en particulier en ce qui concerne les sanctions économiques, assure que la politique de l'Union européenne ne comporte aucune sanction sérieuse contre les dictateurs birmans».

Il est difficile de croire que les motivations de l'Union européenne, qui va jusqu'à ignorer qu'un génocide est en cours en Birmanie, ne soient pas liées aux intérêts pétroliers français en Birmanie, intérêts représentés par les investissements de Total dans le domaine du gaz et les immenses bénéfices qu'elle en tire, et qui lui ont même permis, sans déposer son bilan, de verser aux membres de la junte, quatre milliards d'euros sur un compte bancaire à Singapour.

En conclusion

Dans l'extrait, cité en tête de cette contribution, du discours prononcé à l'occasion d'activités organisées en conjonction avec la commémoration de la victoire alliée sur les Nazis, le Président français, François Hollande, a souligné la nécessité de défendre les valeurs et de les porter à l'échelle mondiale. On suppose qu'il voulait faire référence, non aux valeurs boursières des actions de la société Total, aux valeurs qui se manifestent à travers le respect universel des droits de l'homme.

Ou bien son discours est un simple exercice de rhétorique à l'occasion de la commémmoration d'un évènement historique qui rappelle que la barbarie humaine n'a pas de limite, en particulier si elle est adoptée par un pays«civilisé». Et ces déclarations prennent un sens particulièrement cynique dans le contexte que vit le peuple rohingya, qui a besoin d'actions fermes pour le défendre et éviter son annihilation.

Ou bien, et on veut bien le croire, à condition que des preuves concrètes en soient données, ce discours marque un changement dans la politique de la France à l'égard de la junte de Myanmar et on attend donc que les dirigeants de ce pays, qui se targuent, tout comme les membres de l'Union européenne, de représenter la décence et la dignité humaine à leur perfection, prennent l'initiative de faire traduire les dirigeants actuels du Myanmar devant la Cour internationale de justice, et qu'ils déposent au sein du Conseil de sécurité une résolution imposant à ce pays des sanctions politiques, financières et économiques, qui ne seraient levées que s'il rétablit le peuple rohingya dans tous ses droits de citoyens.

L'Union européenne, titulaire du prix Nobel de la Paix, ne pourrait que s'aligner sur la position de la France. Si la Russie, superpuissance, est actuellement soumise aux sanctions européennes, alors qu'elle n'est pas engagée dans une politique de génocide rappelant etrangement l'Holocauste, les sanctions contre le Myanmar, un Etat au poids léger dans le monde, ne poseraient pas de difficultés particulières et pourraient entrer en vigueur sans retard.

 On attend donc de la France qu'elle prouve qu'elle n'est pas un Dr Jekyll en Europe et un Mister Hyde au Myamar, et même dans le reste du monde. Sinon à quoi sert-il d'avoir des principes qu'on proclame urbi et orbi, mais qu'on applique que chez soi et pour soi, et uniquement lorsqu'on ne perd rien à les appliquer? On ne peut pas à la fois condamner la barbarie des uns et être complice dans la barbarie des autres.