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Consensus et implications sociales

par Arezki Derguini *

A chaque fois que nous nous déprenons de la charge de nos besoins et de notre capital, nous nous exposons à une expropriation de nos ressources naturelles.

1ère partie

La conférence nationale du consensus n'a pu donc avoir lieu. Des participants attendus et ayant donné leur accord ont fini par se rétracter. Si nous avions présupposé une bonne volonté chez ces partenaires politiques, force est de constater qu'elle s'est dérobée. Pour ne pas prendre nos désirs pour des réalités, nous devrions répondre aux questions suivantes: les parties prenantes actuelles au pouvoir (PPaP), en ce moment à la recherche d'un consensus interne pour la succession de Bouteflika, ont-elles quelque intérêt à s'associer à de nouvelles parties? Que leur apporteraient ces nouvelles parties ? Dans quelle direction leurs intérêts pourraient-ils évoluer?

Du point de vue de ces PPaP, jusqu'à présent, il n'a jamais été question de partager un consensus avec l'opposition politique ou davantage, de le formaliser par des engagements et des comptes rendus, pour que chacun, quel qu'il soit, puisse gouverner s'il en avait l'opportunité. Un consensus interne aux PPaP et une approbation globale et approximative de la société ont été jusqu'ici suffisants. Par leur refus de la conférence nationale, elles ont fait savoir qu'il n'était pas encore question de changer ni de méthode de conception du consensus ni de méthode de composition des parties prenantes. Faut-il remettre en cause pour cela la démarche du parti ? Non. La conviction du parti est profonde : le consensus national est incontournable pour construire un système démocratique stable, la démarche est cohérente.       

Ce ne sont donc pas les principes, la cohérence qui sont en cause, ce sont les priorités des différentes parties concernées qui ne se recoupent pas.

Le processus de construction du consensus national

Force donc est de constater que les PPaP et celles qui y aspirent ne sont pas encore disposées à partager des règles de fonctionnement régulier de la société et de l'État. Elles ont été convoquées, elles ont répondu négativement. Il faut en conclure que les conditions pour tenir une telle conférence ne sont pas réunies. Dans la situation politique actuelle, l'appel à une conférence nationale n'a servi qu'à porter sur la place publique l'offre politique du parti, à marquer sa position dans le champ politique et à prendre à témoin l'opinion publique nationale et internationale. Le parti a décliné son objectif stratégique, il a convié toutes les parties prenantes candidates au pouvoir politique à partager des règles d'exercice du pouvoir. Certaines parties ont souscrit à un tel objectif, d'autres pas, révélant un champ politique fragmenté en trois pôles majeurs.

La diffraction du champ politique et l'expérience démocratique

Pour le FFS, la non-tenue de la conférence nationale signifie donc que les PPaP, et les parties prenantes potentielles au pouvoir (PPpP), n'ont pas estimé opportun ou approprié, d'expliciter et de soumettre leur consensus au débat public pour le faire partager à l'ensemble des parties prenantes potentielles. Une telle offre politique a été faite par le FFS pour finalement révéler la présence de trois consensus qui se partagent le champ politique. Chacun ayant sa propre méthode quant à la manière de construire la cohésion sociale. Un premier dominant et implicite, comptant sur la prééminence d'un État profond, liant les PPaP et réclamant une adhésion minimale de la société. Un second consensus contestant la méthode de composition des PPaP et demandant une relative adhésion de la société, mais pas le postulat de l'État profond. Les élections, la majorité électorale et non la cooptation doivent ici décider de la composition. Un troisième consensus postule que celui-ci doit être explicite, réunissant l'ensemble des parties prenantes potentielles et impliquant la société, afin qu'un fonctionnement régulier de la société et de l'État puisse être possible. De leur opposition, on peut relever que c'est le degré d'implication de la société qui est le critère distinctif de ces trois consensus. Dans le premier, le membre de la communauté nationale est défini comme une partie prenante d'un revenu national : consommateur et destinataire de ressources publiques, membre ou pas d'une clientèle. Dans le second, il est de surcroît une partie prenante d'un système électoral. Dans le troisième, il est considéré comme partie prenante de divers fonctionnements : un citoyen en puissance.          La deuxième méthode de construction du consensus est la moins cohérente des trois : une majorité électorale n'est pas, comme elle devrait l'être en système démocratique, gage de cohésion sociale. Dans un pays où les disparités régionales ont tendance à s'accroître, il porte des risques de dislocation, la légitimité démocratique apportant un vernis démocratique à un système clientéliste et à la domination d'une majorité démographique[1]. La première méthode gage la cohésion sociale sur la cohésion des parties prenantes au pouvoir, celle de la société finissant par lui être imposée. Le risque est qu'étant donné la diminution des ressources publiques, le membre de la communauté nationale ne puisse être transformé en client et donc que le consensus interne aux PPaP ne puisse recueillir celui de la société.

La troisième méthode gage la cohésion sociale sur la cohésion des parties prenantes au pouvoir et de la société. La cohésion sociale basée sur le consensus interne aux PPaP dotées d'une légitimité historique est aujourd'hui menacée par l'extinction de cette légitimité, la croissance des inégalités sociales et régionales et la diminution du pouvoir d'achat basé sur les ressources naturelles. Ces nouvelles conditions exigent une autre implication que celle clientéliste de la société.

À la menace sur la cohésion sociale, les PPaP ont leur réponse : faire face à la croissance des inégalités et à l'extinction de la légitimité historique, avec une plus grande cohésion interne des PPaP qui se traduirait négativement par une plus grande fermeture du cercle des parties prenantes et une plus grande identification de la loi à celle de l'exécutif pour affermir le rapport aux clientèles.

La réponse alternative du FFS consiste dans un nouvel engagement des parties prenantes, en même temps qu'un élargissement de leur composition, de sorte qu'une plus grande cohésion sociale puisse être obtenue au travers d'une nouvelle répartition des droits et des obligations sur la base d'une certaine égalité sociale et régionale, condition et contrepartie d'une implication réelle des membres de la communauté nationale.

Ceci étant dit, il faut rappeler que les membres de la communauté nationale ne constituent pas une communauté de citoyens. Que celle-ci n'est pas une construction naturelle, mais sociale. On peut ajouter qu'il n'était pas de l'objectif de la nation de se construire en tant que telle, république et communauté de citoyens n'étaient pas associées. Les conditions de production d'une telle qualité n'existent pas encore. L'étatisation a détruit les bases de telles conditions et la privatisation informelle actuelle prolonge la même politique de dépossession. La recherche d'un fonctionnement régulier de la société et de l'État commence par celle des conditions d'émergence d'une citoyenneté réelle. Sur quelles bases peuvent s'impliquer les membres de la communauté nationale pour être parties prenantes de la construction de l'État de droit ? J'ai proposé une réponse claire dans mes écrits antérieurs : il faut mettre un terme à l'asymétrie de pouvoir entre le pouvoir central et le pouvoir local[2], toutes autorités comprises, civiles et militaires. Il faut mettre un terme au rapport de prédation que les membres de la communauté nationale ont au bien commun. Il faut reconstruire la nation et l'État par le bas sur la base d'un autre rapport au bien commun. On ne peut pas transformer un fonctionnement de l'État et de la société basé sur un rapport social de prédation au bien commun, la prééminence d'un État profond et d'une loi au service de l'exécutif, par un fonctionnement régulier, sans revoir le rapport fondamental qu'entretiennent les membres de la communauté nationale entre eux, redonner une unité et des limites à l'ensemble des pouvoirs constitutifs de la société. Un fonctionnement régulier de la nation passe par un fonctionnement régulier des ensembles régionaux où la cohérence et le revenu de l'implication sociale sont manifestes et où l'imbrication des pouvoirs est accessible aux membres de la communauté. Les citoyens sont ceux qui consentent et prennent part à une justice, à une éducation et une formation, une santé publique, une défense et une sécurité du territoire qui les concernent[3].

L'opposition candidate au pouvoir (OCP) se contente de réclamer une normalité internationale du processus électoral et une implication électorale de la société. Or une telle démarche n'apporte aucune réponse quant à une implication citoyenne des électeurs, quant à la prééminence de l'exécutif dans une société dominée par un rapport de prédation, quant à l'hétérogénéité des références culturelles du champ politique, quant à la transformation de l'État profond en État régulier[4].

La contribution des parties prenantes potentielles

Les PPaP, disions-nous, pensent que la maîtrise de l'expérience nationale passe par la fermeture de leur cercle. Or une telle mesure, qui ne peut constituer qu'une ligne de défense, ne peut garantir la cohésion des PPaP. Une cohésion assise sur une politique du laisser-faire ne peut plus avoir cours.

Devant la menace de dislocation du consensus interne, de la cohésion sociale, pour que ces parties acceptent d'élargir le cercle, pour qu'elles acceptent que d'autres parties leur soient associées, il faudrait qu'elles puissent trouver dans une telle association, une ressource dont elles ont besoin et qui leur fait défaut. Et qu'un tel élargissement ne remette pas en cause la nature de l'association. Leur refus d'une conférence nationale de consensus signifie alors que toutes les parties prenantes au pouvoir, ou une bonne partie d'entre elles n'entrevoient dans la participation de nouvelles parties politiques que des effets négatifs. De manière générale la contribution d'un parti dépend de ce qu'il représente comme lieu d'identification d'intérêts, de mobilisations sociales et politiques, ainsi que de la qualité du jeu politique qu'il peut porter. Il faut ici prendre en compte la nature du système auquel il faut contribuer. Nous sommes dans un système électoraliste clientéliste, autrement dit dans un système qui repose sur la domination d'une " majorité " électorale sur une ou des minorités. Nous sommes loin du principe un citoyen/un vote/une voix. Seules les voix qui peuvent faire masse comptent, ce dont se préoccupent les partis politiques, mais aussi sinon davantage l'État profond. Les membres de la communauté nationale sont des clients du système asymétrique de pouvoir (SAP), les clients de " ses " patrons. La place de chacun dépend de sa capacité à faire système, à lier. L'État profond s'étant déjà incorporé ce principe clientéliste et considérant qu'il assure de la meilleure manière sa gestion, les élections libres lui apparaissent alors comme une opération de représentation hasardeuse et coûteuse. Comment, dans de telles conditions politiques, les parties prenantes au pouvoir pourraient voir quelque intérêt dans la contribution de parties qui ne sont pas déjà parmi elles ? Elles n'y verraient, pour les plus positives d'entre elles, qu'implication sans contribution, pénible association. Il faudrait que les nouvelles parties désirent et puissent réellement prendre part au système de dépendance, tout en apportant leur contribution.

Un de nos proverbes souvent cité en la matière : " Merahba belli Djâ ou Djâb ". Il faut qu'elles aient quelque chose à y gagner et à y perdre. Comme au jeu, il faut miser pour jouer. Quelles contributions peuvent apporter les nouvelles parties désireuses de prendre part au pouvoir ?

Il faudrait d'abord que les nouvelles parties prenantes puissent améliorer le jeu ou l'empêcher de se détériorer : il faudrait que d'un jeu à somme nulle, nous passions à un jeu à somme non nulle où celui qui gagne ne fait pas perdre l'autre. Toutes les parties prenantes actuelles et potentielles au pouvoir politique n'ayant pu être réunies d'un seul coup (cela aurait-il pu avoir lieu, le jeu n'en aurait pas été changé, la mobilisation sociale ayant fait défaut, l'électoralisme aurait pris le dessus), il faut transformer les conditions politiques de ces parties prenantes qui puissent les disposer à changer d'attitude, mais aussi celles de la société. Transformer les conditions politiques, c'est transformer l'implication des citoyens dans le jeu social et politique, c'est surmonter la fragmentation du champ politique, c'est proposer un dessein commun et accroître les ressources de l'action politique.

Dissocier les fonctions de partie prenante et d'animateur

Le champ politique apparaît donc fragmenté : nous aurions d'une part des parties prenantes potentielles au pouvoir (PPpP) qui préconisent la transparence du processus électoral sans tenir compte de la globalité de l'expérience démocratique, de l'hétérogénéité de ses références et de l'activité de l'État profond. D'une autre part, nous aurions des PPaP refusant les processus démocratiques transparents du fait des menaces qu'ils portent sur leur cohésion et celle de l'expérience nationale. Et enfin un pôle autour du FFS, qui proposerait de tenir l'expérience nationale par ces deux bouts : démocratie, rapport citoyen au bien commun et maîtrise de l'expérience nationale. Ce rôle a pu lui être refusé parce qu'il cumulait les deux fonctions de facilitateur et de partie prenante. La feuille blanche aurait eu besoin d'une médiation experte et indépendante. Ce que n'ont pas évoqué les parties ayant répondu à son offre, mais ce qu'ont exploité celles qui l'ont refusé.

Ces dernières ont pris l'offre du FFS comme une tentative de se placer en position de surplomb par rapport à elles. La réponse du FLN le traduit très bien : s'il y a quelqu'un ou quelque parti pour tenir une telle position c'est le président de la République ou le FLN. Pour le FFS une telle confusion équivalait à bloquer les deux démarches : celle de facilitateur ne pouvait recevoir de consentement étant donné sa qualité de partie prenante aux yeux des autres parties prenantes, celle de partie prenante ne pouvait se concilier avec celle de facilitateur. Cette confusion n'avait pas grande importance tant qu'il s'agissait de porter dans le champ politique la proposition de reconstruction du consensus national. Le FFS était la seule PPpP à postuler la nécessité de tenir l'expérience démocratique dans sa globalité et avec toutes les parties ; il était seul désireux de faire bouger les positions de manière concertée et était seul à porter l'idée d'une nécessaire médiation, dont le besoin par ailleurs n'était pas immédiat.

Pour l'heure nous pouvons dire que la retenue du FFS a permis d'éclairer la position des autres parties prenantes. On peut donc tirer deux conclusions de cette première phase de la démarche du FFS : 1° le parti devra donc se départir de la fonction d'animateur et, lorsque le besoin s'en fera sentir, il faudra recourir aux services de parties tierces médiatrices.

2 .Le FFS doit se donner les moyens d'être une partie prenante active en mesure de transformer les conditions qui déterminent les positions des acteurs dans le champ politique.

Il doit porter dans le champ social et politique une proposition en mesure de faire bouger les lignes, de faire changer le rapport des citoyens au bien commun ainsi que la nature de l'association qui lie les parties prenantes au pouvoir. L'appel au consensus ayant été fait, le parti ne peut se contenter de le répercuter à différentes échelles. Le pourquoi et le comment de l'implication de la société, doivent être les objectifs de la nouvelle phase de reconstruction du consensus qui conduira aux premières transformations du rapport de la société au politique.

A suivre

* Enseignant chercheur, faculté des sciences économiques, université Ferhat Abbas Setif, député du Front des Forces socialistes, Bejaia.

Note:

[1] Voir notre précédent article "Solidarités communautaires et citoyenneté ".

[2] Voir en particulier l'article "Économie politique de la démocratie post-coloniale ".

[3] Ceux qui croient que l'officialisation de tamazight est proche se fourvoient, les citoyens ont renoncé à imposer leur langue aux tribunaux et les partis ont mis la question dans l'impasse (l'enseignement). Ce ne sont pas ceux qui soumettent la justice à leurs tractations qui y consentiront.

[4] Je rappelle que fondamentalement, l'État profond trouve sa justification dans le mode d'alternance politique au pouvoir : une alternance de clans. La justice interne aux PPaP décide d'une telle alternance avec le concours de quelques arbitrages externes. Le DRS veille à son application s'il réussit à conserver quelque autonomie.