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Bechar : Manœuvres militaires, terrorisme et Diwane

par Ghania Oukazi

Le général de corps d’armée, chef d’état-major de l’ANP, vice-ministre de la Défense a fait « remuer » vendredi dernier ciel et sable en dirigeant des manœuvres militaires soutenues aux frontières algéro-marocaines.

Baptisées «Tornade 2015», les manœuvres militaires menées vendredi dernier dans la région de Bechar, à peine à une vingtaine de kilomètres des frontières avec le Maroc, ont eu des effets guerriers de grande envergure. La visite de deux jours du général major Ahmed Gaïd Salah dans la 3ème Région militaire a fait sentir aux Bécharis que les temps ne sont pas sereins. C’était une véritable démonstration de force dans une région où la vigilance doit avoir force de loi tant son emplacement géographique et les immensités de ses territoires ne sont pas simples à gérer. «Toujours plus de vigilance et se tenir prêt à toute éventualité» est d’ailleurs l’instruction clé que Gaïd Salah a donné aux nombreux soldats qu’il avait réuni jeudi dernier, à Bechar. C’était tout de suite après son arrivée dans la ville. Arrivée qui n’est pas passée inaperçue de par le lourd dispositif qui avait été déployé notamment là où il devait résider. «C’est curieux, il y a trop de policiers, de gendarmes et de militaires en faction, il doit se passer quelque chose d’important,» nous avait dit Mohamed H., un Béchari connu comme un loup blanc, au moment où nous traversions un grand quartier militaire de la ville. Il a fallu juste quelques minutes pour savoir que Gaïd Salah devait arriver à Bechar. D’ailleurs, quelques instants après, le quartier était bouclé et interdit à la circulation piétonne ou motorisée. «D’habitude, on ne voit que les militaires, les policiers ne se mêlent pas au dispositif déployé, en tout cas, pas d’aussi près», nous dit encore Mohamed. Il faut croire que la rumeur qui avait fait le tour de la ville quelques jours avant, selon des Béchari, devait impérativement obliger les forces de sécurité à «revoir leurs positions». «On dit qu’ils ont trouvé deux militaires tués dans la région, ils ne savent pas si c’est Daech ou un acte provocateur, on n’en sait rien du tout», nous a dit un professeur à l’université de Bechar.

LA 3EME REGION MILITAIRE EN ACTION «TACTIQUE»

Dès son arrivée dans cette ville garnison, Gaïd Salah a réuni tous les effectifs militaires de la 3ème Région pour les sensibiliser autour de la sécurité du pays et particulièrement de ses frontières. Le lendemain, d’importants contingents militaires se sont dirigés vers Boukaïs et Lahmar, à l’ouest du chef-lieu, à une cinquantaine de kilomètres des frontières marocaines pour mener des manœuvres militaires de grande intensité. «Tornade 2015» a été exécutée par de nombreux chars qui ont été déployés dans les immensités désertiques en vue de simuler une riposte (ou une attaque) tactique au cas où «qui que ce soit oserait intenter à la sécurité du pays,» avait martelé jeudi le chef d’ état-major devant ses troupes réunies. Les chars de «dernière génération» remuaient le sable et les hélicoptères le ciel. Le silence de ses lieux profonds a été dépecé par le bruit de violents coups de missiles et autres moyens de guerre. Premiers signes d’un week-end pas comme les autres dans la région, le bouleversement dans la programmation des vols d’Air Algérie en provenance d’Alger et d’autres villes vers Bechar. Un ATR qui devait arriver mardi à Bechar n’est arrivé que jeudi, bien après que l’avion de Gaïd Salah y avait atterri. Vendredi, le vol qui devait décoller à 10h 20 de Bechar pour Alger, ne l’a fait qu’à 19h. «Deux pistes sont fermées depuis hier, on ne peut rien faire avant qu’il ne reparte (Gaïd Salah ndlr),» nous ont fait savoir des policiers. Il faut avouer que la visite du vice-ministre de la Défense dans la 3ème Région militaire n’a fait que confirmer davantage les tares d’une compagnie aérienne nationale qui, depuis toujours, fait du non respect des horaires la règle de son fonctionnement. Notons que l’aéroport «civil» jouxte celui militaire réservé aux mouvements des hélicoptères et autres «engins» des forces terrestres de la 3ème Région militaire.

SIGNES «D’INSECURITE» NOUVEAUX

Entre-temps, Bechar vivait sous les sons «gnaouis» de ses ancêtres. Elle a organisé du 8 au 13 du mois en cours, la 8ème édition du festival «diwane» qui a fait de la troupe El Amal de la RASD son invitée d’honneur. Jeudi soir, ses responsables avaient aussi convoqué l’histoire en projetant le long film relatant le combat du Colonel Lotfi, un moudjahid tombé au champ d’honneur dans la région.
Le festival diwane a lui aussi affiché cette année, un signe «d’insécurité» nouveau. Habitué chaque année à recevoir une Américaine qui étudie le genre musical et joue du «Goumbri», les responsables ont été étonnés de la décision des autorités locales de l’encadrer par un dispositif sécuritaire. Tamara (c’est son nom) que tous les Bechari connaissent de par ses nombreuses visites dans la région, a été flanquée de deux policiers en civil pendant tout son séjour. Quand elle prenait le bus ou montait dans un véhicule de ses amis, un 4x4 blanc était toujours à ses trousses. «C’est bizarre, d’habitude personne ne s’inquiète de sa sécurité, on se demande pourquoi ces flics pour une personne qui n’a jamais eu de problème chez nous», relevaient ceux qui la connaissent. Les deux policiers (on ne sait s’ils étaient du DRS ou de la sûreté nationale) avaient logé dans l’hôtel où résidait Tamara et ne l’ont pas quittée d’une semelle.
Il semble que la tension monte aux frontières du pays. «Le terrorisme sévit largement en Afrique, notamment dans le Sahel et le Sahara», a affirmé vendredi dernier le 1er ministre, Abdelmalek Sellal, à partir de la tribune du 25ème Sommet de l’Union africaine dont les travaux se tiennent à Johannesburg. A l’heure de la prière du vendredi, le quartier militaire où résidait Gaïd Salah était quadrillé par des véhicules de l’ANP, de la gendarmerie, de la police, d’autres banalisés et même des ambulances. Les services de sécurité, tous corps confondus, étaient sur le pied de guerre. Les instructions et orientations du général de corps d’armées et chef d’état-major de l’ANP ont été fermes «pour qu’ils le restent et pour longtemps», nous dit-on.
Dans cette atmosphère de redéploiements sécuritaires «tactiques» pour se préparer à toute éventualité, la wilaya de Bechar peine à assurer un quotidien décent à ses habitants, loin de la lassitude qui la ronge et les ordures qui lui donnent un visage hideux. La ville n’arrive pas à se débarrasser décemment de ses poubelles. Elle est devenue sale et désordonnée. En 2014, son wali avait fait savoir aux journalistes qu’il avait reçu à l’occasion de la 7ème édition du festival diwane, qu’il avait créé l’entreprise de nettoiement «Saoura Net.» Dirigé pourtant par un ancien cadre du secteur de la santé, Saoura Net patauge dans le manque d’hygiène.

DJORF ETOURBA ET LES SACHETS VERTS

Beaucoup de Béchari affirment que ses éléments ne ramassent les ordures que «de temps à autre». Au moment où les commerces baissaient rideaux en prévision de la prière du vendredi, un camion avec une benne-tasseuse circulait à travers les rues presque désertes du centre-ville. Le nez et la bouche recouverts d’un masque, les mains gantées, deux agents en descendaient parfois pour prendre les «sachets» d’ordure jetés un peu partout sur les trottoirs dont les abords sont tout au long jonchés de sacs en plastique en général de couleur bleue et d’autres détritus comme les emballages et les bouteilles écrasées. La boutade de Hamid, un Béchari aigri mais marrant, est qu’un habitant de la ville est allé voir un responsable pour lui proposer de changer la couleur des sacs en plastique bleus par d’autres en vert. «Pourquoi ?» lui aurait demandé le responsable. «Si des avions survolent le ciel de Béchar, ils penseront que c’est de l’herbe», lui aurait répondu le citoyen. Dans toute la région, seuls les quartiers militaires sont propres. Le reste, tout le reste des espaces, croule sous les ordures. Les responsables et agents de Saoura Net ne semblent pas trop se fouler la rate. Les rares fois où ils sont vus «à l’œuvre», ils ne ramassent que quelques sacs, et laissent tous les autres sur leur passage. Ils ne balaient pas, encore moins ne nettoient à l’eau. L’eau est d’ailleurs rationnée «un jour sur deux,» nous disent des familles. Djorf Etourba, le barrage construit au nord-ouest, dans la région appelée Mridja, une splendide étendue d’eau en plein milieu désertique, donne aux visiteurs une agréable impression de fraîcheur. Mesures de sécurité obligent, pour le visiter, il faut déposer ses papiers d’identité au poste de contrôle. Le barrage est tout près des frontières avec le Maroc.

QUAND KANDAHAR SE REINCARNE A BECHAR

L’inconvénient est qu’une fois le niveau de l’eau diminue (c’est arrivé l’année dernière), les autorités paniquent mais ne décident pas d’alternatives. «Le barrage est initialement destiné à irriguer le fameux périmètre d’Abadla, il n’en est rien, puisque l’agriculture n’a toujours pas décollé, il dessert en eau potable Bechar, la commune de Abadla et Kenadsa. «Pour palier à tout manque d’eau et remettre les choses à leur place, des forages devaient être réalisés depuis longtemps mais rien n’a été fait,» nous dit notre accompagnateur. Paradoxe des situations, l’oued Bechar est souvent en crue en raison des fortes pluies qui se déversent sur la région. Partageant la ville en deux, l’oued a débordé cette année mais, une fois l’hiver passé, il déborde d’ordures et d’eaux usées. Les odeurs nauséabondes empestent l’atmosphère. Paysage désolant. Il l’est d’autant quand on jette un œil dans les différents quartiers de la ville. Des cités dortoirs en plein sud pourtant si vaste et si spacieux. Du béton partout ignorant les plus infimes caractéristiques du style des maisons du sud d’antan. La cité des 250 logements sent mauvais. Les enfants jouent au milieu de poubelles à ciel ouvert. Si les quartiers «construits» des militaires sont propres, (les habitants de la ville n’ont pas le droit d’emprunter leurs trottoirs), les terrains nus qu’ils ont clôturés pour en faire des propriétés des casernes, sont pleins de sachets bleus sales et d’autres détritus emportés (ramenés) par les vents. Le tout nargue l’écriteau «Interdiction de jeter des ordures» accroché à la clôture. Hay El Badr ou la cité des 470 logements est tout aussi sale. Elle grouille d’immondices. L’annexe de l’APC ouvre ses portes sur un terrain d’ordures. Appelée aussi Zone bleue, hay El Badr est le quartier qui abrite un théâtre de verdure (plein air) qui n’a pas ouvert ses portes alors que le festival diwane tient ses soirées dans le stade de la ville qui est en pleine réfection. Des barricades (les grilles grises) entourent la scène et séparent ainsi les groupes d’artistes des tribunes et du centre du stade. «Le festival ne peut pas être organisé dans le théâtre de verdure parce que le quartier est malfamé, les autorités locales savent que la prostitution et les drogues sévissent à grande échelle dans ces endroits mais elles ont quand même construit le théâtre», répliquent des citoyens. «Un jet de pierre peut facilement viser la scène, on ne peut protéger ni les artistes ni les citoyens,» nous dit un des organisateurs du festival. Hay El Badr ou Zone bleue s’appelle plus «Kandahar». Tout un parallèle avec un endroit du monde où le commerce de la drogue a fait plier l’échine aux forces même de l’OTAN.

SAOURA NET ANEANTIE PAR LE MANQUE D’HYGIENE

Le marché «de proximité» du centre-ville, lui aussi, active au milieu des poubelles. Tout se mélange, marchandises, fruits et légumes, poubelles, emballages, vendeurs, acheteurs, généralement sous un soleil de plomb. Les responsables du ministère de la Culture n’ont d’ailleurs trouvé que le mois de juin pour organiser le festival diwane à Bechar alors que ses organisateurs locaux avaient proposé les dates du 22 au 29 mai. L’on remarque que cette année, beaucoup de festivals et événements culturels ont chevauché comme si le choix de dates «raisonnables» pour leur tenue relevait de l’exploit. D’envergure nationale, le festival diwane de Bechar n’a même eu, cette fois-ci, une couverture médiatique appréciable. «Les journalistes ont préféré rester à Oran pour couvrir le festival du film arabe, ils ont raison, une prise en charge totale dans des hôtels luxueux, en plus avec la brise maritime, Bechar devient le goulag», se contente de relever un responsable. Bechar n’est pas très bien éclairé. Nor Bechar, une entreprise nouvellement créée pour assurer l’éclairage public ne fait mieux ni plus que Saoura Net. L’ancien responsable des Scouts musulmans qui la dirige ne lui a pas inculqué l’esprit appliqué de ce corps social connu pour être consciencieux. «On est un laboratoire d’expériences, le nord nous envoie des responsables qui ne gèrent que leur carrière, ils exploitent l’amabilité des habitants pour leur faire croire qu’ils travaillent, ils gèrent des administrations incompétentes», nous disent des Becharis.

LE FESTIVAL DIWANE N’A PAS EU SA M’BITA

C’est avec des moyens dérisoires que les responsables de la culture se sont acquittés de leur tâche d’organiser cette 8ème édition d’un genre musical qui stagne. Ce sont 22 groupes qui ont joué le Karkabou sur la scène du stade de Bechar. Ils sont rares ceux d’entre eux qui ont tenté l’innovation. «Ce diwane risque la disparition, ni la musique, ni les instruments encore moins les paroles n’évoluent, il faut qu’on songe à sa transcription avant qu’il ne soit trop tard», nous affirme un professeur de musique, membre du jury. Le festival n’a pas eu droit cette année, à sa «ellila» ou «M’Bita» un long moment où le diwane est raconté, dansé et vécu sous tous ses étranges rituels. Le festival manque terriblement de moyens jusqu’à voir certains de ses organisateurs dépenser de leur poche, traditions d’hospitalité des gens du sud obligent.
Avec une subvention revue à la baisse et non encore débloquée selon les propos à Alger d’un cadre du ministère de la Culture, les groupes se sont produits tous les soirs devant un public devenu important seulement le dernier jour des épreuves du bac, c’est-à-dire à deux jours de sa clôture. C’est le seul festival qui se tient au sud-ouest du pays. Même «El Maoussim» de la belle palmeraie de Taghit, a été abandonné. Pourtant, la chaîne hôtelière El Djazair a rénové son hôtel dont les fenêtres donnent directement sur les dunes. Fabuleux décor. Les prix des chambres découragent cependant plus d’un touriste, aussi grand soit son amour pour ces contrées mythiques. Les Bécharis remarquent encore que les artistes du nord ne se produisent pas chez eux, comme, nous disent-ils «si les gens du sud du pays sont des étrangers.»
Bien que le diwane ne semble pas figurer parmi les priorités du ministère de tutelle, ses organisateurs ont besoin «d’aide» pour le classer «patrimoine national.» C’est leur vœu. Il est vrai que les habitants de Bechar sont aimables, gentils et hospitaliers et qu’ils font du mot pour rire un moyen de résistance. Ils l’entretiennent pour supporter un quotidien où l’Etat semble totalement absent.

LES CONTINGENCES DE POUVOIRS

Autre paradoxe dans un paysage socio-économique désastreux, les commerces débordent de marchandises de tous genres, des légumes, aux fruits, aux bonnes épices, à l’électroménager de grandes marques et autres textiles et tous autres produits alimentaires. Les prix fluctuent selon les humeurs et les conditions climatiques. La pomme de terre a eu ses moments de folie à Bechar pour atteindre les 70 DA et plus le kg. «Khabar aajil : (urgent :), lit-on sur une pancarte d’un commerce : la pomme de terre à 40 DA». L’humeur reste intacte même dans les moments les plus réfractaires que pourrait vivre la société. Si le général de corps d’armées, chef d’état-major de l’ANP, vice-ministre de la Défense, le général Ahmed Gaïd Salah est venu le week-end dernier à Bechar, inspecter et instruire les troupes et prendre le pouls de la situation sécuritaire dans la région, c’est par ailleurs aussi pour démontrer aux politiques qui lui ont reproché sa rudimentaire lettre de félicitations au SG du FLN, que ses missions «constitutionnelles» sont restées intactes. L’impair protocolaire qu’il a commis par l’envoi de sa missive à «un civil», ne semble lui poser aucun problème, ni à lui ni aux décideurs. Normal, puisqu’il s’inscrit dans leur logique de «parti unique» dont le Comité central se composait d’un grand nombre de membres de l’ANP. C’était quand le Conseil de la révolution de Boumediene faisait la loi. C’était aussi avant que le 5 octobre 88 n’emporte tout sur son passage au temps de Chadli. Le régime politique en place depuis des lustres, bien qu’il a été totalement bouleversé par Bouteflika pour le ramener à sa propre (juste) mesure, veut par le biais d’un Saadani de contingences de pouvoirs, entretenir ses réflexes de vieux «routiers». Ils sont à l’aise puisqu’ils savent que c’est la relève (qu’il faut) qui manque le plus à ce pays.
En attendant, Bechar et bien d’autres régions fument du kif (et autres drogues) que les frontières même fermées avec le Maroc laissent passer en grandes quantités. «Tout le monde fume chez nous, on a toutes sortes de psychotropes, le marché en abonde, c’est peut-être cet état de dépendance qui permet à de nombreux habitants de tenir à la vie sans se rendre compte qu’ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone», tentent des Béchari d’expliquer.