Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Solidarités communautaires et citoyenneté

par Arezki Derguini *

Dans une large part, les constructions étatiques nationales, dans les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique, se sont opérées de manière autoritaire par rapport aux structures sociales.

Dans une première phase, elles ont opposé une minorité, possédant un certain esprit de corps, à la majorité de la population[1]. Dans une deuxième phase, étant donné l'échec de l'industrialisation qui n'avait pu produire une propriété sociale[2] durable, on a voulu, dans une tentative de reconstruction de l'État national et en se référant à l'idéologie universelle des droits de l'Homme (démocratie, économie de marché), s'appuyer sur la majorité de la population. Ce qui a conduit à un nouvel échec du fait de la transformation de la majorité politique, en majorité démographique, avec la résurgence des anciennes solidarités communautaires.

Si nous refaisons l'histoire de la démocratie, le modèle de référence étant celui de la Grèce antique, on peut dire que la démocratie a, d'abord été une démocratie ethnique. La communauté politique n'a cessé de s'apparenter à la démocratie ethnique qu'avec la nouvelle division de la société, en classes, qui a effacé les anciennes divisions communautaires. La démocratie représentative moderne, basée sur le pouvoir d'une majorité sociale, oppose une majorité politique à des minorités qui détiennent les divers types de capitaux, dont ceux économiques et culturels. C'est cet équilibre, entre le pouvoir politique, au caractère englobant, et les autres pouvoirs, qui a rendu possible le retrait des appartenances communautaires, avec l'émergence d'une propriété sociale et qui a ouvert le champ de la citoyenneté démocratique.

Au plan mondial, avec la crise sociale qu'accompagnent les nouvelles révolutions industrielles, on assiste à une résurgence du communautarisme et de la démocratie ethnique. Le pouvoir politique dans les anciennes démocraties nationales se trouve confronté à des pouvoirs économiques qui le débordent et remettent en cause les droits sociaux. Un mouvement de repli s'observe, dès lors, sur des solidarités du type ancien.

Dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique, avec l'universalisation du modèle démocratique, on assiste à un retournement de la démocratie politique en démocratie ethnique ou confessionnelle, avec une domination des majorités sociales sur les minorités, dans le cadre de territoires qui n'avaient pas été conçus dans une perspective d'autodétermination. Ce qui place le système démocratique dans des impasses politiques : le système politique se transforme en système clientéliste et les minorités, ne pouvant donner de la voix, préfèrent la sortie[3].

Les minorités, construites par le découpage territorial, remettent, alors, en question leur loyauté vis-à-vis de l'État post-colonial. Les frontières des États avaient été établies afin de diviser les anciennes puissances sociales (les tribus ou communautés religieuses), ou au mépris de celles-ci, pour asseoir le pouvoir d'une minorité qui devait servir de relais aux puissances extérieures[4] plutôt que d'avoir ses appuis, auprès des communautés locales. Une autre perspective aurait été que l'on s'appuie sur les puissances locales pour avoir quelque autonomie, vis-à-vis des puissances extérieures, mais tel n'était pas le dessein des puissances coloniales et des importateurs de l'État. L'émergence de la nouvelle appartenance au fondement de la citoyenneté démocratique aurait pu s'effectuer, compte tenu, des anciennes divisions sociales afin d'impliquer les sociétés dans leurs mutations.

La transformation progressive des anciennes ressources de solidarités et la mise en place de nouvelles, aurait été, explicitemen,t posée comme programme social et politique, non pas comme un but en-soi ou un moyen suffisant, mais comme une exigence de la solidarité, quant aux nouveaux défis industriels et économiques. Les anciennes solidarités se seraient, progressivement, mises en retrait, elles auraient apporté leur contribution pour faire place à une solidarité, plus grande, parce que plus puissante et plus en mesure de produire de l'autonomie, dans la nouvelle conjoncture industrielle. Le désir collectif et individuel d'autonomie aurait pu constituer une formidable énergie de transformation sociale. La machine sociale aurait parfait ses rouages. Parce qu'on a empêché les individus et les collectivités d'utiliser et de transformer leurs ressources, parce que l'on a voulu faire table rase, le mouvement d'industrialisation est resté exogène au mouvement social. Pourtant, la guerre de Libération n'avait pas procédé autrement : le colonialisme avait défié la société algérienne pendant cent trente ans[5], les collectivités n'avaient pu sortir de leur particularité et du corset colonial et adhérer à l'idée nationale que dans le creuset de l'émigration. Mais elles n'ont pu triompher du colonialisme qu'en mobilisant les anciennes ressources de solidarité, qu'elles soient sociales ou religieuses.

Au contraire de ce que l'on a pu penser, les ressources de solidarité ne sont pas exclusives. Chacune, ou une certaine combinaison d'entre elles, est plus ou moins adaptée, selon le contexte. Avec l'État post-colonial, cette mobilisation a été combattue par l'entreprise de modernisation afin de perpétuer, tout compte fait, la dépendance vis-à-vis des richesses naturelles. Au lieu de considérer les ressources de solidarité dans leur complémentarité, dans leur conjonction et leur efficacité, le processus de modernisation a combattu celles de la majorité pour établir la domination d'une minorité dont l'esprit de corps était, pourtant, largement imprégné.

Ce qui se passe, en ce moment, au Moyen-Orient, à commencer par l'Irak, avec l'effondrement des États post-coloniaux, nous instruit en cela, que les divisions et solidarités sociales anciennes ne pouvaient prendre leur juste place que si, aux ressources qu'elles procuraient, s'étaient ajoutées de nouvelles ressources, autrement partagées et autrement adaptées. Leur simple dévalorisation par l'État post-colonial a conduit à une déstructuration sociale qui a réactivé des ressources communautaires, conduisant le système politique dans l'impasse, étant donné les frontières coloniales, ou à la production de ressources communautaires de substitution. La réussite fulgurante de l'État islamique, selon Pierre-Jean Luizard, revient à deux facteurs : il a donné un étendard aux populations sunnites qui ne se reconnaissaient plus dans leurs États respectifs et il a délégué le pouvoir local aux populations locales[6].

Très souvent, dans le processus de modernisation, les ressources en solidarité ont pu être mobilisées par certains groupes, mais non par tous. D'une telle situation, des groupes ont construit leur domination et d'autres, leur résistance. Ces ressources se sont donc retrouvées, finalement, en compétition. Les unes mobilisées, fortes d'autres ressources et s'activant à s'agréger de nouvelles et les autres dispersées, dans un état de, plus ou moins, grande latence[7]. Tant que les organisations pouvaient supporter leur compétition, ces ressources demeuraient sous-jacentes. Mais dès lors qu'elles ne le peuvent plus, les groupes qui sont exclus de la compétition, entrent en sécession et mobilisent les ressources communautaires, de manière explicite. Bref, une transformation sociale ne peut être portée par la société qu'avec son consentement. Autrement, se crée, en son sein, une dynamique de résistance ou d'autonomisation qui active ou produit ce type de ressources. Le projet moderniste qui voyait dans ces ressources communautaires, des moyens de résistance à la modernisation est un point de vue externe à la société. Il n'est pas celui d'un processus d'auto-transformation qui vise à accroître les ressources d'autonomie de la société. Il est celui de puissances extérieures qui convoitent les ressources naturelles de pays tiers en s'appuyant sur des minorités autochtones qui en tirent avantage et en détruisant les ressources propres de la société. Or, la destruction des ressources anciennes de solidarité pousse la société à produire de nouvelles ressources de substitution. Dans le cas des États post-coloniaux, ces ressources de substitution n'ont pas été celles d'une citoyenneté partagée.

*Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas, Sétif. Député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.

[1] Pour un rapport ramassé sur l'Irak et la Syrie, voir l'entretien avec Pierre-Jean Luizard ? »Des racines historiques à la faillite des États : comment l'État islamique (EI) est monté en puissance.»

http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Pierre-Jean-Luizard-1937.html

[2] Ou si l'on préfère une réelle solidarité nationale. Selon Robert Castel, « La propriété est ce qui fonde l'existence sociale parce qu'elle encastre et territorialise. C'est le remède, et sans doute, pour l'époque, le seul remède contre le mal social suprême, la désaffiliation ». Les métamorphoses de la question sociale, Folio, coll. « Folio essais », août 1999, p 491, chapitre VI ( « La propriété sociale » ). La propriété sociale est une « sorte de moyen terme qui inclut la protection sociale, le logement social, les services publics, un ensemble de biens collectifs fournis par la société et mis à disposition des non-propriétaires pour leur assurer un minimum de ressources, leur permettre d'échapper à la misère, à la dépendance et à la déchéance sociale». In «Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi», Robert Castel et Claudine Haroche, Fayard, Paris 2001.

[3] A. O. Hirschman,» Exit, Voice, loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States», trad. française C. Bessayrias : » Défection et prise de parole» (1970), Paris, Fayard, 1995. Et Pierre-Jean Luizard cit. op..

[4] Selon le rapport que l'on avait eu avec l'ancienne puissance coloniale, on pouvait choisir le camp occidental ou le camp soviétique. Le camp des mouvements de libération nationale étant pris entre les deux.

[5] On peut égrener toute la liste des révoltes qui n'ont conduit qu'à une plus grande emprise de la colonisation.

[6] Pierre-Jean Luizard auteur du livre « Le piège Daech. L'État islamique ou le retour de l'Histoire », La découverte, Paris, 2015 : «Là où Daech prospère, les États ne ressusciteront pas».

http://www.liberation.fr/monde/2015/03/06/la-ou-daech-prospere-les-etats-ne-ressusciteront-pas_1215698

[7] Sur la permanence et l'activité de ces anciennes ressources, on peut renvoyer aux travaux de Yazid Ben Hounet sur la tribu, en Algérie, et ceux de Dawood Hicham, en terre d'Islam. On citera, en particulier, l'article de Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, « Une lecture d'anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d'une prise de liberté avec le droit » In: Tiers-Monde. 2000, tome 41 n°161. Corruption, libéralisation, démocratisation.