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La mémoire,toute la mémoire, rien que la mémoire

par Brahim Senouci

Alors que nous apercevons les flammèches annonciatrices des réveils des volcans assoupis, il serait utile d'essayer de comprendre les ressorts cachés de notre propension au pire. Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir un débat serein ? Pourquoi dérapons-nous si vite vers la violence ? Pourquoi chercher chez l'Autre, le compatriote, la dissemblance plutôt que la ressemblance ? Pourquoi notre premier mouvement est-il de le rejeter, de se disposer à l'affronter, plutôt que de lui tendre la main ?

Des siècles d'abaissement, de servitude, de massacres, expliquent dans une certaine mesure cette attitude. Ils l'expliquent d'autant plus qu'aucun des épisodes tragiques qui ont rythmé la vie de notre peuple n'a été revisité, éclairé. Bien qu'ayant conquis par nos propres et faibles moyens nos indépendances, nous n'avons pas su produire les récits hagiographiques, nous n'avons pas su héroïser ce passé, le transfigurer pour faire de nos résistances et de nos victoires le cœur de notre mémoire. De la lutte obscure de ces guérilleros dépenaillés ferraillant de leurs modestes pétoires contre l'armée la plus puissante d'Europe, du miracle de notre victoire, nous aurions pu faire une épopée, qui aurait donné du souffle à notre entreprise de remise sur pied après l'indépendance. L'esprit de résistance aurait pu irriguer notre combat post guerre de libération pour nous guérir de l'acculturation, de l'ignorance, pour en finir avec les caractères qui nous ont prédisposés à être d'éternels colonisés?

Au lieu de cela, nous avons eu droit à un tissu de mensonges imbéciles, destinés en priorité à maintenir au pouvoir une caste de pillards avides, ne songeant qu'à prélever le tribut le plus lourd possible sur la bête, comprendre l'Algérie, qu'ils croyaient avoir conquise !

Alors, plutôt que de mordre au misérable appât d'une histoire apocryphe, les Algériens ont été réduits à se bricoler des bouts de légende, seule façon de s'inventer un passé, une éternité? Chacun de nous a été revisiter les recoins d'une mémoire éclatée, aphasique, pour y déceler les ingrédients de la construction d'une estime de soi. En l'absence d'une entreprise à caractère national, portée par la société algérienne dans son ensemble, nous sommes plus proches du bricolage que d'une avancée sérieuse vers la reconquête symbolique de notre passé. Bricolage ? Le mot est faible. C'est que ces tentatives hétéroclites sont en réalité lourdes de menaces?

Pour notre malheur, en matière de prépositions, nous sommes plus portés vers le «contre» que vers l'»avec». Pour fouiller dans le passé, nous utilisons la boussole qui nous indique la direction du «moins d'Algérie», de la séparation de ces compatriotes dont la proximité nous renvoie aux trop nombreux jours sombres de notre histoire.

Du mauvais usage de la mémoire : dialogue (imaginaire) entre deux époux ?

- Fatma, tu étais là quand j'ai été licencié de mon boulot ?

- Oui, Omar.

- Tu étais là quand j'ai été emprisonné sur la foi d'une dénonciation fausse ?

- Oui.

- Tu étais là quand j'ai eu cette attaque cardiaque et qu'il a fallu appeler le SAMU en urgence ?

- Oui.

- Tu étais là quand j'ai failli succomber à un cancer du poumon. C'est toi qui m'a poussé à aller voir le docteur après m'avoir entendu tousser jusqu'à cracher mes poumons ?

- Oui.

- Tu étais là quand mon entreprise a connu la ruine à cause d'un associé indélicat ?

- Oui.

- Finalement, c'est toi qui me porte malheur. Je ferais mieux de te quitter !

A l'image de Omar, nous tenons nos compatriotes comme coupables de nos tragédies, porteurs de poisse, simplement parce qu'ils en ont été les témoins. Plutôt que de glorifier une époque où nous nous secourions les uns les autres, nous préférons éloigner, voire supprimer les témoins de nos disgrâces. Comme dans un immense bazar à ciel ouvert, nous furetons parmi les lambeaux de notre histoire. Pour en tirer la justification d'une conduite que nous avons décrétée a priori, nous sélectionnons les éléments, vrais ou fantasmés, qui correspondent au but recherché. Pour cela, nous n'hésiterons pas à nous risquer dans le passé lointain, à remettre en cause ce qui, pour nos aïeux, tous nos aïeux, coulait de source, comme notre berbérité originelle, notre islamité et notre arabité acquises et intégrées dans le tréfonds de notre inconscient collectif. Sous nos yeux incrédules, se noue le scénario stupide et cruel du détricotage de notre identité par des apprentis sorciers.

La cause n'est pas perdue. Il faut retrouver un élan collectif, partir à la redécouverte de notre Nation, de ses valeurs, de son patrimoine culturel. Il nous faut dépoussiérer les archives et donner à connaître à notre peuple la réalité de son cheminement à travers les siècles. Il nous faut surtout rompre avec la double tendance mortifère de l'hypermnésie et l'hypomnésie. Pour les besoins de cette cause imbécile, les tenants de la séparation ont tendance à sélectionner certains éléments de l'Histoire et en faire une représentation exagérée et reléguer les autres dans l'ombre de l'oubli. Il faut que nos chercheurs, nos sociologues, nos historiens, remettent le bleu de chauffe pour nous fournir les éclairages incontestables, de nature à couper l'herbe sous les pieds des faussaires.

La définition d'une Nation tient dans ses frontières culturelles. L'Etat-Nation est un ensemble tel que les frontières géographiques se confondent avec les frontières culturelles. Le ciment d'une Nation est la mémoire partagée. Son tombeau est l'éclatement en mémoires antagoniques. Le danger est là pour notre pays.

Toute initiative de nature à lancer ces immenses chantiers est bienvenue.

Je voudrais en citer une en particulier, due à un groupe de citoyens algériens, issus de toutes les régions de notre pays et des diasporas en France, au Canada, aux Etats-Unis? Ce groupe a fondé une association intitulée «Académie de la Mémoire Algérienne ». Cette association s'inscrit très exactement dans le cadre ci-dessus. Une demande d'agrément a été déposée auprès des autorités compétentes en octobre 2014. Le récépissé légal n'a pas été remis aux dépositaires. Aux dernières nouvelles, le dossier serait sur le bureau d'un sous-directeur du Ministère qui «explique » qu'il est bloqué dans l'attente d'une décision du ministre ou du Secrétaire général? Espérons que ce «blocage » n'est que circonstanciel et que les énergies réunies dans cette association pourront très rapidement se déployer en toute liberté?