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La criminalité : l'autre défi de la transition politique en Libye

par Abdelkader Abderrahmane *

Depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011, la Libye est plongée dans une guerre civile qui ne dit pas son nom, renvoyant ainsi aux calendes grecques la transition politique si nécessaire à la stabilité du pays. L'une des conséquences de cette instabilité politique est que la criminalité, responsable entre autres de la tragédie humaine qui a actuellement lieu au cœur de la Mare Nostrum, est en train de prendre des proportions alarmantes, mettant en danger toute perspective de normalisation politique.

TRAFICS EN TOUS GENRES

En quelques années, la Libye est sans nul doute devenue un vaste marché à ciel ouvert où toutes sortes de produits vendus illégalement sont disponibles, faisant ainsi le bonheur des groupes criminels et leurs complices. Armes légères, essence subventionnée, voitures d'occasions provenant d'Europe et destinées aux marchés sub-sahariens, produits électroniques, alcool, médicaments, drogues, immigration clandestine et bien d'autres encore, sont autant de produits et d'opportunités sujets à la contrebande et au trafic.

MIGRATION, DROGUES, VIOLENCE ET DANGER SANITAIRE

La Libye est depuis longtemps un point de passage quasi-obligé pour les migrants sub-sahariens -mais pas seulement- candidats à l'immigration vers l'Europe. Cependant, l'absence actuelle d'autorité gouvernementale et sécuritaire aidant, ces migrants sont aussi devenus une importante source de revenue pour de nombreux criminels libyens et africains qui n'ont aucun scrupule à s'enrichir sur la misère et le désespoir de ces candidats à l'exil. En effet, ce trafic humain des temps modernes, extrêmement bien organisé, est parfaitement intégré dans un système économique régional et continental où passeurs, gangs armés, tribus, milices et forces de l'ordre sont financièrement gagnants.

Cette immigration clandestine est en outre, et dans bien des cas, étroitement liée au trafic de narcotiques. En effet, parmi ces migrants, nombreuses sont les mules provenant d'Afrique de l'Ouest qui transportent avec elles de la drogue, principalement de la cocaïne, des métamphétamines mais aussi de plus en plus d'héroïne afin de financer leurs traversées. La présence perceptible de nombreux Nigérians en Libye et les nombreuses saisies de drogues en parallèle d'arrestations de clandestins sub-sahariens indique en effet une étroite corrélation entre le trafic de drogue et l'immigration clandestine.

A cela s'ajoute le trafic de haschich et de résine de cannabis provenant du Maroc qui est lui aussi en nette augmentation. La drogue est transportée soit à travers l'Algérie et la Tunisie ou bien encore directement par voie maritime à partir du royaume chérifien, pour être ensuite le plus souvent débarqué à l'est du pays, près de la frontière égyptienne.

L'une des raisons à cette augmentation du trafic de stupéfiants en Libye s'explique par le fait qu'en sus de l'état de délabrement des institutions libyennes et l'absence d'état de droit, le renforcement policier en Afrique de l'Ouest ainsi que la présence de l'armée française au Mali, a eu pour conséquence directe de déplacer le flux du transport de drogue vers ce pays.

Aussi, l'une des conséquences à tout cela est que le marché de la drogue est actuellement florissant en Libye, en particulier dans le nord du pays. Il est en effet très facile aujourd'hui de se procurer toutes sortes de drogues, avec une nette augmentation de cocaïne, de drogues de synthèse ainsi que d'héroïne, mais aussi de médicaments souvent vendus avec la complicité d'officines pharmaceutiques indélicates.

Cette augmentation de consommateurs de drogues -aucunes statistiques officielles n'existent cependant à l'heure actuelle sur le nombre de toxicomanes - et du trafic est aussi dû au fait qu'afin de créer la demande et d'ouvrir ainsi le marché, en particulier synthétique et médicamenteux, le prix de la drogue demeure relativement bas, devenant ainsi accessible aux plus modestes. Cependant, la consommation de drogue telle que l'héroïne par les Libyens, qui ne prennent souvent aucune précaution sanitaire, augmente aussi le risque d'infections et de transmissions de maladies telles que le VIH ou d'hépatites.

En outre, dans un pays où la consommation de produits illicites de cette envergure est somme toute nouvelle, ces consommateurs bousculent les normes culturelles ainsi que les structures sociales, engendrant par là même à leur encontre une discrimination sociale ainsi qu'une violence inhabituelle de la part de leurs communautés.

MILICES ET ABSENCE D'AUTORITE GOUVERNEMENTALE

La corruption qui gangrène les institutions libyennes et l'absence d'autorité gouvernementale ajoutée aux intérêts personnels impliquant les trafiquants, les tribus, les gangs armés et autre milices a pour conséquence directe d'augmenter la violence ainsi que d'accroitre l'instabilité politico-économique du pays, compliquant de ce fait une donne sécuritaire déjà extrêmement complexe. A cet égard, les milices qui de facto contrôlent une large part du pays portent une grande responsabilité dans la criminalité qui s'opère en Libye. En effet, l'aéroport de Tripoli géré et contrôlé par les milices de Zintan par exemple est aujourd'hui un hub pour toutes sortes de trafics, exerçant ainsi une influence politique et économique supplémentaire. Et si ces milices ne sont pas nécessairement directement impliquées dans ces transactions illégales, elles n'en bénéficient pas moins, en offrant par exemple leur protection et complicité aux trafiquants, n'oubliant cependant pas de prélever leurs dîmes au passage.

En effet, parce que les profits financiers sont énormes, la criminalité en Libye engendre une violence hors norme motivée en cela par le contrôle du marché illégal. En conséquence, ces groupes armés n'hésitent par ailleurs pas à utiliser leurs armes afin de régler des différends entre eux mais bien plus encore, à tirer sur les forces de sécurité avec une violence inhabituelle.

Certaines tribus se sentant exclues de l'arène politique et économique ne sont pas en reste et de par leurs réseaux et leurs excellentes connaissances du vaste désert libyen, jouent aussi un rôle important dans cet énorme trafic. Enfin, à l'instar de Daesh qui finance ses actions grâce à la vente du pétrole sur le marché noir, les terroristes présents en Libye bénéficient également de cette manne financière tirée de ces différents trafics. Ce qui ne les empêche nullement de poursuivre leurs macabres et légendaires atrocités qui consistent à assassiner des innocents comme l'ont récemment été 28 migrants éthiopiens.

COOPERATION REGIONALE

Si la transition politique en Libye est actuellement au point mort et si la menace terroriste est une réalité pour la région dans son ensemble, la criminalité galopante ne fait que compliquer une équation sécuritaire déjà inquiétante. A l'image de l'Albanie de 1996-1997, la situation de guerre prévalant en Libye a favorisé l'émergence d'une économie parallèle contrôlée par des criminels mafieux, mettant ainsi en péril l'Etat libyen, ses institutions et son économie. Cette situation alarmante qui demeure un sérieux obstacle à la construction d'un Etat de droit, est aussi extrêmement préoccupante pour non seulement les Libyens mais pour la région sahélo-maghrébine dans sa globalité, ainsi qu'à moyen terme, pour l'Europe voisine.

Aussi, et afin d'être efficace, la lutte contre la criminalité qui demeure un problème régional voire international, se doit d'être coordonnée, telle la coopération régionale qui existe déjà entre la Libye, la Tunisie et l'Algérie. A l'instar de ce que fait l'armée algérienne qui a considérablement renforcé la sécurité sur sa frontière est, et ce faisant, exerce une extrême pression sur les trafiquants et autres criminels qui n'ont plus d'autres options que de traverser les frontières à pied, limitant ainsi leurs choix de routes à emprunter. Seuls ce genres d'actions pourra, sinon mettre un terme, tout du moins réduire les activités criminelles et terroristes sévissant actuellement en Libye.

* Analyste et consultant géopolitique, spécialiste des questions de sécurité en Afrique