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Immigration : « routes de la mort » en Méditerranée

par Pierre Morville

Chaque année, des milliers de migrants illégaux meurent en naufrage.

Le 19 avril dernier, sept à neuf cents migrants clandestins ont trouvé la mort au large de la Libye dans le naufrage d'un bateau-poubelle affrété par des passeurs voyous.

Dans la nuit, le chalutier avait lancé un appel au secours reçu par les garde-côtes italiens qui ont aussitôt demandé à un cargo portugais de se dérouter. À son arrivée sur les lieux, à environ 120 milles (220 km) au sud de l'île italienne de Lampedusa, l'équipage du cargo a vu le chalutier chavirer. C'est probablement quand les centaines de migrants à bord se sont précipitées tous du même côté à l'arrivée du navire portugais que le drame s'est produit.

En octobre 2013, toujours au large de Lampedusa, le naufrage d'une embarcation transportant environ 500 migrants clandestins avait fait 366 morts. L'Europe s'en était déjà émue sans trouver de solutions. Le drame récent interpelle à nouveau l'UE, sommée de prendre enfin des mesures d'aide aux réfugiés. Des milliers de migrants, originaires du Maghreb, du Proche-Orient et de l'Afrique centrale s'embarquent sur des bateaux de fortune, mal équipés par des passeurs-trafiquants qui réclament de surcroît des sommes importantes aux candidats. Et beaucoup d'embarcations sombrent régulièrement au milieu de la Méditerranée.

Le danger ne vient pas que de la mer : on estime que le risque de voyage grave ou mortel d'un migrant en situation irrégulière peut atteindre 2 à 4%, que ce soit par mer à travers la Méditerranée ou sur terre par les Balkans, pour les migrants en provenance des pays à l'est de l'Europe. Les flux sont mélangés, mêlant des migrants économiques, et des réfugiés, cherchant le plus souvent à sauver leurs vies, comme cela a été notamment le cas de la fuite hors de leur pays de Libyens et de Syriens.

L'Europe peine à trouver une solution

La 1ère réponse des Européens a été naturellement une intensification des contrôles. L'Italie, l'une des destinations, avec la Grèce, visée par les migrants irréguliers, a lancé ainsi une opération de contrôle, curieusement dénommée mare nostrum (« notre mer » ; et pas la leur ?). Mais le dispositif s'est vite avéré inefficace. Pire, au fur et à mesure que les nouveaux contrôles voulus plus rigoureux s'effectuent, les migrants recherchent des itinéraires différents mais souvent plus longs et plus dangereux. Malgré le danger, les candidats sont souvent plus nombreux chaque année. Et-il possible de chiffrer et prévoir l'évolution à venir des flux migratoires de l'Afrique vers l'Union européenne ?

 La fondation italienne ISME, citée par le journal L'Internationaliste, évalue pour l'année 2013-2014, un flux annuel de 300.000 migrants irréguliers -un millier par jour- estimant que ce mouvement devrait rester à ce niveau jusqu'en 2025. L'évolution géographique est cependant significative : l'Afrique du Nord qui pèse aujourd'hui 45% des mouvements, passerait à moins de 30% et le poids du centre/sud de l'Afrique s'accroîtrait proportionnellement.

Moins d'une semaine après le dernier naufrage, l'Union européenne s'est donc réunie en urgence lors d'un sommet extraordinaire, jeudi 23 avril, à Bruxelles. Dans un climat de désaccord et de « chacun pour soi », trois nouvelles mesures se sont dégagées. L'Union européenne va tout d'abord tripler le budget de « l'opération Triton ». Triton, c'est le nom de l'opération européenne de surveillance et de sauvetage en mer qui a pris la suite de mare nostrum en élargissant la contribution et les moyens à l'ensemble de l'Europe. Actuellement, son budget s'élève à trois millions d'euros par mois. « Nous voulons agir vite, ce qui signifie tripler les ressources financières », a indiqué la chancelière allemande Angela Merkel. Mais « cette aide doit se faire à certaines conditions : cela signifie que les gens que nous recueillerons seront amenés dans le pays le plus proche, c'est-à-dire, sans doute l'Italie, et qu'ils ne puissent pas demander l'asile en Grande-Bretagne », a averti David Cameron, le Premier ministre britannique. Face à l'important afflux de migrants provenant de pays ravagés par des guerres, les leaders européens avaient envisagé d'accueillir 5.000 réfugiés. A l'issue du sommet, Angela Merkel a assuré que les pays de l'UE n'avaient « fixé aucun chiffre, parce que nous pensons que 5.000 n'est pas suffisant ».

L'UE veut également s'attaquer aux gangs de passeurs où certains voient la main de Daesh et de groupes islamistes radicaux ravis de cette nouvelle occasion de déstabiliser les Européens.. Pour la France et l'Angleterre, cela passe par une nouvelle intervention armée sur le territoire libyen, principal port de départ. Mais cela nécessite une autorisation de l'ONU.

Une perspective qui inquiète certains états-membres de l'organisation internationale et choque les médias internationaux. Ceux-ci n'oublient pas la catastrophe générée par la précédente intervention militaire en Libye. Il Manifesto accuse ainsi les pays occidentaux d'être coresponsables des situations qui poussent toutes ces personnes à fuir en Europe : « c'est l'Otan qui a contribué à transformer la Libye en un tas de cendres sans institutions représentatives avec trois gouvernements qui se combattent et en un sanctuaire parfait pour le djihadisme ». Même type de constat, en Somalie, en Syrie, estime le quotidien italien. « Après l'effondrement de l'Etat en Libye, l'UE n'a plus les moyens de mettre fin aux agissements des passeurs », constate de son côté la Süddeutsche Zeitung. « Aucune nouvelle politique ne fonctionnera si les différents pays ne sont pas capables d'affronter la question comme un problème commun et global?, conclut le quotidien espagnol.

Europe, 9,4% d'immigrés

Des solutions communes sont néanmoins difficiles à trouver au regard de la complexité historique, économico-sociale, politique, et culturelle des phénomènes migratoires. Le mot «immigration» lui-même ne s'est imposé qu'à partir de 1974, première crise du pétrole, quand les frontières des différents pays d'Europe ont été bloquées par les gouvernements. Jusque-là, en France notamment, les différents gouvernements avaient favorisé la venue de migrants, impulsant une immigration de peuplement avec la population italienne au XIXème siècle, puis avec la venue des Espagnols et des Yougoslaves dans les années 30 jusque dans les années 70 quand les grandes entreprises de l'automobile, du bâtiment ou des mines, allaient massivement chercher leur main-d'œuvre en Algérie, au Maroc ou en Turquie?

La fin des « tente glorieuses » qui a ouvert en France une série de crises à répétition jusqu'à nos jours, a freiné la demande de main-d'œuvre étrangère : les entreprises ont eu moins de besoin et la concurrence sur le marché du travail s'est faite plus âpre entre travailleurs locaux et migrants. Mais les écarts de richesse entre les deux rives de la Méditerranée et plus largement avec les différentes régions frontalières de l'Europe (Afrique, pays de l'Est, Eurasie, Moyen-Orient) nourrissent continûment le flux des candidats à l'immigration vers le Vieux continent.

En 2010, 47,3 millions de personnes nées à l'étranger vivaient dans l'UE27, dont 16 millions (3,2 %) nés dans un autre État membre de l'UE27 et 31,4 millions (6,3 %) nés dans un pays hors de l'UE des 27. Au total, la population née à l'étranger comptait pour 9,4 % de la population totale de l'Union européenne. Les pays avec le plus grand nombre de personnes nées hors de l'UE 27 sont l'Allemagne (6,4 millions), la France (5,1 millions) (5,6 avec UE), le Royaume-Uni (4,8 millions), l'Espagne (4,1 millions), l'Italie (3,2 millions) et les Pays-Bas (1,4 millions). Beaucoup de ces immigrants s'insèrent dans le tissu économique parce qu'ils acceptent souvent des emplois peu qualifiés, mal payés, voire sans statut : le droit du travail ne s'applique pas à tout le monde ! Mais nombre de candidats trouvent du travail grâce à leurs compétences professionnelles, à coût moins élevé : « un tiers des migrants sont surqualifiés par rapport au travail qu'ils exercent, ce qui constitue un gaspillage de capital humain que l'Europe ne peut se permettre », estimait en 2011 la Commission européenne.

« Les régions de départ possèdent un héritage civilisationnel très riche dont leurs ressortissants ne sont pas prêts à se défaire à l'instant où ils débarquent sur le Vieux continent, pas plus que les habitants de celui-ci ne sont prêts à renoncer à une identité qui a fait la grandeur de leur pays et fait encore leur bonheur. Ces réticences réciproques, au demeurant légitimes, ralentissent de plus en plus les processus d'assimilation » et favorisent une montée de la xénophobie, note Alban Dignat, dans la revue Hérodote.

Pendant les « trente glorieuses » (1944-1974), l'Europe affichait une forte croissance économique mais aussi un indice de fécondité (nombre moyen d'enfants par femme) proche de 3, supérieur à ce qu'il est aujourd'hui au Maghreb, en Turquie ou en Iran.

C'était un signe de bonne santé sociale et de dynamisme. « N'y voyons pas un hasard !... note le philosophe Roland Hureaux. La société du « baby-boom » est la plus favorable qu'il y ait eu aux jeunes dans le partage de la richesse au cours du XXe siècle ». Mais le nombre de naissances a brusquement chuté à partir de 1974 dans presque tous les pays occidentaux, tout comme la croissance économique, pour des raisons qui restent mystérieuses.

L'indice de fécondité est tombé très vite au-dessous du seuil indispensable au remplacement des générations (2,1), la France comptant parmi les rares exceptions. Cette chute de la démographie européenne, accompagné d'un vieillissement de la population, s'est aggravée depuis et l'immigration apparaît souvent comme une bouée de sauvetage.

L'immigration, une nécessité démographique

La poussée de l'immigration freine ainsi le déclin démographique de l'Allemagne : ce pays qui a enregistré l'an dernier un solde migratoire de 470.000 personnes est devenu la première destination d'immigration au monde derrière les Etats-Unis, selon l'OCDE.

Du coup, l'Office fédéral des statistiques, Destatis, réalise des projections plus optimistes : de 80,8 millions d'habitants en 2013, la population en chute libre s'élèvera néanmoins à 67,6 millions d'habitants avec une immigration faible, et à 73,1 millions avec une immigration plus forte. Selon les Nations unies, en l'absence de migrations, dans les cinquante ans à venir, l'Union européenne verrait sa population diminuer de 43 millions, soit 11 %. Pour éviter cela elle aurait donc besoin de 47 millions d'immigrants, soit presque un million par an, ce qui correspond pratiquement à la situation actuelle de l'accueil voulu ou non voulu.

Les migrations de populations sont constituantes de l'histoire de l'humanité. Les caractéristiques essentielles de nombre de pays européens, Espagne compris, tiennent encore autant de l'invasion romaine que de l'arrivée dans les premiers siècles de l'ère chrétienne des populations germaniques et du centre l'Europe, Wisigoths, Ostrogoths, Francs, Vandales.. elles-mêmes fuyant l'arrivée des Huns?

Avant d'accueillir des nouveaux-venus essentiellement originaires d'Afrique et d'Asie, l'Europe a elle-même contribué à peupler les autres continents. Du XVIe siècle au XXe siècle, nombre de ses habitants ont colonisé d'autres contrées, donnant lieu notamment à la création des Etats du continent nord- et sud-américain dont, au 1er rang, les États-Unis, issus des migrants européens. On évalue ces derniers à cinquante millions dans le monde, sur quatre siècles, avec un pic dans la deuxième moitié du XIXe siècle.      Jusqu'en 1974, le Vieux continent avait un solde migratoire négatif, accueillant moins de gens qu'il n'en voyait partir.

L'attraction qu'exerce puissamment aujourd'hui l'Europe s'explique en grande partie par deux phénomènes : l'écart toujours grandissant entre pays riches et pays pauvres et la volonté éperdue de «mondialisation» marchande: on souhaite ardemment la libre circulation des marchandises et des capitaux mais on voudrait limiter voire interdire la libre circulation des hommes, touristes exceptés. Illusion !