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Du bon sens en général Et de la culture en particulier !

par Slemnia Bendaoud

Lorsque nos responsables gouvernementaux se déplacent dans les contrées de l'intérieur du pays -parfois au sein même de leur wilaya d'origine-, c'est dans leurs costumes d'officiels qu'ils le font souvent. Ils viennent ou y parviennent déjà sur ce nuage qu'ils ne quitteront qu'à la tombée de la nuit ou de la pluie, mettant ainsi fin à leur visite longtemps programmée.

Par temps de pluie, les nuages leur font vraiment peur. Ils ont d'abord cette frousse de la visite probablement gâchée par cette pluie qui les dérange, ne se souciant guère de la récolte des moissons de l'été puisque Hassi Messaoud assure encore à lui tout seul ces conteneurs et navires qui arriment tous les jours à nos quais. Ensuite, le soleil n'étant plus de la partie pour leur permettre d'exhiber ostentatoirement ces complets bien chic qui les différencient de ce peuple de la basse société auquel ils viennent rendre visite ; manière de lui signifier qu'il n'a pas été oublié !

Dans tous leurs déplacements, la programmation exclut de facto ces haltes improvisées ou même ces visites impromptues et instructives rendues à des lieux de culte, d'archéologie, de détente, d'histoire ou de grande importance pour le patrimoine collectif ou l'histoire de la contrée et celle du pays. Sauf exceptions bien rares, c'est plutôt ainsi que sont organisées à répétition leurs sorties. Ainsi les officiels algériens, engoncés dans leur tenue imparable et surtout bien cravatés, évitent autant que possible ces lieux publics et autres souks traditionnels ou « ouaâda » de la région visitée sous ce fallacieux prétexte sécuritaire sinon par l'entremise de celui de faire l'économie sur « certaines familiarités », se croyant bien au-dessus de leur monde.

Cela découle de la mentalité de notre haute gouvernance, marquant bien son territoire d'appartenance et situant au passage les limites à celui propre à son pauvre peuple. La foule les hante. La modestie ne les emballe plus. Plutôt elle ne leur trotte plus en travers de leur esprit, ne traversant nullement leur bien maudite conscience, soucieuse de bien souvent les remettre à la raison. Ils sont nés ainsi ou ayant ainsi grandi.         C'est d'ailleurs ce lait tété dans le giron du pouvoir qui les rend si hautins, étant encore petits chérubins ou irascibles galopins. Une question de mentalité sûrement ! De basse culture forcément !

Quant à les comparer à l'œuvre ou à l'épreuve du terrain avec leurs homologues des pays développés, cela relève de cette volonté manifeste affichée par les uns à ignorer leur peuple et culture ancestrale des uns et cette autre disponibilité à être à l'écoute permanente de leur monde inscrite dans la durée par ces autres responsables gouvernementaux des Etats respectables et respectueux de leurs peuples et nations. La basse société algérienne n'est elle aussi pas en reste.       Il n'y a qu'à consulter les visites journalières effectuées à nos musées pour s'en convaincre de ce désastre général de notre culture.

 A contrario lorsqu'un quelconque responsable européen se rend dans notre pays, ce sont les grands monuments ou hauts lieux de notre culture nationale qui tracent l'itinéraire de sa visite. C'est une exigence de marque de nos hôtes et nos responsables s'y activent et s'y exécutent sans souvent y adhérer.

En 2011, Bertrand Delanoë, le maire de Paris, était en visite de travail à Alger. Ce natif de Tunis, ayant grandi à Bizerte, tient à cette Afrique du Nord où il a vu le jour en 1950, soit à quelques années seulement avant le recouvrement de l'indépendance de la Tunisie. Pour un retour sur sa terre natale, il a tenu à visiter ces hauts lieux de la culture maghrébine, rendant visite au passage à un bouquiniste ayant depuis longtemps pignon sur la rue Didouche Mourad que de nombreux Algériens le connaissent surtout de nom seulement, puisque n'ayant jamais mis les pieds dans sa toute petite échoppe.

En tant que hôte officiel de l'Algérie indépendante, Bertrand Delanoë y est donc entré sous les yeux hagards et circonspects des dirigeants algériens et de nombreux badauds. La scène se passait de tout commentaire, tellement la tentative était considérée comme insolite et bien dérangeante pour le protocole qui l'accompagnait pour l'occasion.

C'est au 74 C de la rue Didouche Mourad que se trouve cette modeste boutique vendant depuis longtemps seulement de vieux livres ; les uns ayant fait largement leur temps, les autres encore et toujours d'actualité. Son tenancier, un vieux de la vieille, tient encore debout malgré l'usure du temps, le dos vouté et l'impact du poids des ans. Il tient encore sur ses jambes comme aux plus beaux moments de ses jours d'enfance, tenant encore rigueur au temps et tout fier de vivre au milieu de ce florilège de supports didactiques de plumes aux jets d'encre fabuleux et aux écrits bien spectaculaires.

Mouloud, pour le commun des lecteurs et ses nombreux clients, est également connu sous le nom des « archives nationales » ou de ce trésor caché de la rue Didouche Mourad ; celui du savoir bien évidemment. Il est toujours là, répondant à un besoin imminent d'un lecteur venu de loin le solliciter pour un titre momentanément ou totalement absent des étals des librairies. Sinon le voilà conseillant cet autre au sujet d'un ouvrage à portée linguistique facile et peu connu, du reste, par les nombreux lecteurs fréquentant sa modeste mais très fournie et bien achalandée boutique.

Mouloud appartient à cette catégorie d'Algériens qui sont nés dans le commerce du livre bien avant même l'indépendance du pays, cumulant une somme d'expérience très importante et bien florissante qui lui a permis de connaître toutes les sommités de la littérature algérienne à côté des ouvrages de grande valeur de tous les classiques de la langue française et arabe.

Dans son métier qu'il exerce depuis déjà très longtemps avec beaucoup d'amour et une grande passion, il aura fait la connaissance de toute une myriade ou flopée de grands noms dont Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Malek Haddad, Mohamed Dib, Assia Djebar, Mahfoud Keddache, Malek Bennabi, Tahar Ouattar, Moufdi Zakaria aux côtés bien évidemment de ces Français d'Algérie comme Emmanuel Roblès, Jules Roy, Jean Sénac, René Gallissot, Jean Pélégri, Pierre Cholet et surtout Albert Camus !

Oui ! Albert Camus? ! Cet auteur émérite et de grand mérite dont sa vie et non au travers de ses merveilleux écrits fait à présent encore polémique. Il y venait tous les vendredis partager le couscous familial avec notre bouquiniste en sa demeure située aux Tagarins. Camus était donc un habitué de ce lieu du savoir de grande valeur où il venait si souvent dénicher ses ouvrages de lecture sinon découvrir quelques nouveaux noms ou grands monuments de la littérature universelle. D'ailleurs Bertrand Delanoë n'a pas raté l'occasion lors de sa visite sur ces mêmes lieux de demander auprès du tenancier de cette boutique après certains détails sur la vie privée au sujet du seul prix Nobel de la littérature natif de l'Algérie ; chose que Mouloud ne manqua pas de chuchoterà l'oreille de son invité de marque.

Ce fut tout juste pour échapper à l'ouïe fine et éveillée du protocole, épiant le moindre geste ou bruit suspect. Cependant, il assure qu'il s'agissait bel et bien d'une confidence qui aurait probablement été la bonne raison à l'origine de ce déplacement d'une personnalité d'un aussi haut et considérable rang.

Pour si courante qu'elle le soit en d'autres lieux et pour d'autres considérations, cette visite importante à plus d'un titre aura vraiment marqué la vie professionnelle de notre bouquiniste au point où il en garde des photos dont il exhibe leur image éclatante de pureté et de netteté, démontrant au passage la grande considération que vouent encore et toujours les hommes politiques du vieux continent à notre culture ancestrale.

Mouloud sait que la littérature se porte le moins du monde dans cette Algérie des années deux mille. Mais porté par cet espoir de vivre sur ces miettes de la grande épopée qu'il aura vécue aux côtés de ces grands noms de la littérature algérienne, il est convaincu qui lui reste encore ce courage et ces nerfs d'acier de défier son monde pour ne jamais baisser son rideau.

Les fermetures en cascade et en série des ces librairies et autres cafés littéraires qui l'entouraient encore hier, laissant énormément de place et beaucoup de terrain ou d'espace à ces échoppes de la boulimie gastronomique bien florissantes, l'inquiètent sérieusement à tel point qu'il marque cette longue moue de la déception, de la frustration, de la capitulation? mais il garde malgré tout cette détermination à ne jamais détruire avec ses propres mains ce qu'il en reste à ce jour de ce vieux trésor longtemps cajolé et bien entretenu.

Il sait que le combat contre l'ignorance est le plus difficile à réaliser, mais il reste bien convaincu que le livre en tant que meilleur ami de l'homme demeurera son seul confident dont il ne saura se séparer pour longtemps encore. Raison pour laquelle, tous les matins et dès la première heure de sa longue journée, Mouloud caresse du regard ces longues files de livres bien entreposées et habilement disposées sur ces étalages minutieusement arrangés comme le fait la maman dès l'aube en passant sa main sur la tête de son petit pour le réveiller de son doucereux lit.

Mouloud reçoit ce grand monde qui ne le déçoit jamais ; puisque apprenant toujours quelque chose de ce précieux trésor du savoir dont il leur refile quelques bribes contenues dans ces merveilleux titres et nombreux chapitres payés le plus souvent au rabais de leur réel prix et autre valeur littéraire.

En plus d'un demi-siècle de métier Mouloud est toujours resté fidèle au livre, ivre de sa passion de le servir, de longtemps s'en servir, ne pensant jamais le desservir un jour. Il a vu grandir des auteurs, fleurir leurs jardins, se développer leur palmarès, s'imposer des noms littéraires grâce à leur érudition, lever leur talent comme ces blés nobles qui lèvent bien haut, pour s'élever dans ce ciel des mirages de la littérature universelle de charme et de grande valeur.

Une longue échelle lui sert de perche à cueillir bien haut ces autres titres plus loin juchés du haut de leur prestige et refuge pour être consultés par ces toutes jeunes générations d'étudiants en quête ou à la recherche de leur précieux contenu ; opération d'usage qui les ramène juste un moment sur terre pour de nouveau emporter avec eux, enfouis dans leur feuillage, dans ces lointains cieux ces consultants occasionnels ou de métier. Lui, contrairement à tout son monde, est resté toujours au sol, bien accroché à la terre ferme, solide sur ses pieds, ne bougeant pas d'un seul pouce ou empan, récupérant à la volée leurs nombreux titres lus en série qu'il s'empressait de les exposer à sa clientèle préférée, avide de savoir et de connaissances.

L'exemple parfait lui est ressuscité par la carrière formidable de cette grande académicienne qu'il connut alors qu'elle était encore jeune étudiante, lui rendant fréquemment visite en quête de ces précieux ouvrages indispensables à l'exécution des ses projets ainsi qu'à la réalisation de ses exposés imposés à l'étudiant comme mode d'enseignement à la faculté des lettres d'à côté.

Mouloud dit recevoir ces derniers temps peu de personnalités politiques algériennes. La raison ? Selon lui : « ils n'aimeraient pas la littérature ! » Leur monde est à mille lieues du sien ! Dans ce monde qui fuit la littérature, Mouloud se sent aujourd'hui bien seul. Fort heureusement, il y a ces grandes personnalités de la culture universelle ou vieilles figures de la littérature qui viennent de temps à autre, sinon de très loin, lui rendre cette visite inopinée ou de courtoisie qui fait parfois l'évènement !

Dans son échoppe, Mouloud renait de nouveau à chaque fois qu'un client franchit le seuil de son commerce. Il est bien convaincu alors qu'un des nombreux auteurs, se reposant autour de lui, calfeutré dans sa douce couche, est immédiatement appelé à quitter les lieux. Pour d'autres mains, pour une autre contrée, une autre utilité, une autre lecture, une autre aventure, un autre exposé?