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Une justice éclairant enfin un sombre passé ?

par Jean-François Debargue

«Nos deux grands-pères étaient frères» me dit en souriant Bassiri, vieil historien aveugle du camp de réfugiés sahraoui d'El Ayoun.

Il concluait ainsi notre conversation retraçant la naissance du premier mouvement de libération, précurseur du Front Polisario et l'enlèvement de son cousin, toujours disparu, par les Espagnols en juin 1970, lors d'une manifestation d'indépendance.

C'est par lui et des témoignages directs de Sidi Mohamed Daddach, " Mandela " d'Afrique du Nord, emprisonné pendant 27 ans, de Dafa Ali Bachir et de sa femme Ghalia Djimi et de nombreux témoignages anonymes que j'entendrai parler d'arrestations, de disparitions forcées et de tortures, notamment dans la période précédant le cessez-le-feu, de 1975 à 1991. Parmi les innombrables destins brisés durant ces années, j'évoquerai ce témoignage de Dafa.

" Le 20 novembre 1987 une visite importante de l'ONU et de l'OUA devait avoir lieu au Sahara Occidental. Pour pouvoir expliquer leurs revendications, les résistants sahraouis ont dû alors quelque peu sortir de la clandestinité, se découvrir pour la circonstance, en un mot: " s'exposer ". De nombreuses réunions ont lieu rapidement, notamment pour demander des nouvelles de prisonniers disparus depuis 1975.

Dès le 18 de nombreuses arrestations ont lieu, la police marocaine favorisant la délation de sahraouis pro-marocains. De plus Hassan II demanda à repousser d'une journée la venue des délégués. Ce fut un véritable " guet-apens " où il fit arrêter un grand nombre de Sahraouis venus attendre en vain la délégation. Sans le savoir, l'ONU commençait à servir le jeu et les intérêts du pouvoir marocain.

Dafa est arrêté le 19 novembre à 18 heures et enfermé au centre de police. Celle qui sera sa future femme, Ghalia Djimi, aujourd'hui vice-présidente de l'ASVDH (Association Sahraouie des victimes des Violations des Droits de l'Homme par l'Etat marocain) sera arrêtée le lendemain.

Comprenant le français elle entendra pendant un interrogatoire, la consigne de suspendre les arrestations, le temps de la visite de la délégation. Interrogés et torturés pendant plusieurs jours, ils seront transférés à la prison d'Elbir, ancienne base militaire espagnole, dans le but de vider les locaux des prisonniers, le temps de la visite de la commission. Dix sept femmes y seront enfermées dans une pièce de 4 mètres carrés. Dans une autre pièce à peine plus grande y seront entassés plus de soixante dix hommes. Serrés, battus, ils resteront treize jours sans manger, buvant l'eau des toilettes, enfermés dans ces réduits. Dafa évoque alors avec émotion Mohamed El Khalil Ayach à côté duquel il se trouvait. Entendant sa mère se plaindre dans la pièce des femmes, Mohamed s'insurge et s'indigne à voix haute qu'une femme âgée et innocente ait été arrêtée et emprisonnée en ces lieux. Sorti par les gardiens et sommé par ces derniers de crier : "Vive le roi", il crie : "Vive l'indépendance". Battu et gravement blessé aux reins, il agonisera au bout de deux jours, soutenu par Dafa. Dans l'autre pièce, une vieille femme, sa mère, continuera d'appeler son fils unique pendant plusieurs jours.

Pendant ce temps, la délégation onusienne sera "promenée" sur deux routes quasiment désertes attestant de la tranquillité du pays... Après leur départ, on sortira ces hommes et ces femmes malades, blessés, affamés et assoiffés de cet enfer enduré pendant presque deux semaines et dont ils ne pensaient plus sortir vivants. Ramenés à la prison d'El Ayoun, ils seront régulièrement "interrogés" par un groupe de la police spéciale. Dafa y restera enfermé pendant trois ans et trois mois. Une centaine d'hommes et une douzaine de femmes ont alors vécu avec un bandeau en permanence sur les yeux, réveillés toutes les deux heures, frappés par les gardiens, voire attaqués par leurs chiens, sous-alimentés et malnutris. Comme d'autres prisonniers, Dafa attrapera la tuberculose. Isolé dans une cellule d'1,5 x 4,5 mètres avec d'autres contagieux, à côté de celle des femmes, Dafa peut communiquer avec Ghalia Djimi, lors de l'éloignement des gardiens. Trois de ses compagnons mourront dans cette cellule. Au total sur une centaine d'hommes emprisonnés, quarante cinq survivront.

En proportion du nombre d'habitants, les " disparitions forcées " au Sahara Occidental durant cette période ont été plus importantes qu'au Chili, sous le régime de Pinochet. Les dictatures ou les régimes totalitaires enterrent des causes qui se doivent d'être, tôt ou tard, exhumées. Malgré des preuves nombreuses et accablantes, l'impunité dont bénéficie le Maroc continuera-t-elle d'étouffer les violations des droits de l'Homme, les disparitions forcées, la vie sacrifiée d'au moins trois générations de réfugiés dans les camps du Sahara, des arrestations sommaires et des condamnations injustes dans les territoires occupés ?

Cette volonté d'impunité a donné lieu le 31 janvier 2015 à un accord franco-marocain donnant priorité au système judiciaire marocain pour enquêter sur tout crime ou délit commis au Maroc, dès lors qu'est potentiellement mis en cause un ressortissant marocain.

Il est à souhaiter que le juge Pablo Ruz et la justice espagnole se saisissent en toute indépendance d'accords politiciens de la recherche de la vérité et du droit, étape pour que puisse se clore cette trop longue décolonisation dont Felipe Gonzalez disait en novembre 1976 : " Nous sommes honteux, non pas que le gouvernement ait fait une mauvaise colonisation, mais une pire décolonisation ".