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Il était une fois? : Zaïneb En-Nafzaouïa (103 ?-1072)

par Mohamed Senni El-M'haji

A l'occasion de la journée mondiale de la femme, nous proposons à nos lectrices et lecteurs l'histoire d'une femme maghrébine qui a joué dans la deuxième moitié du 11ème siècle et en moins de 20 ans, un rôle de premier plan dans une époque émaillée de troubles, de luttes fratricides, idéologiques et où la femme n'intervenait alors jamais. Il s'agit de Zaïneb En Nafzaouïa.

A quelques rares exceptions, les chroniques arabes ne parlent quasiment pas des femmes quels que fussent leurs statuts, leurs statures, leurs dimensions spirituelles, leurs rangs sociaux et surtout leurs œuvres. Censure teintée de pudibonderie ? Tabou que ne justifie aucune règle, surtout religieuse ? Misogynie entêtée ? Peu importe.

Si Zaïneb a fini par imposer sa place dans les ouvrages historiques tels que (Le Parfait en Histoire) d'Ibn Al Athir, (Les Savants) de Zirikli, (Le Jardin des Feuillets) d'Ibn Abi Zar', la monumentale Histoire d'Ibn Khaldoun - Kitab El Ibar - et dans ceux d'autres historiens, et non des moindres, comme Charles - André Julien par exemple c'est que, tout simplement, elle était une femme hors du commun.

QUELQUES REPERES HISTORIQUES

A lire les historiens, des zones d'ombre demeurent quand on examine sa vie. On ne connaît pas sa date de naissance avec précision et, sur sa mort, seul Ahmed Naciri le marocain, dans son livre Kitab el Istiqça (tome 2) la situe en 464 H - 1072 soit 34 années avant celle de son quatrième et dernier mari, mort, lui, en 1106. Il y a peut-être une raison à cela : ceux qui l'ont connue n'ont sûrement retenu que les deux traits majeurs qui ont fait sa célébrité longtemps avant ses actes : sa beauté et son intelligence.

Zaïneb était fille d'Ishak El Houari En Nafzaoui, originaire d'une lignée de grand renom où l'on retrouve l'incontournable sommité en Fiqh malékite, surnommé " le Petit Malik " : Ibn Abi Zayd Al Kaïrawani (922 - 996), auteur de la célèbre " Rissala " qu'il a écrite alors qu'il était à peine âgé de 17 ans et, plus d'un millénaire après sa mort, elle reste d'une actualité sidérante ! Sa date de décès nous incline à penser - sans quasi certitude - qu'il aurait connu le père de Zaïneb. Née à Kairouan, alors pôle de rayonnement culturel, très prospère et hospitalière, son avènement intervient, alors que le pouvoir détenu par les Fatimides - chiites il faut le rappeler -, était entre les mains d'El Moustansir-bi-Allah, installé au Caire, huitième des quatorze khalifes Fatimides (dénommés aussi Er-Rafidha, El Batiniyya et El Oubeïdiyyine). Ce Khalife gouverna de 427 à 487 H (1036 - 1094), détenant ainsi, sauf erreur de notre part, le record absolu du plus long règne en terre d'Islam. Bien avant lui, sa grand - tante paternelle, Sitt El Moulk, morte en 1024, avait participé à l'exercice du pouvoir. Cette précision, rapportée par Ibn Khaldoun, est révélatrice d'un phénomène qui peut nous aider à mieux comprendre la personnalité de Zaïneb : les femmes dans la société de Kairouan pouvaient, très tôt, jouer des rôles qu'une tradition volontairement réductrice et sciemment entretenue ne destinait qu'aux hommes. Zaïneb en a sûrement tenu compte.

A cette époque, l'Ifriqiya était gouvernée par El Moëzz Ibn Badis Ibn Mansour ibn Bologhine (des Zirides) à qui fut remis le commandement en 972 par le Khalife chiite Al Mou'izz bi Allah. El Moëzz Ibn Badis, prenant ses distances envers les Fatimides - notamment dans la pratique religieuse -, prit le parti des Abbassides de Baghdad. C'est en leur nom qu'il gouverna.

Pour contenir l'hostilité menaçante venant de l'Ouest et asseoir un pouvoir fort, il eut l'idée de faire venir les Arabes hilaliens - les Béni Amer - cantonnés au Saïd, en haute Egypte, sur la rive orientale du Nil et dont le Khalife El Moustancir ne demandait qu'à s'en débarrasser à cause " des nuisances causées à l'Empire " et étant peut-être sûr de se débarrasser d'El-Moëzz qui avait pris le parti des Abbassides qui furent eux-mêmes à l'origine de leur " exil " forcé au Sud de l'Égypte.

Ainsi en 1051/52, les Arabes hilaliens entrèrent en Ifriqiya : 50 000 guerriers, 200 000 bédouins, chiffres figurant dans la majorité des écrits - l'ensemble suivi des familles et des enfants - avec actes d'investiture préétablis par le Khalife du Caire pour tous les chefs de tribus sur tout ce qu'ils pouvaient accaparer. Les colonisations des temps modernes n'ont pas été effleurées par un tel appétit. Les vestiges de " trois civilisations allaient disparaître " avons-nous lu. Après avoir dévasté tout sur leur passage, ils pillèrent toutes les richesses des pays traversés et font le siège de Kairouan qui durera cinq années pour enfin y pénétrer en plein mois de Ramadhan 449 (dont le début coïncida avec le 1er novembre 1057), rasant au passage la mosquée bâtie, tout comme la ville en 670, par Okba Bnou Nafi'et faisant fuir les habitants qui ont survécu à la catastrophe dans toutes les directions : régions montagneuses du Maghreb, la Sicile, la Sardaigne, Malte et l'Andalousie. Les Historiens en parlent énormément et de manière très précise. Ibn Khaldoun écrit : " Semblables à une armée de sauterelles, ils détruisaient tout sur leur passage ". Mais pour avoir une autre image de cette catastrophe indescriptible, de cette barbarie envers des frères, il faut lire, outre les livres d'histoire prioritairement, mais également les poèmes de quelques auteurs. Parmi des dizaines nous en avons retenu trois : 1/ dans une déchirante oraison de 56 vers, dite " En-Nounia " - dont la rime se termine par la lettre " noun " -, l'Algérien Ibn Rachik al kaïrawani qui était né en 390 (1000) à M'Sila (qui s'appelait alors Mohammadia du nom de son bâtisseur Mohamed Ben Mehdi qui l'érigea en 315 /927). Cet auteur, mort à Mazzara en Sicile en 456 (1064) nous donne de l'événement une saisissante vision restituant l'ampleur du crime accompli avec un lot d'exactions indicibles. Il connut cette ville en poète accompli à l'âge de 16 ans. 2/ En fera de même Aboul Hassan Al-Hasri, né en 420 (1029) et mort à Tanger en 488 (1095) avec 33 vers de sa " Ta'iyya " et, enfin 3/Ibn Charef né en 390 (1000) et mort à Séville en 460 (1068) avec sa " Lamia " de 33 vers. Ce dernier, frère-ennemi d'Ibn Rachik, vivra son exil en Sicile avec l'Algérien avant de se résoudre à rejoindre l'Andalousie. Et il y eut plein d'autres que nous ne pouvons tous citer mais qu'une étude à part ne serait pas de trop. Nous avons volontairement insisté sur ces terribles événements pour répondre à " un historien " qui a soutenu, au cours d'un colloque sur l'histoire de Sidi-Bel-Abbès, que les Béni Amer sont venus au Maghreb pour contribuer à l'arabiser !!

Il est à peu près certain que c'est aux environs de cette date (1050/1051) que Zaïneb, alors âgée de 15 à 20 ans (ce qui autorise à dire qu'elle était née au cours de la troisième décennie du onzième siècle), dut suivre sa famille fuyant la furie des Béni Amer qui venaient de réduire en poussière la première ville de l'Islam, Capitale du Maghreb, centre de rayonnement culturel exceptionnel. Commerçant de son état, son père émigra à Aghmat (à quelques kilomètres à l'Est de ce qui deviendra Marrakech et au nord de Tin Mellel). Dans la ville d'accueil, ils trouvèrent des conditions de vie et de mœurs à peu près équivalentes à celles de Kairouan.

LA CONSECRATION

Très belle et très intelligente, tous les grands chefs et princes défilèrent chez son père pour lui demander la main de sa fille. Mais tous les prétendants furent repoussés. Zaïneb avait décidé, au travers des péripéties qu'elle avait vécues de n'épouser que l'homme qu'elle sentirait capable de régner sur tout le Maghreb. Ce désir, chez une jeune fille en âge de se marier, à une époque où toutes les femmes l'étaient avant d'avoir 20 ans, nous incite à penser qu'elle avait une juste mesure de ses ambitions et une grande certitude quant à leur concrétisation.

Elle finit par accepter d'épouser un prince venu de l'Atlas. Inconnu de nombres d'historiens, Ibn Khaldoun écrit à son sujet qu'il s'agit de Youssef Ben Ali Ben Abderrahmane Ben Ouatas. Mais les rigueurs du climat de l'Atlas et l'éloignement de la société d'Aghmat finirent par l'affecter et son mari accepta, de bonne grâce, de s'en séparer.

Sitôt de retour à Aghmat, c'est le prince de la ville, Laqout Ibn Youssef El Maghraoui qui la prit pour épouse. Mais devant faire face à l'avancée des Almoravides qui jugeaient que leur expansion était subordonnée à la prise d'Aghmat occupée par les Maghraouas, leurs ennemis, Laqout résolut d'aller à leur rencontre et mourut bravement à Tadla (1059).

Après une longue période de deuil, elle finit par accepter d'épouser l'homme qui vainquit son deuxième mari, Abou Bakr Ibn Omar El Lemtouni, grand chef des Almoravides. Ainsi, grâce à son épouse aux qualités exceptionnelles, Abou Bakr voulait attirer à lui, pacifiquement, les populations d'Aghmat. Or Zaïneb refusait de n'être qu'une épouse que la farouche austérité du mari mettait hors du cadre des affaires politiques. Ainsi, la séparation se dessina mais comment la concrétiser? Les événements qui allaient se produire en précipitèrent l'issue : des luttes intestines entre tribus du Sud et le danger permanent venant de l'Est, sous la conduite de Bologhine Ibn Mohamed Ibn Hammad se précisant, décidèrent Abou Bakr à y faire face. Il quitte Aghmat après avoir libéré du lien du mariage sa femme Zaïneb qu'il maria, en 1061 à son cousin et successeur : Youssef Ibn Tachfine (1006 - 1106) qu'il chargea de le remplacer durant son absence.

Charles-André Julien, citant le Qirtas (Cahier) -écrit par Ibn Abi Zar' - note au sujet de cette figure de proue de la dynastie almoravide : " Teint brun, taille moyenne, maigre, peu de barbe, voix douce, yeux noirs, nez aquilin, mèche de Mahomet retombant sur le bout de l'oreille, sourcils joints l'un à l'autre, cheveux crépus. Il était courageux, résolu, imposant, actif, généreux, bienfaisant ; il dédaignait les plaisirs du monde ; austère, juste et saint, il fut modeste jusque dans ses vêtements, il ne porta jamais que de la laine à l'exclusion de toute autre étoffe ; il se nourrissait d'orge, de viande et de lait de chamelle et se tint strictement à cette nourriture jusqu'à sa mort ". Durant son règne, Zaïneb joua un rôle capital dans sa carrière, l'effaçant même en de nombreuses occasions. Il fonda, en prêtant toute son attention aux judicieuses remarques de son épouse, la ville de Marrakech en 1062, conquit le Maroc du Nord et le Maghreb Central au delà d'Alger. Appelé par Al Mu'tamid de Séville, il remporte sur les Chrétiens la bataille de Zalaca (Sagrajas) (2/11/1086) écrasant Alphonse VI de Castille puis déposséda les roitelets andalous et les remplaça par des gouverneurs almoravides. Il ne serait pas inutile de signaler que les plus grands spécialistes estiment que cette victoire allait prolonger la domination musulmane de trois siècles en Andalousie qui virent l'émergence de noms universellement reconnus, lus et étudiés jusqu'à nos jours et ce, au niveau planétaire.

Zaïneb était présente et participait à toutes les réalisations qui ont survécu à son mari. Elle avait trouvé le bonheur et la consécration ; le bonheur d'une vie conjugale exemplaire et la consécration en partageant de fait un pouvoir qui allait écrire en presque un demi-siècle une ère de paix, de justice et de prospérité.

Après sa longue absence qui le mena jusqu'en Afrique subsaharienne, Abou Bekr Ibn Omar fit annoncer son retour. Youssef jugea normal et légal de laisser le pouvoir qu'il avait entre-temps moralisé, affermi et renforcé. C'est alors que Zaïneb s'interposa et lui suggéra un plan qui, sans faire couler de sang et sans affecter l'orgueil de son cousin, devra définitivement sceller l'autorité entre les mains de son mari. Convaincu par sa femme, Youssouf l'exécuta dans les menus détails avancés par sa compagne.

Quand Abou Bakr fut annoncé, Youssouf sortit à la tête d'un cortège impressionnant pour accueillir son cousin. A peine les deux hommes face à face, Abou Bakr lui dit : " Tu es, ô Youssouf, mon cousin et tu tiens pour moi la place d'un frère. En ce qui me concerne, il est indispensable que je retourne au Sahara aider mes frères. Je me rends compte qu'il n'y a personne d'autre que toi qui puisse diriger le Maghreb et qui le mérite. Je me décharge de cette mission et t'en investis. Occupe-toi donc de ton empire dont tu es digne ".

Voilà, brièvement, l'histoire d'une femme qui a fait qu'un souverain, avec tout son génie propre, toute sa sagesse et toute sa sincère dévotion est devenu l'un des plus grands que son pays a connus. Ne dit-on pas que " derrière chaque génie il y a une grande femme ? ".

POSTFACE

Nous sommes peu convaincu, qu'à une époque où les chroniqueurs étaient légion, il n'y en est pas eu un qui se soit penché sur la vie de Zaïneb. Il faut espérer que quelque manuscrit la concernant est en train de continuer sa longue hibernation dans une bibliothèque privée ou publique et qu'il finira par tomber entre des mains sûres qui voudront bien l'exhumer?

Sources :

1. Kitab El Ibar (Histoire) d'Ibn Khaldoun-Tome 6 - Editions du Livre libanais- Beyrouth. 1967.

2. Histoire des Berbères- Ibn Khaldoun- Traduction en français par le Baron De Slane- Librairie Paul Geuthner, Paris- Tomes 2 et 3. 1978.

3. Le Mémorial du Maroc. Tome 2. Texte de Mohamed Zniber - Editions Nord Organisation. 1982

4. Histoire de l'Afrique du Nord de la conquête arabe à 1830. Par Charles - André Julien. Tome 2. Editions Payot. Paris 1978.

5. Kitab el-Istiqça, Ahmed ben Khaled En-Naciri

Version arabe : 9 volumes, Edition de Dar Elkitab, Casablanca, 1954.

Version en français : 2 volumes traduits par A. Graule pour les Idrissides et par G.S. Colin pour les Almoravides. Librairie Paul Geuthner, Paris, 1925.