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Que faire pour endiguer la violence au sein de la société ?

par Ahmed Rouadjia

Suite à l'agression dont a fait l'objet notre collègue, le professeur Noureddine Abdelkader de la part d'un de ses étudiants à l'université d'Oran, le 19 février 2015, à l'occasion d'un examen de rattrapage, je tiens à marquer tout d'abord ma solidarité à ce collègue agressé contre son agresseur; et, ensuite à essayer de répondre à la question Que Faire ? posée de manière angoissée par le professeur Noureddine Abdelkader. Ma réponse, qui ne prétend pas à l'exhaustivité, est que les agressions qui ont tendance à devenir quasi exponentielles dans la société algérienne, n'affectent pas seulement les campus- les établissements éducatifs, tous types confondus-, mais touchent pratiquement toutes les institutions et les espaces publics. Aucun secteur n'est épargné par cette nouvelle forme inédite d'agression. Inédite, parce que cette forme d'agression verbale qui s'accompagne désormais de menaces physiques, était naguère circonscrite à des espaces bien déterminés (lieux de jeux de hasard, de buverie,?), tous situés à l'écart des lieux respectables ( résidences familiales, lieux de culte et de rassemblement des foules, comme les places centrales et les marchés?). Aujourd'hui, les frontières entre l'intolérable et le tolérable semblent se chevaucher au point de se confondre. C'est que les repères traditionnels, fondés sur le respect de soi et d'autrui, sur la pudeur, la honte et la peur d'enfreindre les règles morales et éthiques dominantes au risque d'être sanctionné par la société, s'effilochent au profit d'une transgression qui se veut être à la fois " défensive " et " libératrice " de soi contre toute sorte d'autorité perçue comme injuste ou oppressive. L'idée sous-jacente de " l'honneur ", bien spécifique, qui nourrit l'imaginaire tant individuel que collectif algérien, rime bien avec la notion de " virilité " qui en est la forme dérivée, l'expression achevée et synonyme du " courage ", du défi, de l'affrontement et de la prise du risque? ; l'extériorisation de l'agressivité et le passage à l'acte qui se produisent sur toute l'étendue de la société algérienne depuis de longues années ne sont point étrangères à ces traits de comportements culturels.

L'OMNIPRESENCE DE LA VIOLENCE AU SEIN DE LA SOCIETE?.

Je ne veux pas dire que la hargne et l'agressivité sont une " spécialité " algérienne ou que l'Algérien est d'essence agressif ; j'entends seulement que ces traits culturels spécifiques se trouvent aggravées par la faillite éducative de l'école algérienne, par l'affaissement observé de l'autorité familiale sur sa progéniture, et aussi par le laxisme de l'Etat qui a tendance à sévir plus contre les bons citoyens qui s'expriment et manifestent en vue d'un changement pacifiques du régime et des lois que contre les violences délinquantes, tant sociales qu'économiques. Ce n'est donc pas seulement dans les universités où certains étudiants se meuvent en délinquants et en agresseurs impunis contre leurs professeurs ; les écoles primaires, secondaires, les collèges et les lycées sont devenus depuis belle lurette le lieu de prédilection de ces formes de violence verbales et physiques dont les médias nationaux s'en sont fait largement écho.

Dans nos diverses institutions et entreprises économiques, les pressions, les menaces explicites et implicites, les chantages, voire même le droit de cuissage , ne sont pas choses rares et constituent des formes d'agression par excellence à l'encontre des personnes aux statuts vulnérables. L'économie informelle, les réseaux maffieux qui gangrènent de larges secteurs de l'économie nationale, ne produisent-ils pas certaines formes d'agression et de violence contre la société dont ils prétendent développer ou servir ? Et que dire de certaines violences institutionnelles, qui s'exercent contre ceux qui réclament plus de liberté de penser et d'agir ou contre ceux qui dénoncent le diktat de leurs employeurs, qui recourent souvent au chantage et au licenciement de ceux qu'ils considèrent comme des " agitateurs " ? Les agressions que subissent les membres de la société civile algérienne sont variées et n'épargnent aucun secteur de la vie sociale, économique et culturelle du pays qui se trouve plus que jamais livré à des incertitudes absolues, telle une équation mathématique indéterminée.

UNE SOCIETE RENDUE MALADE

La répartition ou l'affectation des allocations inégalitaires des ressources de la nation n' est- elle pas elle- même une forme violente, agressives et intolérante ? Les agressions que subit au quotidien la société algérienne ne sont pas seulement d'ordre verbale et physique, mais aussi de nature psychique et psychologique, et les pathologies diverses dont nous observons les manifestations à l'œil nu, sont le produit ou le reflet fidèle d'une société rendue malade, névrosée et détraquée par la faute d'un système politique sourd et aveugle aux attentes d'une société en mutation permanente.

Lorsque notre collègue, le professeur Noureddine Abdelkader, se plaint d'être victime d'une agression de la part de son étudiant dont le comportement est inqualifiable, il oublie peut-être qu'il est des enseignants universitaires dont l'arrogance et le comportement agressif et autoritaire n'a rien à envier à certains de leurs étudiants aux conduites délinquantes. J'ai eu l'occasion d'observer, dans nos divers campus, d'Est en Ouest, en passant par " le centre " du pays, si tant est que ce centre existe, la conduite fort peu élégante de certains enseignants qui, chaussés de sandales synthétiques et vêtus négligemment, parlent à leurs étudiants un langage agressif emprunté à celui de la rue? Ici, à l'université de Msila où j'exerce en qualité de professeur d'histoire, je peux témoigner avec impartialité du comportement autoritaire et agressif de certains enseignants envers leurs étudiants, comportement qui n'honore guère l'université. L'origine de ces agressivités manifestes ont en effet des origines fort diverses : chez certains enseignants, venus du primaire et du lycée à l'université, cette agressivité et autoritarisme dont ils se distinguent provient, semble-t-il, d'une frustration couplée d'un complexe de supériorité/infériorité que seul un psychanalyste comme Lacan ou Fanon, expliquerait les ressorts cachés ; d'autres, imbus de leur " science " réelle ou prétendue telle, ou fort de leur double fonction-enseignant/administratif-, se conduisent plus comme des " petits chefs " que de véritables enseignants.

L'inhibition, l'aphasie intellectuelle, les refoulements de toutes sortes, y compris sexuelles, conduisent en effet à des comportements d'autant plus autoritaires et agressifs qu'ils ne laissent nulle place à ce nécessaire dialogue entre enseignant et apprenant. En souffrant de manque d'écoute et de réceptivité de la part de l'enseignant, l'étudiant (-e) ressent une frustration telle qu'elle se transforme en dépit de lui en une agressivité verbale, et parfois en une menace physique, dirigée contre son " maître ".    Imperméable au dialogue, et à l'écoute, l'enseignant universitaire ne se rend pas compte qu'il inflige de lourdes souffrances à son étudiant qu'il traite d'ailleurs de " nul " alors que lui-même ne se rend pas compte de la sienne, de son ignorance souvent affligeante?

QUAND LES MODALITES D'ATTRIBUTION DE NOTES SUSCITENT CONTESTATION

Les notes attribuées lors des corrections des examens, tantôt anormalement élevées ( 15/19), tantôt anormalement faibles ( 0 /04 environ), résultent souvent d'une correction faite à la hâte ou au jugé approximatif. En effet, certains enseignants ne lisent même pas leurs copies et les parcourent avec la vitesse de la lumière avant de les noter au jugé. Il en résulte alors de graves injustices dans la distribution des notes, et partant, dans l'évaluation des étudiants dont les mieux notés au hasard ne sont pas les meilleurs, on s'en doute, et ceux qui se paient les notes par trop faibles, ne sont pas toujours les plus " mauvais " de la cohorte.

Entre les filles et les garçons, les chances d'obtenir les meilleures notes ne sont pas les mêmes. Là aussi, entre les deux genres, le traitement n'est pas identique , et il y aurait deux poids et deux mesures.

Les filles seraient mieux traitées, mieux gâtées par leurs enseignants, que les garçons. Ces derniers se plaignent souvent d'être défavorisés par rapport aux étudiantes, et accusent certains enseignants d'être " sous le charme " des étudiantes au point de les gratifier de notes très élevées.

Cependant, ajoutent certains étudiants, il existe une discrimination de fait entre les " belles étudiantes " et les autres. Selon eux, les enseignants qui ont " un faible " remarquée pour les femmes " belles " ou " aguichantes " ne lésinent guère sur les notes, mais ils se montrent en revanche plus " avares " envers celles qui ne remplissent pas toutes les conditions de féminité, de beauté et d'attirance?

NOTES AU HASARD,MARCHANDAGES, SEDUCTION

Si tous les enseignants, tant s'en faut, ne sont pas dans de ce cas de figure, et si tous sont bien loin de pratiquer le favoritisme, les passe-droits, les pressions, les marchandages et le droit de cuissage, il n'en existe pas moins cependant une minorité d'enseignants qui se livre à de telles pratiques, dont les plus saillantes sont celles consistant à distribuer à tort et à travers des notes, sans aucun critère précis, sinon celui de la subjectivité. La paresse qui pousse certains à lire rapidement les copies d'examens ou à y mettre des notes au hasard, jointe à la peur d'être contesté par les étudiants ou être l'objet d'une " pétition " défavorable de leur part, voilà qui conduit beaucoup d'enseignants à se montrer " généreux " envers les étudiants en termes de notes. Il existe aussi " le travers " inverse, celui qui consiste à sanctionner sans aucun motif valable certaines catégories d'étudiants en leur affectant des notes assez basses. La distribution des notes se fait quelquefois selon " la tête du client ", et comme dans les discriminations raciales, le " faciès " joue à plein dans certains de nos établissements de l'enseignement supérieur?

Certains agitateurs parmi les étudiants affiliés aux organisations estudiantines et qui ne sont mus que par le souci d'obtention des notes pour eux-mêmes, d'abord, et pour leurs pairs, ensuite, bénéficient parfois des faveurs de la part de l'administration et des enseignants en matière de notes. C'est la rançon de la tranquillité et du calme.

Le tout se fait au grand dam du mérite. Certaines étudiantes qui passent pour être naturellement douées par leurs charmes séducteurs parviennent souvent à faire plier la volonté de leurs enseignants en obtenant les faveurs qu'elles désirent. " Ya cheikh Saadni ! " et d'autres mots pleurnichards accompagnés de gestes suggestifs sont les moyens les plus souvent usités pour parvenir à ses fins. Il s'ensuit que les exclus de ces faveurs, filles ou garçons, deviennent amères et agressifs. La violence observée n'est pas à sens unique ; elle n'est pas l'apanage d'une catégorie particulière de la population. Toutes les strates de la société en sont affectées.

Les injustices, l'accumulation des problèmes au quotidien, les désirs et les attentes contrariées, les besoins inassouvis, le développement de la corruption, petite et grande, tels sont les facteurs constitutifs, les ingrédients de la violence, les sources d'agressivité à fleur de peau dont on constate partout les manifestations.

Je conclus mon propos en reproduisant le courriel que j'ai reçu du collègue de l'université d'Oran, victime d'une double agression et dont voici sa lettre dûment circonstanciée.

Professeur d'université, Msila