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Hommage au poète et écrivain Malek Alloula

par Hadj Miliani



«Le retour sur toutes ces tombes limpides   

Et notre obscurité en contrepoint     

Tous ces gisants qui œuvrent à nous retailler   

Jusqu'au plus infime détail     

Comme si de se glisser dans la mort    

Revenait à se soucier de l'arachnéen suaire.»

Malek Alloula, Rêveurs/Sépultures, La Bibliothèque arabe, Paris, Sindbad, 1982, p.45

Malek a rejoint maintenant son terreau oranais, dans la proximité des siens ; que cette brève évocation puisse exprimer un hommage modeste, au-delà de l'œuvre, à l'homme bienveillant.

Malek Alloula a eu un parcours d'écrivain que sa vigilance critique a protégé des mondanités littéraires et de l'effusion médiatique conjoncturelle. Son œuvre est depuis longtemps familière aux lecteurs avertis et aux cercles critiques informés. Il fut fondamentalement et entièrement un poète dont le crédo était celui de l'impérieuse nécessité de sauver le sens des contingences du langage. Bien entendu sa poésie rare et patiente ne pouvait être comprise d'emblée, non à cause d'un quelconque hermétisme, mais parce qu'elle suppose avant tout attention solidaire et intelligence du cœur. Arpenteur de l'espace physique et intérieur, du minéral mouvant, du temps fondamental de l'être et du corps insaisissable, Malek Alloula a développé patiemment des univers poétiques singuliers où la nature et l'imaginaire s'épousent en psaumes profanes et chroniques poétiques.

Il est né à la poésie par une évidente conscience de la révolte. Ainsi ses premiers textes que publie en 1966 la revue Souffles sont précédés d'une lettre qui exprime tout à la fois le levain d'espoir qu'a suscité l'indépendance et les affres des défaites de l'esprit et de l'intégrité humaine. Ne disait-il pas : «Il n'est de force que tremblante. Toute autre force est despotisme aveugle.» Pourtant il a fait sienne une mise en crise de l'écriture et de la langue marâtre qui la complexifie. Il révèle en même temps son inextinguible optimisme poétique, «je crois à une poésie aux frontières de l'homme», qui viendrait finalement à bout des détournements et des régressions : «Néanmoins nous restons quelques-uns à croire à la défaite, à plus ou moins longue échéance, de ce chant falsifié qui prévaut cyniquement de nos jours.»

«(?) Le chemin toujours le même ne cesse d'être nouveau et si la retombée du poème écartelé s'accompagne de cendres il n'est jamais question de nostalgie au plus fort de l'épuisement.»[Souffles, 3ème trimestre 1966)

Chaque poème, dans sa production poétique, délivre son code et son mode (comme l'est celui d'une suite musicale ou d'une nouba). Celui d'un narratif indécis et problématique, de l'essentialisme des choses dites et des faits oubliés ou de la scansion sereine d'une parole confidente et erratique. L'invitation au poème chez Malek Alloula consiste davantage à suivre qu'à saisir le sens immédiat. C'est au bout seulement que s'imposent ici une image, là un objet, ailleurs la couleur d'une expression : «l'arbre n'est qu'absence/aiguisé dans ses nacelles/candélabre dont la flamme est azur/ il indique son horizon/ couturé d'éclairs/tout sage à défaut de buisson/ s'attache à un arbre/ toute mémoire n'est que de saisons/ le printemps déchire toujours/ l'écorce soyeuse de l'amandier.» [Villes et autres lieux, Alger Barzakh, 2007, p.73]

 Mais souvenons nous également de ce début de poème sans concession qui combine image et état, constat et critique : «Silences dans les fondations/ où grouille le regard de ces villes/ qui pourrissent au soleil.» (Villes et autres lieux, p.9) Ou encore cet extrait de Mesures du vent [Sindbad, 1984] qui renvoie clairement à un contexte établi en musicalisant doucement son dire en rythme ternaire :

«L'hérésie taciturne d'un vent sans lieu

Dans les cales et soutes du négoce   Les accointances d'intérêts et les louvoiements   Bancaires Sur les étals et comptoirs   Là où sonnent monnaies et devises  S'échangent portefeuilles et valeurs.» (p. 69)

Enfin, que peut-on espérer de plus explicite à la fois et de profondément énigmatique que cette sécularisation poétique du devoir mémoriel :

«Une fidélité ici se renouvelait  A laquelle manquerait la faveur du rituel

Et le prosélytisme d'hagiographes

Attachés à vos martyres

Nous remet en mémoire une gravité sans âge

Tant de ductilité déjà

Qui s'escompte de si jeunes chairs

Comme d'une glaise mouvante à pétrir» p.89

[Réveurs/ Sépultures, Barzakh, 2007]

Sa perspicacité analytique et sa solide formation littéraire ont été illustrées, au cours des années 70, par des articles de critique littéraire incisifs et denses, publiés régulièrement dans l'hebdomadaire Algérie Actualité (sur le roman policier, sur la critique, etc.) A travers ces textes il exerçait plus qu'un magistère critique, une veille intellectuelle curieuse, ouverte et informée. Pour les jeunes étudiants que nous étions ces années là, ces études nous ouvrirent souvent des horizons culturels intelligents et passionnants.

 Au début des années 80, son essai Le Harem colonial fut, à sa manière, une entreprise critique postcoloniale de la représentation de l'Autre qui rejoignait au même moment celle qu'Edward Saïd développait aux Etats Unis dans la même ambition d'une contestation fondamentale de la posture autocentrée de l'épistémè occidentale. Il la prolongea dans le scénario écrit en collaboration avec, sa campagne de l'époque, Assia Djebar pour le film Zerda (1982), où l'investigation historique à quatre mains dialoguait avec la réflexion profonde sur la critique coloniale.

Bien que plus rares et tardifs, les textes littéraires en prose qu'il publiera parcimonieusement tout au long des vingt dernières années doivent être davantage lus comme des pauses mémorielles plutôt que des essais stylistiques. Il ne se lassait pas d'évoquer son enfance et sa jeunesse comme une sorte de territoire primordial. Pourtant Malek se refusait à la nostalgie, préférant plutôt faire montre d'une fidélité à des pratiques, des lieux et des personnes simples et humbles. Les marqueurs du monde sont de ce fait, chez lui, des instants heureux et une vraie empathie pour l'échange convivial (lire par exemple le texte sur la Fraternité oranaise) qu'il a d'ailleurs exercé avec ses complices Aziz Mehtar et Nourredine Saadi quand ils animaient l'Association des Amis de l'Oranie à Paris.

C'est probablement ce retour aux fondamentaux de l'apprentissage du monde qui a amené Alloula à développer une généalogie de la trace autour de son "obsédante langue fantôme vivante", l'algérien. Lexique culinaire, formules d'échange, proverbes et dictons, chants populaires susciteront son intérêt et maints travaux tardifs. Cette dimension essentielle de son expression et de son identité, Malek Alloula l'a revendiquée totalement comme une sorte de viatique ultime : «Viendrait-elle, cette langue-là, ma langue fantôme, donner le change qu'elle ne procèderait pas autrement. C'est sa force. Son indestructibilité. Elle est plus profonde que le derme.» [Le cri de tarzan, la nuit dans un village oranais, nouvelles, Barzakh, 2008, p.134]

Aujourd'hui l'homme dort de son ultime sommeil, faisons que la lecture de ses textes nous réconcilie avec le monde et perpétue l'univers poétique de Malek Alloula.