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L'Europe entre déflation et «assouplissement monétaire»

par Abdelhak Benelhadj

«Appuyez-vous toujours sur les principes, ils finiront bien par céder.» C. de Talleyrand.

Jeudi 22 janvier Mario Draghi, président de la BCE, annonce un «assouplissement quantitatif» à l'européenne. Bien après le Japon, les Etats-Unis et la Grande Bretagne, la BCE s'est finalement décidée à mobiliser sa planche à billets pour faire face à une léthargie économique qui menace l'économie européenne au seuil de la déflation. Elle va donc racheter de la dette, à la fois privée et publique, c'est-à-dire des obligations souveraines émises par les Etats de la zone euro et les institutions européennes.

Ce processus en fait a déjà été entamé dès l'automne dernier avec des opérations sur certains produits financiers, les obligations sécurisées et les ABS, des titres adossés à des crédits.

Ces rachats prévus se montent à 60 Mds d'euros par mois, de mars 2015 à septembre 2016, ce qui représentera 1.140 Mds d'euros. Cela équivaut à environ 10% de la masse monétaire en circulation en zone euro aujourd'hui.

Rien n'interdit de penser que cela ne s'arrêtera pas en septembre 2016. En tout cas tant que l'Europe n'aura pas durablement éloigné le spectre de la déflation et de la décroissance qui mettent à mal le chômage, l'investissement et les équilibres budgétaire qui seraient alors atteints ? espèrent certains - par un regain d'activité et non par des réformes structurelles qui étouffent les économies jouent contre ces objectifs et menacent la stabilité sociale et politique.

LE DOGME GERMANIQUE DU PACTE EUROPEEN DE STABILITE

Question : comment cette décision a-t-elle pu être prise alors que l'Allemagne jusque-là est demeurée fermement opposée à toute idée d'eurobonds ?

Autre question : n'est-il pas étrange d'entendre les autorités monétaires européennes tout faire pour pousser les prix à la hausse, alors que la raison d'être de la BCE, entre autres, est de protéger la monnaie de la dépréciation et de l'instabilité et de lutter contre l'inflation (rappelant à tout propos les déconvenues de la République de Weimar qui accoucha de la seconde guerre mondiale) et les conséquences de la rupture des Accords de Bretton Woods en 1971 et 1973.

Berlin s'est toujours tenue aux principes fondamentaux à la base de la mission dévolue à la Banque Centrale Européenne. Les Allemands ont rusé, biaisé, joué sur les subtiles claviers de la communication. Mais leur ligne, inflexible, n'a jamais variée : 3% de déficits et 60% d'endettement rapportés au PIB.

Des délais sont accordées selon les contexte locaux et globaux, (et contrairement aux allusions de Mme Lagarde alors ministre de l'économie française[1]) en ne retenant que les « déficits structurels », ignorant les conséquences des crises conjoncturelles (importées ou non).

Mais, pour l'essentiel, la priorité absolue est donnée aux réformes structurelles : ceux qui s'endettent ne peuvent se soustraire à leurs obligations et laisser la facture à leurs partenaires et aux générations suivantes.

C'est non seulement contraire aux règles adoptées et ratifiées par tous, mais cela choque la bienséance et fait planer un doute sur la survie de l'Euroland, tout en mettant en cause la présence en son sein de pays insolvables économiquement et politiquement, et cela même si aucun Traité ne prévoie la sortie de l'UEM et a fortiori de l'Union. On oublie qu'en ces matières les autorités allemandes sont juridiquement très encadrées par la cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe qui observe scrupuleusement la politique suivie par Berlin et par les instances européennes.

C'est ainsi qu'elle rappelait en juillet 2009 que qu'il n'existait pas de « peuple européen » et que la démocratie demeure une affaire laissée aux Etats et aux Parlements nationaux. L'Europe n'étant pas une union fédérale mais, pour l'instant, seulement une alliance entre nations. Il y a une réelle incapacité de l'exécutif européen (la Commission ou le Parlement) à agir de manière péremptoire sur la politique budgétaire des Etats.

La cour ne dit pas « moins d'Europe » ou « pas d'Europe ». La cour dit : « les décisions européennes passeront par le contrôle national allemand. » Point !

La croissance, oui, mais via des réformes de long terme et sans toucher à la rigueur budgétaire.

En juin 2009, à la faveur de la crise liée au subprime et aux produits « toxiques » titrisés venus de l'autre côté de l'Atlantique, il fut suggéré notamment par les Français, l'idée d'un assouplissement de la politique budgétaire au sein de l'Euroland[2]. La réaction allemande fut là encore sans ambiguïté via le ministre allemand des Finances d'alors, Peer Steinbrück : « Je serais très mécontent si la crédibilité du Pacte de stabilité venait à être mise en doute ».

Mai 2012, c'est au tour du patron de la banque centrale allemande de monter au front. Ces « eurobonds », auxquels l'Allemagne est opposée ne peuvent être « que l'aboutissement d'un processus long, qui nécessite entre autres de changer la constitution dans plusieurs Etats, de modifier les traités, d'avoir davantage d'union budgétaire », déclare Jens Weidmann dans un entretien qu'il accorde au quotidien Le Monde.

Et pour bien montrer qu'il n'y a aucune équivoque dans son propos, il assène : « on ne confie pas sa carte de crédit à quelqu'un si on n'a pas la possibilité de contrôler ses dépenses. »

Tout récemment, président de la Bundesbank fait observer avec constance et à juste titre que l'on confond trop commodément baisse des prix et déflation.

L'Allemagne réitérait sa constante opposition à l'achat de dettes, une forme de financement des Etats, arguant que c'est contraire au mandat confié à la BCE. «Face au contexte d'impact plutôt modéré et incertain (de la baisse des prix pétroliers), ainsi qu'aux risques, aux effets collatéraux et à une nécessité pas clairement établie à ce stade, je suis actuellement sceptique sur un programme de QE généralisé» (Reuters, mardi 16/12/2014 à 15:21)

«KRANKREICH»: ARROGANCE ALLEMANDE ET FAILLITES FRANÇAISES

Dans la gestion de la crise grecque, tout le monde voyait bien que la défense française, face à la rigueur allemande, était trop zélée pour ne pas y voir une simulation à fleuret moucheté du procès fait par Berlin à Paris. Rien d'irréparable ne fut échangé et l'insolvable dette grecque fut gérée comme une exception. Les Européens n'étaient pas dupes du bricolage auquel les Français à la hâte avaient eu recours, en puisant précipitamment dans les fonds de France Télécom, pour forcer la porte de l'Euroland.

Ayant mal géré la chute du Mur, et peu profité de la période de fragilité qui en suivit en Allemagne, les Français ne pouvait imaginer une Union monétaire (avatar de la zone mark) dont ils seraient exclus.

Dans la foulée, à défaut des dévaluations compétitives qui compensaient traditionnellement leurs problèmes chroniques de compétitivité, les Français voulaient surfer sur les crises financières et « exceptionnaliser » leurs déficits et la dette qu'il leur est liée (la compter à part) et donner ainsi un caractère « extérieur », à la catastrophe qui l'a engendrée.

D'autres s'essayaient à la rhétorique creuse qu'on a habitué les Français à priser : « La solution ce ne sont pas les plans de coupes budgétaires, c'est d'avoir une BCE qui fasse son travail (...). Nous voulons une banque centrale qui atténue l'endettement public, qui finance la croissance tout en préservant le pouvoir d'achat ». (Arnaud Montebourg, Reuters, J. 14 juin 2012, 21h06)

Les Allemands, phénoménologues, ne s'intéressent pas aux causes, mais seulement à leurs manifestations et à la maîtrise qui s'impose aux hommes d'Etat dans l'administration de leurs difficultés. Comment pouvait-il en être autrement ?

ENTRE LE MARTEAU ET L'ENCLUME, L'UNION DE LA CARPE ET DU LAPIN

Certes, la position allemande était d'autant moins aisée que la situation économique européenne se dégradait, singulièrement dans certains pays du sud. Hausse du chômage, des déficits et de l'endettement, chute des taux de croissance, de l'investissement, des parts de marché?

Les solutions libérales et monétaristes, incapables d'anticiper les crises et encore moins de les traiter, ne produisaient pas les résultats escomptés, le tout brouillé par une communication tout azimut qui ne clarifiait pas la situation pour les administrés, les contribuables et les citoyens.

Père fouettard attitré, Berlin demeurait coincé entre, d'un côté, ses électeurs conservateurs, rentiers vieillissants, inquiets de la faiblesse des taux de fécondité de leur pays et, d'un autre côté ses partenaires en difficultés, poussés par des opinions publiques excédées par la « rigueur » d'une politique qui ne débouchait sur aucune amélioration de leur condition, bien le contraire.

La politique économique européenne ne sort pas d'un dilemme qui dure depuis les années 1990 : Expansive sur le plan financier et monétaire (LTRO, FESF, MES, QE?), elle demeure très restrictive et conservatrice sur le plan budgétaire.

Il s'ensuit que les libéralités monétaires ne permettent pas réellement aux économies endettées et déflationnistes (même si elles contribuent à réduire le coût de la dette), de tirer profit de la masse monétaire que la BCE met à leur disposition. Cela ne change rien à leur situation.

Pour le comprendre, il conviendrait d'examiner toutes les facettes de la question. Ainsi, la position allemande fondée sur un argumentaire apparent très solide qui devrait être convenablement nuancé et complété. A bien y réfléchir, elle n'est pas à plaindre.

Le QE déprécie l'euro (face au dollar au franc suisse et à la livre sterling) ? tel était son véritable objectif largement anticipé - et confère mécaniquement une compétitivité-prix aux exportations allemandes qui disposent déjà d'une solide compétitivité-qualité. L'Allemagne et les gouvernements Merkel successifs ont beaucoup tiré parti des réformes Schröder.

Précisons que l'Allemagne a déjà mis en place une stratégie efficace pour réduire ses coûts et ainsi gagner sur tous les tableaux :

- Déménagement d'une partie de la sous-traitance vers les ex-pays de l'est (ex-PECO : Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Pays Baltes, Slovénie, Hongrie?) où les compétences, moyennant une adaptation aux critères allemands, n'ont que peu à envier aux techniciens teutons.[3]

- Salaires très bas en Allemagne pour les emplois dans les services à l'industrie

- Forte émigration peu chère en provenance des pays du sud et de l'est européen (Grèce, Espagne, Portugal, Turquie, Roumanie, Ukraine?)

Si l'euro est bien trop fort pour les pays habitué à pratiquer les dévaluations compétitives (France, Espagne, Italie, Grèce, Portugal?), la monnaie unique est un atout supplémentaire pour le commerce extérieur allemand. En effet, si l'Allemagne avait conservé le Deutschemark, celui-ci serait actuellement bien plus fort que l'euro.

C'est sous régime de monnaie unique que les excédents allemands ont battu record sur record, précisément au moment où ses concurrents européens (la France en tête) battaient des records de déficit. L'économie allemande repose sur quelques pôles d'excellence spécialisés (chimie, mécanique, électronique, équipements industriels?), un capital verrouillé dans des « noyaux durs » partagés par des grands groupes à capitaux croisés (clans familiaux, Länder) et surtout le choix systématique de la qualité qui parcourt toute la chaîne du Mix, de la Recherche-Développement au recyclage des produits, en passant par la production, la distribution, le financement, la communication, l'accueil?

Les Allemands triomphent avec le délice suprême : culpabiliser ses partenaires européens (les « pays du Club Med »), des incapables qui profitent du travail de leurs voisins en pratiquant un déficit budgétaire éhonté qui revient, par la grâce de l'euro, à piocher dans la caisse commune en parjurant leurs engagements et leurs signatures des Traités communs.

La chute de l'euro a pour contre-coup la hausse du dollar, passant en quelques mois de 1.40 à 1.14euros/$, filant allègrement vers la parité. Cela permet de gonfler le pouvoir d'achat dans la zone dollar en amortissant le contre-choc pétrolier.

Signalons que les pays pétroliers n'avaient pas eu cette « chance » en 1986, car les deux baissaient simultanément dans la foulée des Accords du Plaza (destinés en sept. 1985 à malmener entre autres le commerce extérieur japonais) que les accords du Louvre (fév. 1987) qui ont à échoué et l'ont payé du Krach d'octobre de la même année.

Par ailleurs, on a beaucoup exagéré le caractère « laxiste » du QE qui vient d'être décidé. Il n'a que peu à voir avec son homonyme américain.

La décision de la BCE n'implique pas d'achats directs de bons du Trésor, mais seulement le rachat sur le marché secondaire de la dette, via une intermédiation bancaire que certains trouvent proprement choquante : les banques s'enrichissant sur le dos des citoyens. Le taux de réescompte leur permettait d'emprunter à un taux quasi-nul au «Guichet» et de proposer leurs services à des taux bien plus élevés aux Etats, en particulier aux plus fragiles d'entre eux (plus de 8% pour la Grèce).

Les banques centrales nationales porteront 80% des risques liés aux rachats, tandis que la BCE n'en portera que 20%. La BCE se défausse sur le système bancaire pour fixer et administrer le gradient de risque, avec l'aide des agences de notation. Il n'y a en vérité que peu de changement par rapport aux mécanismes antérieurs.

Le mécanisme européen de stabilité (MES, sept. 2012) remplaçant les FESF et le MESF qui étaient des dispositifs temporaires achevés en 2013, en a été le précurseur doté d'une capacité de prêt de l'ordre de 500 Mds euros. Lui aussi était conditionné par la politique budgétaire des pays emprunteurs, similaire aux conditions imposées par le FMI, et impliquait pour les pays insolvables la mise en place d'un équivalent au Plan d'Ajustement Structurel (PAS) imposé ordinairement aux républiques bananières, incapables de maîtriser leur destin et la protection de leurs citoyens.

Dimanche 25 janvier, de Davos où le capital mondialisé était réuni, d'une seule voix ceux qui comptent (dans tous les sens du mot) se sont écriés : « Les réformes structurelles doivent accompagner les programmes de QE. »

A dire vrai, ni l'Allemagne ni Davos n'ont jamais été réellement inquiets et les bourses le lundi suivant fêtaient l'événement (l'indice DAX battait un nouveau record).

Un Tsipras en Grèce, ça va. C'est gérable. Mais un Mélenchon à l'Elysée, il ne faut pas rêver !

EUROPE, UTOPIQUE UTOPIE

L'Allemagne s'est sans doute trompée à croire (ou à le faire croire) qu'il suffisait de « critères de convergence » rigoureusement encadrés pour faire de l'Europe une gigantesque « Europallemande ».

Après de l'effondrement du monde soviétique le projet européen a sensiblement évolué, mais sans que les citoyens européens en aient eu connaissance. En fait, l'Europe d'aujourd'hui n'a que peu à voir avoir avec les discours qu'on leur a vendus. Elle a été mise en place de manière peu démocratique : la plupart des textes qui sont à la base de cette construction sont rédigés dans un langage technique (certains uniquement en anglais) inaccessible au profane.

Les Traités ont été votés et ratifiés sans consultation des peuples (mais seulement de manière indirecte, via les « élites » politiques représentatives).

La déconvenue réservée au « Projet de Traité Constitutionnel » en mai 2005, par les peuples français et néerlandais a servi de leçon : il est imprudent de consulter les peuples sur ce qui les concernent au premier chef, sous prétexte qu'ils ne répondent presque jamais aux questions posées.

L'observateur impartial conviendra que s'il y a une inflation d'instruments, de directives et de normes en Europe, il manque singulièrement de l'essentiel.

- Pas d'Europe sociale

- Pas d'Europe fiscale

- Pas d'Europe de la défense

- Pas de politique étrangère commune.

Il y a des outils, mais il n'y a pas de mode d'emploi. Seulement un vaste marché ouvert aux quatre vents de la mondialisation non maîtrisée. Un libéralisme infantile fabriqué à Maastricht, à Amsterdam et à Lisbonne a abouti à une abominable compétition intérieure et à une guerre économique darwinienne, très éloignée du projet des « pères fondateurs », en tout de celui qu'on a servi aux peuples depuis la fin du dernier conflit mondial.

Les Européens semblent avoir oublié combien les guerres depuis 1870 ont affaibli le continent en y mêlant des peuples qui n'étaient en rien concernés par ces suicides collectifs.

Post scriptum

Certes, les entreprises helvètes (et surtout leurs actionnaires en franc) devraient se consoler de ce que leurs avoirs en une journée avaient pris 30% de valeur en plus. Mais comme beaucoup d'entre elles sont mondialisées, c'est surtout le travail en suisse qui perdra une partie de sa compétitivité. Seuls les travailleurs frontaliers français devraient se garder de trop vite s'en réjouir.

« Dans un monde de gangsters, il faut bien qu'il y ait un receleur. », disait naguère de la Suisse Alexandre Sanguinetti, un vieux gaulliste impénitent.

[1] Les controverses franco-allemandes, de plus en plus fréquentes et multiformes ?passées le plus souvent sous silence - présentent un caractère de gravité de première grandeur, bien plus dangereuse pour l'Union que la « crise grecque » derrière laquelle c'est la crise française qui est discrètement négociée.

[2] Le président de l'Eurogroupe Jean-Claude Juncker avait alors répliqué que le pacte de stabilité et de croissance européen devait être appliqué tel que réformé en 2005, c'est à dire en utilisant toutes les flexibilités offertes. Nul besoin d'en ajouter.

[3] Après sa réunification, l'Allemagne retrouve une Mitteleuropa d'avant 1914, avec une culture germanique intacte, disposée à renouer de vieilles complicités que le communisme n'a pas érodées. Les générations des deux guerres étaient parties avec leurs souvenirs et leurs cicatrices? et les nouvelles cherchaient la prospérité et la modernité qu'incarnaient l'industrie allemande et la sécurité offerte par l'OTAN.