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La morphologie de la haine

par Kamal Guerroua

«Sur les parois des cœurs, des crayons ont dessiné des fleurs, pétales roses ; printanières ; écloses ; pleines d'amour, dédiées à un monde incompris et en douleur » (Anonyme)

L'horreur nous jette souvent dans un vide existentiel mais nous pousse, en revanche, à lire dans le palmarès de nos erreurs ! En vérité, loin des jugements de valeur ou des procès d'intention que d'aucuns parmi nous peuvent décocher à l'encontre des caricaturistes de Charlie Hebdo assassinés en plein cœur de Paris, les attentats qui s'y étaient déroulées sont, quelque soient les motifs de leurs commanditaires, condamnables. Une tragédie qui résume, à elle seule, ce dilemme d'artistes, amoureux de la vie qui paient en quelque sorte les pots cassés à la place des maîtres politiques inatteignables et intouchables.

Sans doute, notre monde d'aujourd'hui est à plaindre. La haine s'affiche partout avec une insolente impudeur. Les arguties xénophobes des uns et les monstruosités démonstratives des autres s'aiguisent et sacralisent la convergence des absurdes dans un point de non-retour. La fraternité et l'amour sont, semble-t-il, un exercice de haute voltige pour une humanité en perte de vitesse. Inutile de jouer aux devinettes pour s'en rendre compte. Le fossé qui s'est creusé il y a des siècles entre une superhumanité appuyée sur l'héritage colonial, riche et aisée et une infrahumanité assujettie tout au long de l'histoire, misérable et livrée à elle-même s'approfondit, de nos jours, via le traumatisme psychologique du sous-développement, la dépendance et le totalitarisme avec leurs désastreuses conséquences (l'analphabétisme, l'inculture, l'ignorance, etc.). L'injustice des guerres, la misère et la clochardisation massive des peuples jettent l'opprobre sur la tutelle exercée par des institutions internationales factices et complices du grand capital. Il y a, à vrai dire, un étrange contraste entre la façade que notre humanité déploie et son arrière-boutique, son envers et son endroit, sa forme et son fond. L'éloge des frontières, l'ethnocentrisme, le rejet de la différence, l'aryanisation des idées, la nazification des pensées, le fascisme des croyances, le mythe des races, la crispation, le repliement, le dénigrement de ceux qui nous ne ressemblent pas et le martèlement continu des cerveaux par des théories impérialistes ou conspiratrices survivent encore grâce à l'hypocrisie médiatique. A notre grand malheur, l'ère du grand déballage imbibé de l'idéologie des lobbys construit les murs d'omerta autour des crimes humanitaires abominables, normalisant les flagrants délits d'usurpation d'identité des nations faibles. En même temps, l'exhibitionnisme des souffrances des uns, les larmes de crocodiles coulant à flot, épargne du châtiment les véritables coupables et met leurs victimes dans la case des profanateurs de sépultures.

On dirait que l'humanisme est sélectif, les affects partiaux et que la mémoire s'engage dans un sens unique. En conséquence, nos yeux sont poussés jusqu'à l'infini dans la pénombre ténébreuse de l'incompréhension, nos maux sont ciselés à la hache ingrate d'une histoire sans «h», et la dignité des opprimés réduits au rôle de faire-valoir de la volonté des puissants est écorchée. Nous sommes une masse compacte prise en tenailles entre petites polémiques médiatiques et gros mensonges politiques, prête à tout moment d'emprunter les raccourcis faciles de la propagande et à tomber dans le guet-apens tendu par ceux qui n'ont d'idéologie que l'argent. Cet argent sans cœur, sans sens et sans odeur qui ne nous porte au dos que les coups de poignard empoisonnés des rhéteurs de la haine. On rumine le bavardage des salonards en col blanc, ceux-là qui, vautrés sur le divan de la compromission, désignent à la vindicte des tribunaux d'opinion les éternels parias planétaires, déjà hais par cet occident «civilisé» qui se prend pour le nombril du monde.

Du coup, personne ne sait là où commence la dignité des uns ni la où s'arrête la liberté des autres et vice versa. On en est toujours à s'interroger sur «le pourquoi» et le «comment» de cette incroyable plasticité des notions et des définitions des «droits de l'homme», de «la liberté d'expression», et du «droit d'ingérence» humanitaire ou autre quand il s'agit de ces «Autres» (pays africains, les arabes ou les musulmans, etc.,) et de leur incontestable rigidité dans les cas ayant trait en particulier à cet Occident, pourtant foyer des droits et des libertés! Le jeu de la balançoire est, à s'y méprendre, un peu plus risqué de ce côté-là que de l'autre.

Or, le propre de la liberté est qu'elle soit d'abord universelle, applicable pour tous et surtout indivisible, c'est-à-dire, que la liberté d'expression ne devrait en aucun cas, par exemple, se détacher de la liberté d'exister, de croire, de revendiquer son identité, son idéologie, ses idées, ses croyances, etc., pourvu que ces dernières n'attentent pas, d'une manière ou d'une autre, à celles des autres, au risque de provoquer des déséquilibres et des troubles dans les sociétés.

Cela n'est, à proprement parler, que chimère dans la réalité mondiale actuelle. Car, une très forte pression psychologique à connotation impérialiste, relayée par des écrivains, des auteurs et des chroniqueurs serviles corrode par ses borborygmes l'inoxydable alliance des cœurs humains. C'est triste ! On se barricade dans nos contresens, le mal sonne comme une pathologie incurable, marquée parfois par des interruptions incontrôlées de colère, de dépit et de révolte. Assassins invétérés, salopards sans frontières, pègre hyperconnectée aux lois de la finance ont hypnotisé la conscience de ce monde libre, échappant au sas du verdict des peuples et de l'histoire, affaiblissant les autres pour se renforcer, les foulant aux pieds pour monter dans le haut de l'échelle des valeurs auprès des leurs, les dénigrant pour se surestimer, etc.

La Palestine est dépecée, l'Irak est dévastée, la Libye est disloquée, la Syrie torturée et sous séquestre, l'Afrique chaque jour humiliée, d'autres nations attendent leur tour dans la grande salle d'attente du laboratoire et les cobayes sont à la merci du bistouri et du scalpel des chirurgiens du capitalisme sauvage. La nébuleuse de la haine ne lésine jamais sur les moyens pour perfectionner son travail de sape. Des milliers d'âmes sont tombées comme des mouches, les rafales des kalachnikovs ont décimé des familles entières, des chars et des blindés ont marché sur des villages, des avions ont bombardé avec densité des villes, des réfugiés en ont assez des relents d'un exil forcé, des veuves traînent leurs guêtres dans les rues sans aucune consolation que les bondieuseries divines et des orphelins pleurent leurs pères alors que les coups de projecteurs sont jetés ailleurs, dans l'anonymat de ces médias, lesquels scrutent, analysent en boucle, traitent, re-traitent et pérorent jusqu'à la nausée sur le moindre détail d'une activité terroriste dont tout le monde aurait bien voulu oublier les échos.

Et puis, de ce côté-là, la haine à l'état pur a pris à rebrousse poil des âmes bigotes et endoctrinées. La folie et la vengeance collent à l'esprit comme la peau aux os. Pas de lotion cicatrisante, pas de remède, pas d'échappatoire à l'intolérance. L'ici-bas est vite oublié avec ses chagrins et ses vicissitudes, l'au-delà est au contraire rêvé avec son éden, ses vierges et ses houris. Et, manifestement, entre les deux univers, le kamikaze est un martyre, la mort un idéal, la vie une pourriture, une injustice, une offense. Aux gazouillis des hirondelles, répondent les croassements des corbeaux et les hululements des gyrophares. Je suis triste !