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Le mondialisme, ce mal planétaire

par Kamal Guerroua

«Pourquoi les innocents doivent-ils subir les conséquences d'un monde déréglé?»Anonyme

« N'ayez pas peur!» c'est par ce cri de cœur que le pape Jean-Paul II (1920-2005) aurait commencé en 1978 son discours d'investiture devant les foules rassemblées près de sa résidence au Vatican, trois décennies plus tard, l'humaniste et résistant français Stéphane Hessel (1917-2013) lui aura répondu, véhémentement, en écho «indignez-vous!». Deux situations contradictoires mais également deux expressions assez récapitulatives de l'état d'un monde en métamorphose accélérée et surtout en souffrance psychique aiguë. En revanche, si le brûlot de Hessel est devenu en un laps de temps très court un best-seller ayant traversé tous les continents de la planète, la parole du pape n'a guère convaincu grand-monde! Entre l'assurance du premier et l'appel à la révolte du second, il y a sans doute un long espace en pointillés, ponctué de questionnements existentiels complexes. Mais l'humanité est-elle à ce point condamnée à aller à vau-l'eau pour que des belles âmes haussent le ton, rassurent ou tirent la sonnette d'alarme? Il est vrai par ailleurs que, partout aujourd'hui, on crie au feu. Car, ce sont les mêmes rengaines défaitistes qui reviennent, les mêmes inégalités qui sévissent dans le corps des sociétés, les mêmes guerres qui fauchent des vies humaines et spolient des peuples de la paix et de la prospérité, les mêmes craintes de l'incertitude qui circulent, les mêmes faiblesses face au pouvoir de l'argent-roi qui déterminent les choix stratégiques des chancelleries et des gouvernements, les mêmes incidences des catastrophes naturelles et des famines qui rétrécissent les lueurs d'espoir, etc.

La précarité «macdonaldiséé» sur le style américain a refroidi les foyers, la légèreté de l'homme superficiel «light man» a ravi la vedette à la profondeur de l'honnête homme, l'intimité (personnelle, conjugale, couple, etc.,) est profanée par le zèle technologique moderne, un clic sur un simple clavier d'ordinateur promet en quelques secondes des merveilles et évapore l'instinct de curiosité et de recherche qui habite l'homme classique d'hier. On dirait que l'envers du virtuel s'en donne à cœur joie dans la médiocrité, s'octroyant par procuration un certificat de bonne gestion de notre quotidien avec toutes sortes de prévenances. N'est-ce pas un crève-cœur de constater que nos vies se drapent éhontément de ce cache-sexe transparent de la vérité? Quasiment plus aucun humain n'est, de nos jours, à l'abri de la tornade médiatico-hystérique. L'analphabétisme a changé de vocation, de paramètres et de critères, la lecture et la découverte sont parasitées par l'immédiateté du visuel. Le diastole, le systole, les pulsations, les affects et les impressions du monde sont tributaires des performances du «high-tech», le software (quotient intellectuel) est trop mal estimé, mesuré de surcroît par les bizarreries comportementales et vestimentaires, les hétérogénéités du langage sont une preuve de performance, la télé-réalité et les show-business sont une actualité-tendance qui enregistre des records d'audience auprès d'un public frustré des «buzz», etc. Hélas, on s'émeut moins d'un cataclysme climatique qui pourrait grever l'avenir de toute notre descendance par rapport à un fait divers nauséeux d'une starlette décervelée. Aussi, peu importe au grand public le sort tragique d'un clandestin sur un paquebot de fortune en quête d'un ailleurs meilleur, noyé dans l'océan, les sandales vomis par les flots et le corps offert comme un délice aux requins quand, en revanche, tous les regards sont braqués sur le dernier voyage de noces d'un acteur hollywoodien ou les photos «topless» d'une célébrité délurée! L'humanité n'a, semble-t-il, pas divorcé d'avec l'âge de l'insouciance, celui de l'adolescence. De même, les modèles anciens de la famille sont rejetés, les nouveaux pas encore, ou très peu assimilés, les nations atrophiées parlent du post-modernisme alors que d'une part elles cherchent à se constituer en carapace et d'autre part affirment être tentées par l'aventure d'une globalisation qui n'a rien à voir avec la modernité. Les métastases sont là, au stade du cancer et une vive impression du déjà-vu et d'épuisement général froisse les esprits. L'angoisse existentielle est partout et nulle part, elle se parsème dans les usines, les écoles, les transports, les bureaux, les ateliers du travail, les cafés ou les rues. Bref, les problèmes se ressemblent et les craintes futuristes sont universelles.

En même temps, les artistes de la démagogie et des polémiques tournent autour du pot, marchant à côté de la plaque tournante du hic. Leurs euphémismes cachent un racisme primaire insupportable, forçant des communautés entières à l'auto-isolement. Les politiques, quant à eux, n'ont plus les moyens de leurs ambitions face à une économie mondiale de plus en plus privatisée. Ce qui présuppose le dessaisissement des Etats de leur pouvoir protectionniste au profit des multinationales attirées par le bénéfice et le lucre. Du pain bénit pour les barons de la finance. Mondialisme ou mondialisation? Globalisme ou globalisation? Uniformisme ou universalisme? Pas de réponse immédiate à ce persistant dilemme tant que les consonances de la problématique portent en elles un seul dénominateur commun : la crise de l'homme moderne. Ainsi, de la sotte déification de ce stérile manichéisme, les vagues montantes de l'incompréhension font leur ressac sur les cœurs et un sentiment de précarisation des liens humains, sociaux et économiques menace d'éveiller les populismes pro-nazis, la xénophobie des extrêmes-droite et, par ricochet, la machine terroriste qui se proclame dans sa publicité des causes perdues et, bien entendu, tous les relégués de ce «confort circonstanciel» du capitalisme sauvage qui, d'une manière ou d'une autre, exploitent la donne pour affûter leurs armes et propager le poison d'une atroce pédagogie de haine. La peur de la vie s'est interrogé l'anthropologue Marc Augé aurait-elle remplacé la peur de la mort? En réalité, le monde du XXI siècle a instillé le doute, la loi de la finance a décrété la fin des valeurs, le lobbying d'intérêts célèbre chaque jour le droit du cuissage de la féodalité médiévale, la dictature du désir, de la mode et de l'instant a tué le génie, l'inventivité et la création. Pris de vertige, l'humanité n'a jamais tenté la moindre approche salutaire, se contentant, bernée, de se soulager dans son scepticisme optimiste et recueillant les dividendes de l'échec. A leur tour, l'occident matérialiste se despiritualise, l'orient spiritualiste se matérialise, l'inconcevable succession des reniements s'égrène avec une constance pathétique, un précipité des pires dérives et errements. Le plaisir de trahir les idéaux, le goût de s'enrichir à la minute près et la joie de décevoir la morale ne sont-ils pas les épices de cette folle théâtralité d'un monde sans repères? Un monde, du reste, formaté et réduit à un état d'abrutissement quasi général.