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Abdellatif Rahal (14 avril 1922 - 29 décembre 2014)

par Mourad Benachenhou

Abdellatif Rahal, décédé à l’orée de la quinzième année du vingt-et-unième siècle, fait partie de ces rares hommes d’Etat dont la louange n’a nul besoin d’être commanditée pour être prononcée, ni d’être prononcée pour être méritée. La vie de ce grand homme, reconnu même avant de devenir célèbre et d’atteindre à la prééminence tant nationale qu’internationale, a été guidée par cinq principes auxquels il n’a jamais déchu :

-l’intégrité morale et intellectuelle qui l’a conduit à ne jamais user de son autorité et de son pouvoir à d’autres fins que celles de ses fonctions officielles ;

-la transparence qui a fait qu’il n’y a rien dans sa vie publique ou privée qui ne soit pas sujet à fierté pour lui et sa famille ;

- la compétence qui l’a poussé à tout faire pour rester à la hauteur des défis de chacune des fonctions officielles qu’il a tenues ;

- la rectitude qui l’a amené à refuser d’utiliser l’intrigue pour se maintenir ou se promouvoir ;

-la modestie qui laisse les autres juger de ses valeurs au lieu de leur imposer sa supériorité à la fois morale et intellectuelle.

Sa longue et distinguée carrière diplomatique et politique n’est nullement le fruit du hasard ou de l’habilité, mais la simple conséquence de qualités visibles et reconnues de tous ceux avec lesquels il a travaillé, hommes d’Etat ou simples subordonnés, collaborateurs proches ou lointains. Une carrière publique aussi longue qui s’est étendue sur sept décennies ne peut s’expliquer que par des qualités exceptionnelles et rares.

LE MILITANT NATIONALISTE

Né alors que le système colonial vivait ses heures de grande gloire et s’apprêtait à fêter le centième anniversaire de l’occupation de l’Algérie, Abdellatif Rahal perdit, à l’âge de 6 ans, son père Tahar, conscrit de force et envoyé, pendant la Première Guerre mondiale, au front où il fut gazé, mais survécut, malade, jusqu’en 1928. Cette conscription avait été imposée par les autorités coloniales comme punition infligé au grand-père de Abdellatif, El Hadj Lahcène Ben Rahal, qui avait joué un rôle prééminent dans l’émeute du 23 Mai 1912 provoquée à Nédromah par la décision des autorités coloniales d’imposer le service militaire obligatoire aux Algériens.

Après l’école indigène de Nédromah, Abdellatif est admis à l’école normale de Bouzéréah, dont la section « indigène » préparait les instituteurs algériens destinés aux écoles publiques. A la fin de ses études, il fut affecté d’abord à Mostaganem, puis à Maghnia où il fut en activité pendant quelques années avant de s’exiler au Maroc, sous la pression des autorités coloniales qui ne voyaient pas d’un bon œil ses activités politiques au sein de la section locale de l’UDMA et comme responsable de la branche locale de l’association des Oulémas. Cette animosité des autorités coloniales était devenue d’autant plus féroce lorsque Abdellatif, alors membre du comité central du parti de Ferhat Abbas, prit position, à la fin des années quarante du siècle dernier, contre l’orientation réformiste de ce parti et pour une radicalisation de son action pour l’indépendance, en droite ligne du programme des Amis du Manifeste et de la Liberté dont les thèses étaient proches de celle du MTLD /PPA alors dirigé par Messali Hadj. Avec le déclenchement de la guerre de libération nationale, la situation de Abdellatif devenait dangereuse, surtout après l’exécution sommaire du Docteur Benzerdjeb le 17 janvier 1956.

LE PEDAGOGUE EMERITE

Au Maroc, après avoir enseigné pendant quelques temps à l’école des cadres de la Wilaya 5, Abdellatif, qui avait poursuivi ses études de mathématiques tout en exerçant son métier d’instituteur, et avait finalement obtenu une licence dans ce domaine auprès de l’Université de Bordeaux, fut recruté et affecté par les services de l’éducation marocains au lycée d’Azrou, dans le Moyen Atlas, à proximité de Meknès, une des capitales historiques du Maroc. Ses qualités pédagogiques furent rapidement reconnues ; il fut promu censeur du lycée, puis proviseur.

Les élèves qui suivirent ses cours, dont nombre atteignirent des positions éminentes dans l’administration marocaine, ont gardé de lui un souvenir lumineux, tout comme ils ne tarirent pas d’éloges à l’égard d’un autre enseignant algérien, lui originaire de Tlemcen, Abdelhamid Klouche, chargé des cours de physique et de chimie.

Voici ce qu’écrit de lui un auteur marocain qui a consacré un livre au lycée d’Azrou :

«Les résultats engrangés dans les matières scientifiques, particulièrement en mathématiques sont dus en partie à la forte personnalité de Si Abdellatif Rahal, professeur qui a toujours fait preuve d’une grande «pédagogie», d’une «belle» aisance et de beaucoup de «classe» dans sa façon d’enseigner…» (Mohammed Ben Hlal : Le collège d’Azrou. La formation d’une élite berbère civile et militaire au Maroc, Editions Karthala-Iremam ; Paris 2005, p. 227)

Les activités pédagogiques de Abdellatif n’occupaient pas tout son temps. Il était un des membres éminents de la direction du FLN au Maroc, chargé de l’action politique auprès de la communauté algérienne et des autorités administratives marocaines de la région de Meknès, organisant des conférences à travers la circonscription territoriale que couvrait cette région et maintenant l’esprit de mobilisation chez les uns et la solidarité agissante chez les autres pendant toute la durée de la guerre de libération nationale.

A l’indépendance, Abdellatif avait acquis un capital politique suffisant pour qu’il soit désigné, en avril 1962, comme chef de cabinet de Chawki Mostefa, délégué aux affaires générales à l’exécutif provisoire, administration chargée de gérer le pays jusqu’à l’adoption de la Constituante et la mise en place des institutions définitives de l’Algérie indépendante. Abdellatif fut, simultanément, chargé, en tant que préfet, de ramener de l’ordre dans la région de Batna entre juin et août 1962.

Il figure même parmi les membres de la commission centrale du contrôle du referendum d’autodétermination, commission mixte algéro-française présidée par Kaddour Sator et dont les membres étaient, outre Abdellatif, El Hadi Mostefai, Amar Bentoumi, Alexandre Chaulet, Jean Guyot et Ahmed Henni. ( voir Journal officiel de l’Etat algérien daté du 6 juillet 1962).

A l’issue de la fin du mandat de l’Exécutif provisoire en septembre 1962, Abdellatif est choisi comme directeur de cabinet du nouveau chef d’Etat (élu le 15 septembre 1962 à 99,60 pour cent des voix), poste qu’il occupe pour une courte période, car il est nommé, en janvier 1963, premier ambassadeur d’Algérie auprès de la France, à une phase particulièrement sensible de la définition des nouveaux rapports entre un Etat indépendant et son ancien colonisateur.

BRILLANT PREMIER AMBASSADEUR ALGERIEN AUPRES DE LA FRANCE

Considéré comme « l’homme tranquille du nouveau régime, » sa nomination est bien accueillie à Paris, d’autant plus qu’il déclare, avant de prendre officiellement son poste le 28 janvier 1963, qu’il « s’efforcerait d’effacer les séquelles du passé afin de nouer de nouveaux liens avec la France ». (cité dans le journal « Le Monde » du 29 décembre 1962). Le fait que son épouse, la regrettée née Léa Bruchet, ne fut sans doute pas pour peu dans son acceptation par l’opinion publique française, encore sous le choc des évènement sanglants qui précédèrent la proclamation de l’indépendance de notre pays.

Mais il est victime de la tension qui commence à apparaître entre Ben Bella, le chef d’Etat et son ministre de la Défense, Houari Boumediene, dont Abdellatif était considéré comme trop proche. Mr Argot, haut représentant-adjoint auprès de l’Algérie à l’époque, raconte son étonnement lorsque Ben Bella le convoqua, quelques mois après l’affectation de Abdellatif, que ce dernier allait être rappelé et remplacé par un proche du chef d’Etat, un député de Médéa faisant fonction de questeur à l’APN et qui n’avait rien du profil nécessaire de diplomate pour occuper une fonction de représentation aussi sensible que celle auprès de la France à cette époque. Voici ce qu’écrit Mr Argot dans une note confidentielle datée du 1er août 1963(T. n 4638 à 46542 : mention secret réservé)

« M. Ben Bella m’a convoqué ce matin. Il voulait me faire part de son intention de rappeler prochainement M. Rahal et me confier le nom d’un nouvel ambassadeur qu’ils se proposait de désigner afin de savoir, avant de présenter une demande officielle d’agrément, si cette personnalité était de nature à recueillir l’approbation du gouvernement français… tout en indiquant au Président que je ferai naturellement part de sa démarche au gouvernement français, je n’ai pu me retenir de lui faire observer que celui-ci pourrait peut-être, à première vue, se montrer surpris de ce choix ». (dans « Documents diplomatiques français, Tome 3-1er juillet-31 décembre 1963, p. 151»)

Cette citation ne couvre pas tout l’échange de propos entre un chef d’Etat algérien et un représentant de l’ancienne puissance coloniale, car une partie des commentaires exprimés par le président algérien ne le montrent pas sous le meilleur aspect, et que Argot fut rapide à mettre à nu, tout en expliquant les réelles motivations derrière le rappel de Abdellatif, 8 mois après sa nomination.
 
AU SERVICE D’UNE POLITIQUE ETRANGERE MILITANTE

Le ministre des Affaires étrangères algérien de l’époque( nommé le 18 septembre 1963) ne fut pas dupe et eut tôt fait d’appeler Abdellatif au poste de directeur de cabinet, puis secrétaire général du ministère, position dans laquelle il fut chargé de multiples missions diplomatiques, particulièrement délicates dans cette période où la politique étrangère algérienne était en train de prendre une dimension mondiale et où l’Algérie, sous l’élan de la victoire contre le colonialisme, était devenue le porte-flambeau des espoirs de liberté et de prospérité de tous les peuples encore sous le joug colonial. Abdellatif fut de toutes les conférences, de toutes les négociations qui alors tentaient de façonner un ordre politique, économique et de l’information plus conforme aux règles d’équité pouvant garantir la paix mondiale dans un contexte dominé par le conflit Est-Ouest, connu sous le nom de guerre froide. Abdellatif fut un des multiples façonneurs de l’idéologie de non-alignement qui tentait de jouer un rôle régulateur dans les relations tendues existant entre deux superpuissances capables de s’entre-annihiler et de faire disparaître toute présence humaine de la surface de la terre.

Le coup d’Etat militaire du 19 Juin allait renforcer la stabilisation du système politique né de la crise de juillet 1962 entre le GPRA et l’état-major de l’ALN, connu sous le non de « Bureau politique » et de « Groupe de Tlemcen».

Ce renforcement du pouvoir de Boumediene permit également la fin de l’improvisation dans le domaine de la politique étrangère et la mise en œuvre d’une orientation de caractère militant révolutionnaire. Il fallait, pour que cette orientation bénéficie du plus grand appui politique international, mobiliser les Etats refusant le statu-quo international et l’équilibre de la terreur sur lequel il était fondé et synthétisé par la formule « MAD » en anglais «mutually assure destruction» ou, en français, « destruction mutuelle assurée ».

LE COMBAT POUR UN NOUVEL ORDRE INTERNATIONAL PLUS EQUITABLE

L’ONU était le lieu focal des relations internationales et il fallait que l’Algérie y place un homme ayant l’expérience diplomatique nécessaire, la culture politique adéquate et la personnalité charismatique propres à assurer une mobilisation autour des thèmes de la politique étrangère algérienne de l’époque. Le choix se porta sur Abdellatif, homme taillé, sans exagération, pour cette entreprise qui dépassait de loin le poids militaire et économique de l’Algérie sur la scène mondiale et apparaissait pour beaucoup de sceptiques comme une entreprise d’avance vouée à l’échec. Et pourtant, malgré de faibles ressources humaines, militaires ou économique projetées par l’Algérie de l’époque, Abdellatif, nommé en novembre 1970 au poste de représentant de l’Algérie auprès de l’ONU, réussit le tour de force de créer au sein de cette organisation, pourtant lourde et peu téméraire par définition, une dynamique qui aboutit à mettre sur l’agenda mondial le problème de la misère des peuples, de leur droit à la dignité, et de la nécessité pour toutes les nations riches ou pauvres à œuvrer pour un monde meilleur où les richesses seraient mieux réparties. La convocation d’une assemblée générale extraordinaire -qui se tint à New York du 9 avril au 2 mai 1974- pour traiter du nouvel ordre mondial fut l’aboutissement des efforts de Abdellatif pour sensibiliser grands et petits pays à la nécessité d’un ordre économique plus juste.

La tâche d’un diplomate n’est pas de définir les priorités de politique étrangère, prérogative exclusive du chef de l’Etat, mais d’expliquer et de clarifier, de convaincre et de mobiliser les partenaires internationaux autour de ces thèmes. Abdellatif réussit admirablement dans cette tâche, menée dans un contexte de tensions internationales aiguës, créées par les conflits suscités et entretenus par telle ou telle grande puissance, dans des circonstances économiques dramatiques, avec l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods, basé sur la parité fixe entre une once d’or et 35 dollars, le désordre monétaire qui s’en est suivi, avec les multiples guerres d’agression de l’Etat colonial raciste d’Israël contre les pays du Moyen-Orient. Il fallait avoir un esprit particulièrement agile pour mettre en équation toutes ces données et les gérer en faveur des thèses de la politique étrangère algérienne. C’est ce que fit Abdellatif Rahal pendant les sept années qu’il passa à la tête de l’ambassade de la RADP auprès de Nations unies. Il ne s’agit pas là de retracer la politique étrangère algérienne et les multiples succès diplomatiques dus à la dextérité intellectuelle et l’entregent de Abdellatif, mais de rappeler à grands traits les moments de gloire de la diplomatie algérienne dans lesquels il fut un acteur essentiel.

A la tête de l’Enseignement supérieur

De 1971 à 1977 Abdellatif fut un infatigable et innovateur représentant de l’Algérie dans cette arène où tous les combats du monde viennent se conclure. Il était temps pour lui de revenir au bercail.

Le poste de ministre de l’Enseignement supérieur ne fut nullement une récompense pour un homme qui avait tant fait pour rehausser l’image de l’Algérie sur la scène mondiale, mais une reconnaissance de sa capacité à aborder avec bon sens, et non sans intelligence, les situations les plus complexes. Les tensions entre arabisants et francisants étaient très fortes dans l’Université algérienne ; il fallait un homme à la tête de ce ministère capable de réduire ces tensions et de ramener les uns et les autres à la raison et à des solutions à la fois pratiques et acceptables pour les parties en conflit de plus en plus violent.

Avec le doigté et la finesse qui le caractérisaient, Abdellatif sut réduire les foyers de tension et les occasions de heurts, non sans être l’objet d’attaques violentes de la part du coordinateur du parti unique à l’époque, qui avait ses propres calculs politiques et alla jusqu’à lancer des nervis contre le bureau du ministre. Il ne se livra pas - exercice souvent pratiqué par certains hauts responsables pour fuir leurs propres responsabilités- à des attaques contre son prédécesseur, feu Mohammed Seddik Ben Yahia, avec lequel ses relations étaient cordiales bien que l’un et l’autre n’eussent pas les mêmes vues idéologiques ni les mêmes types d’approche. Il ne tenta pas de détruire à tout prix l’œuvre de réforme de son prédécesseur, mais seulement d’y apporter quelques améliorations nécessaires.

LA LONGUE TRAVERSEE DU DESERT

Le conflit entre l’un et l’autre se régla lorsque Abdellatif, qui réunissait tous les critères pour être désigné comme membre du Comité central du FLN lors du second congrès qui suivit le décès de Boumediene, se vit écarter de cette instance politique et privé, fin janvier 1979, de tout poste politique. Digne, il rentra chez lui et attendit, sans tendre les mains ou solliciter de qui que ce soit que lui soit reconnue de nouveau sa valeur et sa capacité de rendre service à son pays. On ne le vit pas dans les salons pleurer misère et se plaindre de l’ingratitude d’un système qu’il avait servi avec foi et compétence. Il ne se prêta jamais à l’humiliation des longues attentes dans les salons des puissants du moment pour quémander une quelconque ambassade.

Il ne se livra pas, non plus, à de longues tirades contre les dirigeants du moment et garda le silence le plus total sur les affaires du pays, se contentant de les suivre en gardant pour lui-même son opinion sur les évènements nationaux ou internationaux touchant le pays. Son éloignement était non seulement injustifié, mais même nuisible ; car il avait acquis, par ses qualités intellectuelles et humaines, une présence internationale qui ne pouvait être négligée et qu’il fallait exploiter. Il supporta avec dignité sa longue traversée du désert, lisant et méditant.

LA CONSECRATION D’UNE LONGUE VIE AU SERVICE DU PEUPLE ALGERIEN

Finalement, en 1991, lorsque l’Algérie commença à s’enfoncer dans la crise multidimensionnelle : politique, sociale et financière, qui devait déboucher sur la guerre civile, il fut de nouveau rappelé au gouvernement pour prendre le poste central de ministre de l’Intérieur, avec pour objectif essentiel de rassurer les électeurs et de calmer le jeu politique, car, comme il l’avait déclaré à l’ambassadeur de France de l’époque, l’organisation des élections était du ressort des administrations spécialisées et ne ressortissait plus du domaine du politique, du moment qu’elles avaient été décidées.

Après quelques mois à ce poste, il fut nommé comme représentant permanent de l’Algérie auprès de l’Unesco, poste tenu traditionnellement par l’ambassadeur d’Algérie à Paris. Là aussi, Abdellatif fit preuve d’esprit d’initiative et de grand courage et réussit à introduire de profondes réformes dans les missions et le fonctionnement de cette institution internationale.

En avril 1999, il est rappelé par le nouveau chef d’Etat, pour occuper le poste prestigieux de conseiller diplomatique, qui couronnera sa longue carrière politique et sa vie au service de l’Algérie, par beau ou mauvais temps, et depuis la seconde moitié des années quarante du XXème siècle. Il occupera cette position avec l’effacement qu’elle requiert et la sagesse tirée tant de sa propre personnalité que de son expérience politique et diplomatique sans pareille dans la classe politique algérienne. Sa longue vie s’achèvera alors qu’il occupait encore ce poste et on peut affirmer, sans risque d’être démenti, que ce fut le serviteur de l’Algérie qui est resté le plus longtemps actif et en totale possession de ses facultés intellectuelles.

L’HOMME DERRIERE LES TITRES ET LES HONNEURS

Il s’agit maintenant de dresser un bref portrait de cet homme exceptionnel dont les qualités humaines et les capacités intellectuelles ont été, depuis qu’il a atteint la vingtaine, utilisées au profit exclusif de son pays. C’était un homme dont l’affabilité était légendaire, et qui savait diriger les hommes, si difficiles fussent-ils, et il n’en manque pas dans notre pays ! Avec courtoisie, mais mêlée d’une fermeté qui ne laissait pas de place à l’ambiguïté. Il avait un sang-froid qui lui permettait de s’en sortir dans les situations les plus périlleuses, et il en fit preuve lorsqu’il fut chargé de ramener à la raison le Commandement de la Wilaya 1, en sa qualité de préfet de Batna, entre juin et août 1962. Il avait un sens de l’humour d’une rare finesse et ne manquait pas de pratiquer l’ironie dans les circonstances où un partenaire particulièrement têtu tentait de ressortir des arguments illogiques pour faire prévaloir son point de vue. Cette ironie était redoutable et implacable : elle désarçonnait l’interlocuteur sans l’humilier. Car Abdellatif demeurait, dans le moindre de ses actes, dans la moindre de ses paroles, un diplomate qui tenait à défaire son adversaire sans que celui-ci lui en garde rancune. Il ne s’agissait pas pour lui d’écraser la personne, mais seulement de lui faire prendre conscience de l’aberration de sa position. Comme représentant de l’Algérie à l’ONU, il fit grand usage de cette habilité à se faire des amis même parmi ceux dont les pays étaient les plus opposés aux orientations de la politique étrangère algérienne. Comme ministre de l’Enseignement supérieur, dans une période de luttes idéologiques féroces au sein de l’Université algérienne, et alors que le chef d’Etat de l’époque commençait à montrer les signes d’une maladie paralysante, il fut capable d’éviter que le désordre, voulu par certains à des fins politiques de courte échéance, n’éclatât. Il saisissait la complexité de la situation, tout en reconnaissant que certains problèmes étaient simplement insolubles car, selon lui, «ils ressortissaient de la psychiatrie plutôt que de la politique ou de la culture». Comme ministre de l’Intérieur, il fit preuve de scepticisme quant à l’issue du scrutin électoral en préparation sous son égide, malgré les proclamations optimistes de certains de ses collègues au gouvernement qui avaient fait une analyse erronée de la situation politique et sociale du pays et de l’état d’esprit des Algériens en cette période sombre, et alors que s’accumulaient les nuages noirs annonciateurs de l’ouragan de la guerre civile. Sa vision pessimiste n’ayant pas trouvé d’écho auprès de ses compagnons du gouvernement, il préféra se retirer sur la pointe des pieds.

Homme de grande culture, il avait toujours à la bouche une citation fort à propos d’un grand poète ou d’un écrivain, arabe ou français. Joueur émérite de luth, il aimait régaler ses intimes de quelques morceaux choisis de musique andalouse, et taquinait ceux qui n’avaient aucun goût de cette musique, en leur chantonnant des airs tirés de tel ou tel morceau d’un grand maître de l’andalou et en leur demandant de deviner de quel maître il s’agissait et quelle gamme de musique était suivie dans ce morceau.

Ce fut un homme exceptionnel qui restera la fierté tant de Nédromah, sa ville natale, que de l’Algérie toute entière. Il mérite, évidemment, un hommage encore plus fort que ces quelques lignes qui lui sont consacrées et qui constituent un résumé squelettique d’une vie bien remplie et une description linéaire qui ne restitue pas totalement la grandeur de cet homme d’exception.