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Trop splendide Picasso

par Abdelhamid Benzerari

Il nous faut aujourd'hui encore non pas lui rendre hommage, mais dire simplement que rarement autant que lui un homme a su remplir et épouser son siècle.

Un musée lui a été consacré dans l'enceinte de l'hôtel Salé à Paris. Il a rouvert ses portes le 25 octobre dernier, jour anniversaire de la naissance du peintre au terme de 5 années de travaux de rénovation.

Un somptueux écrin pour une œuvre hors norme. Des visiteurs, admirateurs de l'artiste, de différentes nationalités, venant du Canada, des Etats-Unis, du japon? affluent pour y admirer les créations du génie, réparties dans 37 salles allant des ateliers du peintre à ses collections personnelles (Matisse, Cézanne?).

La visite retrace toute la vie du peintre avec un parcours de 300 œuvres.

 «Un Picasso magistral, à la parade», selon le Directeur Laurent Le Bon. Un génie, un peintre absolu toujours renaissant.

LE CHANTRE DU CUBISME

Picasso tenait son monde au bout de sa palette?, chantait Jean Ferrat.

Qu'il ait été encensé ou haï, admiré, incompris ou moqué, nul ne peut contester que l'histoire de la peinture au cours du xx° siècle est d'abord ou surtout l'histoire de Picasso.

«La peinture, a-t-il dit, me fait faire tout ce qu'elle veut.» Il a fait faire à la peinture tout ce qu'elle voulait, il lui a fait dire tout ce que l'on croyait impossible à dire, tout ce que lui-même, peut ?être, ne croyait pas encore qu'il inventerait un jour. Peindre pour lui, c'était vivre.

Picasso a été, dès l'adolescence, un peintre absolu sinon déjà accompli. Son père, professeur de peinture, lui a mis son premier pinceau en main dès l'âge le plus tendre et Picasso pourra dire, plus tard, sans aucune effronterie: «je n'ai jamais fait de dessins d'enfant.» Des Académies de Barcelone et de Madrid à Paris, le calendrier passe d'un siècle à l'autre(1899-1900) mais aussi, pour le jeune peintre, le passage des chefs-d'œuvre du Prado à ceux du Louvre et, surtout, du provincialisme espagnol à l'agitation parisienne.

Il trouve à Paris l'art contesté de Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Vuillard. Il y a Renoir et Degas. Il y a déjà Matisse et, bientôt, Braque, Vlaminck et Derain. Ils seront avec les poètes Max Jacob, Apollinaire, André Salmon, les premiers amis de Picasso quand il s'installera, en 1904, au Bateau-Lavoir. Entre temps, en 1902, il peignait son premier Arlequin. Cet Arlequin signifiait, sans que, bien sûr, cela fut évident au moment au moment même, qu'on allait connaître, par la suite, bien des tours du Malaguène au regard de raisin noir ensoleillé. C'est le début de la période bleue.

Avec la période bleue aux thèmes misérabilistes (hommes et femmes en détresse, saltimbanques indigents) Picasso s'éloigne du chatoiement impressionniste et de l'influence des peintres qui furent ses proches initiateurs comme Lautrec et Van Gogh. Il refuse l'anecdote pour donner aux figures toutes leurs possibilités stylistiques sur un fond monochrome chargé de mélancolie. A l'époque bleue succèdera l'époque rose et cette dénomination indique qu'il est advenu quelque chose d'heureux dans la vie du peintre. L'amour, en la personne de Fernande Olivier, lui apporte quelque sérénité. Il en sera ainsi tout au long de sa vie. Les rencontres féminines joueront un grand rôle dans le développement et les rebondissements de son œuvre. On sait aussi que la vie amoureuse de Picasso ne fut pas sans tumultes.

Tout d'un coup, en 1907, ce sont Les demoiselles d'Avignon. Tout d'un coup est peut-être de trop car il n'est pas possible que les demoiselles d'Avignon ne soient pas le fruit d'une longue méditation. Mais cette toile immense, tant par ses proportions que par son influence sur la pensée esthétique à laquelle elle impose un agressif retournement, a la résonnance d'un coup de tonnerre.

On a beaucoup écrit sur les demoiselles d'Avignon. Il est évident que ce tableau majeur pose des énigmes. Entre autres celle-ci : où commence et où finit l'influence de l'art nègre ? Picasso affirmait qu'en 1907, il ne connaissait rien de l'art africain. Il ne l'aurait découvert qu'après coup, vers 1910, tandis que Derain et Vlaminck en eurent la révélation bien avant (mais ne s'en serviront pas). Quoi qu'il en soit, certains peintres partagent l'opinion d'Emmanuel Bert : « les demoiselles d'Avignon » révèlent une hésitation. Il suffit de comparer le centre et la droite du tableau pour voir que le peintre se cherche, qu'il cherche une certaine manière de représenter les têtes, les hommes, les choses, qui aujourd'hui semble timide, l'effraie. L'essentiel, c'est que, dans le sens qu'il suit, qu'il va suivre, l'artiste se sente encouragé, soutenu par quelque chose, qu'il ne recule donc pas, ni ne se laisse détourner par les possibilités innombrables que lui propose son imagination inquiète. Il faut qu'entre sa recherche plastique et l'art nègre le contact s'établisse. Il faut que les masques, les fétiches qui vont apporter à ses tentatives des justifications massives soient connus, sinon par lui, du moins par d'autres.»

Des demoiselles d'Avignon au cubisme il ne se passera guère de temps bien que les motivations ne soient plus les mêmes. On a parlé d'une «période nègre» qui aurait rempli ce laps de temps.

Là encore il faut se méfier de l'étiquette. Tout était effervescence en cette période de l'art. Tout était bon à prendre et à rejeter au profit de l'esprit nouveau.

Avec le cubisme on en revint à l'ordre, à la leçon de Cézanne qui, dans un sens détestable, voulait réduire le foisonnement de la nature «au cylindre, à la sphère et au cône». Mais Picasso et Braque acceptent la règle du jeu, il ne s'en laisse pas conter. Ils pousseront l'expérience jusqu'aux plus lointaines limites. Dans leurs natures mortes, les objets les plus quotidiens, pot à tabac, pipe, verre de vin et surtout guitare, perdent leur réalité immédiate pour devenir les éléments d'une sorte d'armorial de la modernité. Apparaissent alors les collages de bouts de journaux ou de papiers peints qui établissent un nouveau rapport du vrai et du beau. Sur la lancée du cubisme, Picasso peindra des tableaux qui seront parmi ses plus décisifs (les trois musiciens de 1921).

On verra, un temps, Picasso s'amuser à peindre d'admirables décors pour les ballets russes, revenir à des lignes ingresques, s'éprendre d'énormes nudités ou de maternités non moins volumineuses et touchantes. Ou des baigneuses distendues courant sur la plage en des attitudes invraisemblablement lyriques. C'est pour lui, le courant de la vie : «Je peins les choses comme je les pense, pas comme je les vois.»

Après quoi ce seront des portraits ( visages de femmes principalement) qui regarderont de tous les côtés et exprimeront le calme ou la terreur dans une immobilité déconcertante parce que les yeux, le nez, la bouche ne sont pas de face ou de profil mais sur le même plan. Ce seront encore d'innombrables tauromachies peintes ou gravées et l'admirable suite d'eaux-fortes Le peintre et son modèle, sans parler des sculptures. Mais n'a-t-on pas tout dit sur ce Protée de l'art ? Et comment mieux dire que Michel Leiris : «Picasso, il faut y insister, n'oublie jamais qu'il est un homme, situé dans un certain cadre de vie, de sorte que c'est généralement dans ses entours, parmi les êtres et les choses auxquels il est plus intimement lié, qu'il choisit son point de départ : la femme, le chien, l'atelier, le paysage local. Toutefois il semble que la véritable aventure se déroule entre la peinture et lui, la toile blanche étant essentiellement le lieu vacant où se produira la rencontre. Aventure qui s'accomplit en un corps à corps si étroit, si exclusif de toute distance, en même temps qu'elle en sera si indéfiniment réitérée sous une forme ou sous une autre, qu'il en résulte une sorte de traversée du miroir telle que celui qui l'a effectuée peut se poser la question d'un éventuel renversement des rôles. Est-ce Picasso qui vit pour et dans la peinture ? Est-ce la peinture qui vit en Picasso et s'incarne le plus naturellement du monde dans les représentations qu'il donne de ce sur quoi son attention s'est portée ?

Et quand son attention, son cœur, ses émotions se portent sur la guerre d'Espagne, la souffrance et le génie produisent « Le Guernica » de 1937. Tout le malheur d'une population dans les décombres d'un bombardement est dit en noir et blanc. Il n'y a pas d'autres couleurs pour faire entendre les hurlements des pauvres, des justes, implacablement écrasés par la force.

Il y a aussi le Picasso hanté par les maîtres du passé : Velasquez et ses Ménines. Delacroix et ses femmes d'Alger, Manet et son Déjeuner sur l'herbe.

Laissons à André Breton, l'écrivain, l'un des fondateurs du surréalisme, cette conclusion :

«Le critérium du goût se montrerait, d'ailleurs, d'un secours dérisoire s'il fallait l'appliquer à la production de Picasso, dont les tableaux ont merveilleusement plu et déplu. Autrement appréciable parce que seule vraiment suggestive du pouvoir accordé à l'homme d'agir sur le monde pour le conformer à soi-même (et par là pleinement révolutionnaire) m'apparaît, dans cette production, la tentation ininterrompue de confronter tout ce qui existe à tout ce qui peut exister, de faire sortir du jamais vu tout ce qui peut exhorter le déjà vu à se faire moins étourdiment voir».