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Résister à l’anti-progressisme

par Chris Patten *

LONDRES- Il est rare qu’un discours politique me sorte de ma routine. Mais c’est exactement ce qui s’est passé cet été à la lecture d’un discours remarquable de Viktor Orbán, Premier ministre de plus en plus autoritaire de Hongrie.

Orbán attire rarement l’attention en dehors de son propre pays. La dernière fois qu’il a commis un discours aussi remarquable était il y a vingt cinq ans ; il était alors un jeune homme investit dans la chute du communisme en Europe. S’exprimant en juin 1989 aux deuxièmes obsèques de Imre Nagy – leader du mouvement anti-soviétique hongrois en 1956 – Orbán avait fermement exigé le retrait des troupes soviétiques du territoire hongrois.

Cet été, cependant, les arguments d’Orbán étaient d’une toute autre nature. Son discours en faveur de ce qu’il a appelé « l’état non-progressiste », proposait cinq exemples réussis de « systèmes qui ne sont pas occidentaux, ni libéraux, ni des démocraties libérales, et peut-être même pas des démocraties. » La Russie et la Chine étaient citées parmi ces exemples. Comme si le rideau de fer et les tanks qui ont écrasé le gouvernement de Nagy – et le jeune Orbán lui-même – n’avaient jamais existé.

La Russie et la Chine ne sont peut-être plus communistes, mais elles sont certainement anti-progressistes, et indubitablement non démocratiques. La Russie se situe quelque part entre autoritarisme et totalitarisme ; et en dépit de ses récents progrès économiques, la Chine, puissance asiatique montante, n’en reste pas moins dans le même camp.

Les remarques d’Orbán, et l’annonce dans la foulée de plusieurs plans visant à mettre en œuvre sa vision d’un « état anti-progressiste », ont créé un choc. Comment peut-il proférer de telles opinions en tant que dirigeant d’un état membre de l’Union Européenne, laquelle remplit les coffres de son gouvernement grâce à ses subventions ?

La vérité est qu’Orbán se fait l’écho d’un argument de plus en plus répandu (même si généralement exprimé avec plus de délicatesse). Six ans après le début de la crise financière mondiale, beaucoup commencent à poser des questions inconfortables. Comment les démocraties libérales peuvent-elles rester compétitives ? Les démocraties occidentales ont-elles perdu leur confiance en elles et leur capacité à fournir une meilleure vie à leurs citoyens ? Les Etats-Unis et l’Europe sont-ils en déclin, défaits, et s’alimentant des gloires passées ?

Ce qu’Orbán qualifie de « démocraties libé-rales, » les Etats-Unis et l’Europe, sont effectivement accablées de problèmes internes. Aux Etats-Unis, une vie politique polarisée, des remaniements de circonscriptions, et une constitution qui semble plus dans le contrôle que dans les équilibres, ont empêché les réformes et laissé le pays apparemment à la dérive dans des eaux houleuses. La classe moyenne est sacrifiée, et les échecs successifs à l’étranger ont découragé feu « la nation indispensable » de supporter le fardeau de son rôle de première puissance globale. L’Amérique demeure indispensable ; hélas, elle a laissé s’enraciner l’idée selon laquelle elle était inapte au travail.

Dans ce même temps, l’Europe semble incapable de maintenir le contrat social qui soutenait le boom économique d’après-guerre. L’économie du continent qui réussit le mieux, l’Allemagne, insiste pour que ses partenaires poursuivent son style de conservatisme budgétaire, étouffant ainsi la croissance qui faciliterait la mise en œuvre de réformes difficiles.

Dans un contexte où les démocraties mondiales les plus prospères sont obsédées par leurs récents échecs, la politique internationale dérive vers des perspectives au potentiel plus dangereux. Une dissuasion sensée, de l’audace pour réformer les institutions internationales, et une disposition à assumer les responsabilités sont victimes du sens exagéré de l’Occident de l’échec et de l’impasse politique.

Et pourtant, à l’heure où les démocraties occidentales semblent moins à même d’agir, il leur en sera demandé toujours plus. Aucun des pays cités par Orbán dans son discours n’a proposé une vision alternative de l’ordre mondial. Au contraire, leurs problèmes internes menacent de passer de l’incertitude au danger. La Russie devra se confronter à l’impact d’un effondrement des prix du pétrole sur sa pétro-économie. Les grandes entreprises réclament des aides publiques pour rester à flot. Le rouble s’écroule totalement. L’hiver s’annonce difficile à Moscou et à Saint Petersburg.

Même la croissance supersonique de la Chine commence à connaître des soubressauts ; certains économistes, dont Larry Summers, prédisent que tout cela pourrait s’arrêter brutalement. Quoiqu’il en soit, la route est difficile, les frictions se font plus nombreuses là ou la politique se frotte à l’économie. Au niveau national (notablement à Hong Kong) et à l’étranger, la Chine donne l’impression que le mot « compromis » n’existe pas en mandarin.

Les modèles politiques putatifs d’Orbán deviendront probablement d’autant plus retentissants et nationalistes en politique étrangère, ne serait-ce que pour tenter de préserver un soutien national. Pour assurer la paix intérieure, les dirigeants pointeront du doigt les ennemis – réels ou imaginaires – aux frontières.

Les démocraties libérales du monde doivent à nouveau retrouver confiance en elles. Elles doivent faire la preuve que les remarques d’Orbán n’auront été rien de plus que de pompeuses absurdités. Si nous voulons « la paix sur terre et la compassion » promises dans les chants de Noël, il nous faudra travailler bien plus dur et avec confiance pour y parvenir.

Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

* Dernier gouverneur de Hong Kong et ancien commissaire européen aux affaires étrangères, est Chancelier de l’Université d’Oxford.