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Ecole : la réforme sera révolutionnaire ou ne sera pas

par Benabid Tahar *

Que penser, que dire de l'école qui n'ait pas déjà été largement disserté des années durant. Il est question ici de tous les paliers, du primaire au supérieur.

Le système éducatif est en plein marasme, sinistré, en détresse? En bref, il s'achemine de bon pied vers les abysses. Un tel anathème vous plonge dans un climat débilitant qui inciterait au suicide même les âmes les plus équilibrées psychiquement. La sentence est diversement appréciée, allant de l'optimisme mesuré au pessimisme sans appel, mais il ne se trouvera pas un être sensé pour apporter la contradiction tant la situation est préoccupante, à plus d'un titre. Etant entendu que l'on se passerait volontiers de l'avis des opportunistes de tous poils qui écument les institutions de l'Etat. D'ailleurs, ces gens là, maniant avec brio l'art de la versatilité, ne pensent pas, ils calculent. Sur le sujet qui nous intéresse, soulevant une kyrielle de questions, une multitude d'articles ont été publiés dans la presse, bon nombre de conférences a été organisé, des pédagogues et bien d'autres experts ont longuement débattu des raisons du déclin. En gros tout le monde s'accorde à dire que la politique, les idéologies religieuses et autres, ont fait du contrôle de l'école un enjeu éminemment stratégique. Elles sont par voie de conséquence en majeure partie responsables de l'état calamiteux dans lequel celle-ci beigne. Si tant est qu'il soit nécessaire de le rappeler, l'école algérienne à subit de plein fouet les courants et contre courants de concepts et pensées venant d'occident et d'orient par le biais des différentes formes de coopération. Entre autres, on peut citer les dégâts causés par les contingents d'enseignants dont nous ont gratifiés nos ?'frères égyptiens''. Parmi ces ?'missionnaires'' beaucoup étaient devenus en ces temps là encombrants pour le régime égyptien en raison de leur activisme politique.

Madame la ministre de l'Education a eu le courage d'exprimer publiquement un amère constat en déclarant que ?'la politique a tué l'école''. Le chroniqueur du quotidien le Soir d'Algérie, Hakim Laâlam, a fait opportunément remarquer, avec sa subtilité habituelle, dans l'édition du 24 juillet 2014, que ?'l'école a tué la politique''. Pardi! qu'il a raison Hakim, si je puis me permettre cette familiarité, lorsque l'on sait que le décrochage scolaire alimente le milieu politique depuis quelques années déjà. Ce monde où des transfuges de l'Education, doués d'une rare hardiesse, par d'habiles jeux de coulisses et autres subterfuges, ont su majestueusement commuer leur déficit, fructifier leur échec scolaire et accéder à des postes dont ils n'auraient même pas rêvé sous d'autres cieux. Dans ?'une société normale'' pour aller à la rencontre de l'ascenseur social on se doit d'emprunter le chemin de la bonne formation, de l'effort continu et du mérite, en cherchant au bout le perfectionnement pour s'assurer le meilleur statut. La gabegie et les mutations sociales tortueuses ont érigé les voies sinueuses et ténébreuses de la tricherie et autres perversions en moyen d'ascension. J'ajouterai pour ma part que l'école a tué l'école, sous le regard quasi impassible de l'intelligentsia. Il ne pouvait pas en être autrement puisqu'une partie non négligeable de l'encadrement, toutes catégories confondues, de l'actuelle école est le produit de cette même institution, victime de ses propres carences. A propos de responsabilité, il serait utile de regarder un peu du côté de nos intellectuels. Qu'il me soit pardonné tout écart de langage à l'égard de leur statut, ô combien respectable à mes yeux.

La démission, forcée ou consentante, des hommes de savoir, la servitude de bon nombre d'entre eux, qu'Albert Camus désigne par ?'le césarisme intellectuel'', à amplement favorisé le déclin de l'école. Comme la moindre critique, fut-elle des plus constructives, est souvent perçue par les responsables des institutions comme une blessure narcissique, une mise à l'index malveillante, un crime de lèse majesté, alors on préfère se réfugier dans le silence, minauder au besoin, faire dans le déni de vérité ou verser carrément dans la flagornerie qui confine à l'impudence. Ceux qui ont eu la probité de tenter un procès du système décadent ont fait les frais de revers foudroyants. Par son silence strident, sa démission, sa passivité ou paresse, l'intellectuel, auquel incombe en principe la mission de façonner son époque, à soustrait à son savoir faire, à ses compétences et à son expertise la gestion des affaires de la société en général et de l'école en particulier. La nature ayant horreur du vide, une cohorte de ?'pseudo-savants'' autoproclamés à tout simplement investi les lieux, y a solidement construit ses bases. Par leur docilité mal placée, ankylosés, certains intellectuels semblent tristement envoûtés sous l'emprise de l'absurdité au point d'avaler les couleuvres les plus indigestes. Ils cèdent sans cesse leur espace vital aux faux acacias. Petit à petit, par l'usure, ils se métamorphosent, presque inconsciemment, en défenseurs de l'irrationnel. Ils finissent, sous la pression des usurpateurs, par devenir amorphes, presque insensibles, ou se convertissent et se résignent à accepter les argumentations les plus farfelues, à en devenir même les porte-parole. Certains sombrent tout bonnement dans la quête de gloriole et d'avantages abaissants. C'est alors la descente aux enfers.

Ainsi, au fil des déviations, la médiocrité s'est installée confortablement et durablement dans les rouages du système où elle exerce un réel magistère sur le comportement d'une partie appréciable du personnel de l'éducation, tous paliers confondus, y compris l'université. Au gré des mauvaises expériences et du laxisme, la culture du laisser aller, du laisser faire, du pas bien faire, de la combine, de la compromission, et de graver quand même les échelons, sans mérite réel et contre tout bon sens, s'est faite jour. Des règles non écrites, sournoises, ont été, par doses successives, intériorisées par une bonne partie de la communauté, faisant paraître des us et des comportements incongrus et étranges pour l'esprit rationnel dont doit se prévaloir l'homme civilisé, en particulier l'enseignant. La sédimentation de ces habitudes détestables ayant accompli son œuvre, la voie de l'imposture et de l'usurpation s'est offerte aux charognards. Et voilà que l'école subit le diktat d'illuminés dont les conceptions reposent sur des artefacts rencontrés au détour de quelques errements idéologiques. C'est que ces énergumènes parviennent souvent à supplanter les élites porteuses de valeurs humaines universelles émancipatrices. Obnubilée par de grossières certitudes, relevant souvent du fantasme, la meute des opportunistes impénitents pollue l'atmosphère, empêche la science et le savoir de respirer. En manque de culture et de savoir de qualité, sous l'emprise de divers dogmes, conditionnés par des doctrines sclérosées, ils sont réfracteurs à l'émancipation et la modernisation. Ne dit-on pas que peu de connaissances sont plus dangereuses que l'ignorance. Par leurs logorrhées insidieuses et leurs turpitudes, ces adeptes de l'obscurantisme ont endoctriné et fragilisé les esprits, réduit leurs capacités cognitives, les ont rendus crédules, réceptifs à toutes les dérives et hostiles au changement. Prise dans les rets d'individus sans vergogne, l'école ne finit pas de se débattre dans des problèmes souvent inextricables.

Prenant arguments dans le climat délétère ci-dessus décrit, je dirai que si d'aventure on persiste à vouloir prescrire par simple ordonnance un remède, il sera d'une efficacité nulle. Et l'institution au lieu d'être un espace de savoir, de culture et de rayonnement, continuera à s'offrir comme lieu de prédation aux promoteurs de l'abrutissement. Les conséquences s'apparenteraient à un meurtre collectif, voire d'avantage. Alors point de précipitation si l'on veut réellement bien faire ; les expériences précédentes incitent plutôt à la circonspection. Il est vrai qu'au cœur d'un système brisé résident toujours des questionnements du genre qui est responsable, comment en est-on arrivés là et pourquoi. Toutefois, au lieu de s'adonner à la récrimination, d'épiloguer sur les ratages ou de se livrer au tribunal des remords, nous aurons tout à gagner si chacun de nous se sente responsable, se remette en question, apostrophe sa conscience et s'engage pleinement dans l'aventure du changement. Endosser la responsabilité de l'échec ou attribuer le mérite des réalisations à telle ou telle partie est inapproprié. La responsabilité est collective et doit être assumée en tant que telle. La critique efficace, constructive, est celle qui emploie sans discontinuer le discernement, le réalisme et le rationnel. Discerner les causes de l'erreur et de l'échec avec objectivité, les placer dans leur contexte, les analyser sans parti pris ni influence d'un quelconque centre de décision exogène devrait être la démarche à suivre. S'impose alors la question de la faisabilité de la réforme, non seulement par rapport à sa conception, à ses concepts, à sa technicité ou à son contenu, fut-il parfait, mais aussi par rapport à la prédisposition des acteurs, ressources humaines, à adopter le projet et à œuvrer à sa concrétisation. Une attention particulière devrait donc être portée à la composante humaine. Il est certain qu'un responsable, ministre ou directeur d'établissement, nouvellement nommé suscite toujours de l'espoir et apporte un nouveau souffle. Il s'inscrit dès le départ dans la voie du dialogue et de la concertation. On assiste alors au bal des réunions, des conférences et autres forums pour faire l'état des lieux et engager un processus de «redressement».

Une fois les clameurs de cette phase d'optimisme tues, la réalité nous rattrape et se dresse bien droite face à l'élan d'espoir. Elle n'offre d'autres alternatives que celles de composer avec elle ou entrer avec elle en situation conflictuelle. C'est triste à dire mais c'est, à quelques très rares exceptions, toujours le premier choix qui est adopté. On vous susurrera de quelque part qu'il vaut mieux s'adapter, autrement au lieu d'apporter la solution vous devenez le problème. Il n'est pas savant de dire que pour avoir adopté la même posture à chaque fois on reproduit l'échec depuis des années. Et si l'on n'y prête pas assez d'attention, dans une décennie on refera les mêmes constats. On aurait alors réalisé la prouesse d'asseoir un système sexagénaire mais immature, tel un jouvenceau incapable de passer à l'âge adulte. Cela me rappelle une chanson de J.Brel où il dit ?'il faut bien du talent pour être vieux sans être adulte''. Il ne faut pas se perdre dans des intentions, fussent-elles des plus nobles, de lancer des chantiers de réorganisation du secteur de l'éducation sans prendre la réelle mesure du déclin qui y préside pour y faire face. L'urgence de la situation nous dicte de réagir avec force et fermeté pour donner un grand coup de pied dans la fourmilière. Un devoir de salubrité à accomplir. En somme la réforme sera révolutionnaire, copernicienne, ou ne sera pas. On doit de ce fait appréhender la réforme comme une rencontre entre un processus de changement indispensable et un milieu pas tout à fait favorable, résistant et hostile à bien des égards. Opposer uniquement de bonnes intentions et des textes réformateurs à cette hostilité relève de la politique puérile. Un premier impératif exige que le projet soit accompagné de mesures courageuses, certainement impopulaires, à même de venir à bout des groupes récalcitrants qui ne manqueraient pas d'user de tous les moyens pour saborder l'initiative.

Les personnes désignées au gouvernail des institutions doivent être animées de l'esprit de responsabilité qui consiste à gérer son établissement avec abnégation et désintéressement sans trop se soucier de la gestion de sa propre carrière comme c'est tristement le cas en ces temps de décadence. Un responsable se doit de défendre mordicus son pré carré en y mettant toute son énergie. Il doit avoir le courage de s'opposer aux interférences, aux injonctions, aux pressions et se sentir comptable d'abord et avant tout devant sa conscience. Il doit d'ailleurs en être ainsi pour chacun de nous. D'aucuns seraient tentés de penser qu'il s'agit là d'une approche naïve; j'y ai certainement mis une dose de candeur. Sauf qu'à mon humble avis, en dehors de cet état d'esprit, toute tentative de mener une réforme n'est que simple remue ménage et les efforts déployés seraient dépensés en pure perte. Passer sous silence des réalités criardes, alors qu'elles constituent le mal même à combattre, afin, nous dit-on, de ne pas perturber l'ordre établi relève de la fuite en avant. Justement, les expériences précédentes ont échoué pour avoir obéi à des logiques d'arrangements, voire de compromissions, conjoncturels portées par un discours dirigiste et populiste au lieu de laisser libre cours à la pensée intellectuelle. Afin d'éviter l'empêtrement du milieu éducatif dans les effets des fautes à répétition, l'esprit rationnel, ouvert aux sciences et aux cultures, avec son génie et ce qu'il porte en lui comme aptitudes au progrès, doit reconquérir les espaces. Mais cela n'est possible que sous l'impulsion de responsables à la hauteur de l'homérique défi. C'est une nécessité impérieuse qui commande du courage, de la pugnacité, de la persévérance, du sacrifice de soit au bénéfice de la communauté et bien d'autres qualités dont doivent être animés les acteurs du changement en permanence et en toute circonstance. Ces valeurs doivent reposer sur des convictions et des certitudes. Si elles sont dictées par l'allégeance et la servilité elles feraient, tout au plus, corps avec l'excès de zèle.

Du temps où les bonnes traditions de l'école étaient de mise on produisait de la qualité, voire de l'excellence. On n'avait pas besoin de réforme pour cela. Aujourd'hui le bon sens voudrait que l'on réfléchisse d'abord à rétablir les bonnes habitudes. Retrouver les bons reflexes, l'honnêteté, le sérieux, la rigueur, la droiture, le mérite de l'effort, est une condition sine qua non pour préparer les mentalités à de meilleurs dispositions et les amener à accepter et puis à porter le projet réformateur. Tant qu'on ne se résout pas, d'une manière ou d'une autre, à intégrer ces valeurs dans le caractère collectif, toute compagne de redressement s'apparenterait à du verbiage creux. Il est impératif d'amener, par la sensibilisation, par le dialogue, mais aussi par la force de la loi, les esprits à s'affranchir des carcans des mauvais us afin de répondre aux exigences des normes universelles du monde moderne. Sans quoi c'est en marge du développement que nous périrons intellectuellement. Et lorsqu'on aura atteint le fond des fonds et qu'il ne nous sera plus possible d'en sortir, nous aurons tout au plus des prières à égrener, nos yeux pour regarder, effarés, passer le train du progrès. Nous essuierons de ce qui nous restera comme conscience des remontrances que nous aurons largement mérité. Nos commissions et nos experts n'aurons servi à rien du tout sinon à pérorer lorsque l'avenir, y compris le notre, se décide ailleurs et sans nous. Dans le concert des nations nous serons tout juste l'ombre de nous même, ligotés par des chaines faites de nos propres erreurs. Pour finir je nous invite à méditer sur la citation de l'écrivain hollandais Jan Greshoff : «Il faut une longue vie pour surmonter les séquelles de l'éducation»

* Recteur de l'Université de Hadj Lakhdar Batna.