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Avec Internet en classe, plus rien ne sera comme avant

par Abdelhamid Benzerari

L'école entre dans l'ère Internet progressivement, sans prise de pouvoir intempestive : 425 écoles bientôt raccordées à Internet (le Quotidien d'Oran du 11.09.14). Le virage est lent, certes, mais c'est un gage de réussite, car la révolution est de taille et c'est un bon principe de réalité de ne pas chambouler quand on n'est pas prêt.

A Teuth, venu lui annoncer l'invention des lettres de l'écriture, " un remède pour soulager la science et la mémoire ", le roi de Thèbes, Thamous répondit : " Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu'elle peut apporter. Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire.

Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans, du fond d'eux-mêmes, que les hommes cherchent à se ressouvenir. " Le scepticisme du roi, que relate Socrate dans Phèdre de Platon, renvoie à la peur de ce qui nous échappe, à l'extériorisation.

Philippe Quéau, dans " La Planète des esprits -Pour une politique du cyberespace, " compare ainsi les nouvelles technologies, " la révolution en cours ", à tous ces temps forts de l'émergence de nouveaux outils de communication et de connaissance. Telle, bien sûr, l'année 1454 qui vit Jean Gutenberg imprimer le premier livre. Haute technologie en ses débuts qui assura la démocratisation de l'accès aux manuscrits. On pourrait ajouter le tableau noir, qui permit à la leçon de se faire devant tous les élèves et à ceux-ci de réagir. L'incursion du stylobille, qui chassa la plume, une substitution contre laquelle bataillèrent durant dix ans les instituteurs, pronostiquant la mort de l'enseignement de la calligraphie.

A raison, mais l'école a survécu et cette facilitation de l'accès à la mécanique de l'écriture a joué un rôle indéniable dans la démocratisation de l'enseignement. Ou encore la calculette, qui a modifié bien sûr le rapport aux savoirs symboliques tel le calcul mental. Mais a-t-elle " transformé la nécessaire compréhension des opérations ?

Réussir l'entrée d'Internet à l'école

Comment préparer l'école à prendre, même en marche, le train des nouvelles technologies ? La première chose à faire est de réfléchir aux nouveaux rôles du professeur et de former rapidement les enseignants à la maîtrise de l'outil informatique. A l'école primaire, il s'agit de " familiariser les élèves ", au collège, de leur faire " acquérir la maîtrise des outils de base ", au lycée de leur " faire percevoir les possibilités et les limites ". Parallèlement, l'école doit se donner les moyens pédagogiques de créer des logiciels interactifs attrayants.

Les applications des nouvelles technologies sont déjà nombreuses. Elles bouleversent les méthodes de travail, chamboulent les savoirs, remettent en cause l'évaluation.

Les procédés sont modifiés en profondeur. En classe, plus rien ne sera comme avant. Et, cette fois-ci, pour tout le monde.

On ne compte plus les expérimentations des nouvelles technologies à l'école. Les petits britanniques apprennent la programmation informatique dès cinq ans. " Madame ! on a réussi, lance à son institutrice Joe, 10 ans, en pointant l'ordinateur sur lequel il est parvenu à programmer son dragon numérique pour qu'il crache du feu sur le héros grec Héraclès. " Ces scènes de programmation peuvent désormais être observées dans l'ensemble des écoles publiques en Angleterre. (Le Quotidien d'Oran du 27.10.2014).

Ceux-là éditent un cédérom où ils racontent la vie et l'histoire de leur commune. D'autres créent un site Internet pour publier en ligne un travail collectif. Ailleurs, on a recours aux logiciels spécialisés en mathématiques ou en sciences de la vie. Plus loin, on a créé un réseau avec plusieurs écoles ou collèges pour permettre les échanges entre élèves. Ici, on initie à l'utilisation de la messagerie électronique. Là, on fait un usage quotidien des logiciels de bureautique ou de la recherche sur cédérom. Là-bas, Internet est intégré dans toutes les recherches documentaires. Le foisonnement est incontestable, la diversité des pratiques inévitable. Dans quelle mesure les nouvelles technologies de l'information et de la communication(NTIC) vont-elles modifier la Pédagogie ? Avec quels résultats ? Quelles conséquences sur l'organisation des cours, les habitudes des enseignants, les comportements des élèves ? Autrement dit, sera-t-il encore possible, demain, de faire cours " comme avant ", c'est-à-dire avant que les NTIC n'entrent dans l'école ? Sans doute. L'histoire de l'éducation est d'ailleurs peuplée d'innovations technologiques censées révolutionner la pédagogie. Et oubliées ou rendues à leur marginalité une fois que l'effet de mode est passé. " Chaque génération de technologies entre dans le système éducatif porteuse de promesses souvent démesurées mais opportunément oubliées dès que survient la génération suivante. ", signalent ainsi l'observatoire des technologies de l'éducation en Europe. (1)

Ecrire «pour de vrai»

Il risque d'en être autrement avec les NTIC. Car, fondamentalement, l'arrivée des nouvelles technologies modifie le rapport avec les élèves. De manière conjoncturelle d'abord : tous les enseignants témoignent du surcroît de motivation chez les enfants lorsque, d'une manière ou d'une autre, le cours intègre les nouvelles technologies. " Le fait de pouvoir produire quelque chose donne du sens aux activités scolaires ". Pour l'écriture et la lecture, au primaire, l'effet est indéniable, rappelé, par exemple, dans le Livre blanc sur l'opération Graine de multimédia (2) : " Dans le cas de la production d'écrit, avoir à sa disposition via le web ou la messagerie de vrais lecteurs donne du sens au travail, aux efforts de réécriture.(?) On peut diffuser sur papier ou via un journal d'école traditionnel les productions des classes, mais symboliquement le web élargit la socialisation et favorise les retours. Il y a alors encore plus d'enjeux à écrire " pour de vrai ", à destination d'authentiques lecteurs. "

De manière structurelle ensuite, et de façon beaucoup plus forte, les nouvelles technologies bousculent le maître qui perd sa place d'unique détenteur des connaissances. " L'enseignement n'est plus forcément en position d'en savoir plus, et avant les élèves. Il peut savoir en même temps. Le rapport aux savoirs, donc aux élèves, en sortira bouleversé ".

La multiplicité des sources de connaissances, l'importance de la recherche et du traitement de l'information modifient la relation pédagogique. Le modèle du cours magistral en ressort fragilisé. " L'école a toujours considéré qu'il n'existait qu'une seule forme d'enseignement en classe, où un professeur s'adresse à tous les élèves à la fois. Le maître est considéré comme la source essentielle de la connaissance, de la vérité. Sa mission est la transmission des savoirs, beaucoup plus que leur constructeur ".

Liberté, égalité, activité

Les nouvelles technologies, et en premier lieu Internet, pourront faire évoluer cette conception. Et favoriser le passage de la première forme d'enseignement, traditionnelle, à la seconde, plus proche du modèle anglo-saxon. Il faut alors transmettre les savoirs tout en les construisant, donc donner plus de responsabilités aux élèves dans leur apprentissage ". La modification n'est pas que sémantique. Des travaux conduits aux Etats-Unis à partir d'un échantillon de " classes branchées " soulignent l'importance du changement.

" Dans une classe où l'on pratique la transmission des connaissances, l'activité est plus souvent la prérogative de l'enseignant.

C'est lui qui a la liberté de bouger, d'amorcer des actions et des interactions, de planifier l'emploi du temps et des ressources, et de poser des questions.(?) Les élèves sont, la plupart du temps, des auditeurs passifs ", notent les auteurs de l'étude(3). " Dans une classe où l'on favorise la construction des connaissances, à l'inverse, l'activité et la liberté sont des privilèges qu'à tout le moins on partage avec les élèves ", ajoutent-ils.

On retrouve là le modèle ancien de la pédagogie active. Mais avec une différence majeure : les nouvelles technologies font leur entrée à l'école, soutenues par les parents et une très forte demande sociale, contrairement à la pédagogie active, restée le fait de quelques militants.

Un suivi individualisé facilité

Cette évolution ne sera pas sans conséquences sur l'organisation du système éducatif, les horaires, la disposition des classes, la répartition des élèves. Faire cours en 50 minutes chrono ? Travailler en classe de 30 élèves et plus? Conserver les mêmes découpages disciplinaires ? Le développement des NTIC modifiera les pratiques quotidiennes.

Le travail en groupe prend une autre dimension. L'interdisciplinarité en ressort renforcée. Les possibilités d'expérimentation sont élargies. " On pense aux sciences de la vie et de la terre. Mais pas uniquement. Prenez l'histoire. Un logiciel retrace les modes de vie historiques. Vous pouvez changer un facteur démographique et observer les effets ". Le suivi individualisé des élèves est aussi facilité. " Avec les supports numériques, il est possible d'avoir des traces précises du travail des élèves, de leur progression, de leurs difficultés ". Le basculement ne s'opère pas du jour au lendemain. " Mais il faut s'attendre à une évolution majeure.

Ce n'est plus la classe qui sera dominante comme lieu d'enseignement. C'est l'établissement scolaire. ", affirme l'observatoire des technologies de l'éducation en Europe qui rêve d'une école où professeurs et élèves se connecteront sur un même réseau.

Ces changements comportent-ils des risques? Et le dit observatoire est convaincu que les NTIC transformeront l'école : " Le seul danger, c'est de rien faire ".

L'école publique a les ressources suffisantes pour amorcer ce tournant. A la condition expresse que ce débat sur les contenus d'enseignement engage tout le monde enseignant et ne soit plus l'affaire de quelques spécialistes.

Les technologies de l'information et de la communication vont-elles magnifier ce qui se trouve déjà dans l'école ?

Elles peuvent aider à débloquer toutes ces pratiques qui ont encore mal à se généraliser : l'interdisciplinarité, le suivi pédagogique individualisé, l'évaluation permanente, l'auto-évaluation, la fin de l'isolationnisme du métier d'enseignant.

L'école, plus que toute autre institution, n'a pas le droit de le perdre. Et si l'école publique ratait le train de la modernisation ? Elle risquerait alors d'être, encore un peu plus qu'aujourd'hui, décalée du monde. Elle n'est pas menacée, puisqu'elle sera toujours nécessaire pour apprendre à lire, à écrire et compter, mais tous les autres apprentissages risquent de se faire ailleurs.

" Quoi qu'il arrive, cette transformation aura lieu. Les choses qui doivent arriver dans l'humanité lorsqu'elles sont liées à la technique, si on ne les trouve pas quelque part, on les trouvera ailleurs.

Et autrement nous le ferons quand même, mais nous le ferons dans dix ans à la remorque des autres. "

André Malraux parlait ainsi de l'utilisation de l'ordinateur à l'école en avril 1974.

1-L'école, l'état des savoirs, sous la direction d'Agnès Van Zanten, La découverte.

2-Cette expérience, réalisée à l'initiative de Microsoft, a concerné dix-huit écoles.

3-La classe branchée, David Ower, Judidh Haymore, CNDP