Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Métadiscours: A propos d'un ouvrage sur un «ethnologue organique de la migration algérienne»

par Mehdi Souiah *

«Ethnologue organique de la migration», c'est ainsi que Pierre Bourdieu aimait à qualifier l'un de ses plus brillants disciples, Abdelmalek sayad. Reprise par Sidi Mohammed Mohammedi dans sa présentation du livre collectif regroupant les actes d'un colloque organisé par le CRASC en mai 2013) cette phrase à elle seule a la capacité d'éveiller la curiosité de tout lecteur tenant entre ses mains le volume fraichement sorti d'imprimerie, de consommer ses textes, d'en savoir d'avantage sur cette icône de la sociologie?

?ALGERIENNE

On le revendique comme l'un des nôtres. Sayad a fait de la sociologie à l'algérienne, parce qu'il a eu une histoire d'Algérien, dominé de surcroît. C'est du moins l'enseignement qu'on peut saisir à la lecture de la contribution de Tassadit Yacine, soit qu'un intellectuel ne peut se défaire aussi facilement de ce lot de connaissances, de la culture acquise dans le lieu de sa socialisation première. «L'intellectuel, écrit-elle, est avant tout un produit de sa culture» et d'ajouter «l'habitus familial et communautaire est toujours réactivé même lorsque l'agent acquiert un habitus scholastique». C'est le cas de Sayad et de bien d'autres lettrés qui ont choisi de dire leur société, leur culture dans un vocabulaire emprunté à l'Autre ou bien, pour reprendre les mots de Tassadit Yacine, qui se le sont «emparé par effraction», dans une tentative réussie de mimer le «chacal», détournant ainsi leur condition de «dominé», conscients que le pouvoir «est loin d'être de l'ordre brut» mais relèverait plutôt de la finesse «symbolique».

?FRANÇAISE

Tout en demeurant algérien, se revendiquant comme sociologue d'une Algérie de l'exil, il est, tout de même, parvenu à se tailler une place de choix parmi les plus grands.Et comme homme de terrain qui n'avait aucune crainte d'aller à la rencontre des âmes en mal du pays (un obsédé du travail, comme nous le rappelle P. Bourdieu dans sa préface de La double absence, qui même sur son lit d'hôpital «ne cessait d'enquêter ou d'écrire»), et comme générateur efficace d'idées et fin provocateur de débats. C'est à ce propos qu'Yves Jammet note, dans sa contribution, que la sociologie française doit à Sayad la construction du «phénomène de l'émigration-immigration comme objet scientifique en le fondant sur une théorie du rapport social marqué par la domination». Quant aux archives qu'il a pu constituer sa vie durant, elles constituent «un matériau unique pour comprendre l'histoire de la sociologie française de la deuxième moitié du 20e siècle».

?TOUT COURT

A-t-on vraiment besoin de connaître la «nationalité» d'une pratique sociologique pour pouvoir l'apprécier ? Les travaux d'Abdelmalek Sayad nous fournissent la preuve qu'une sociologie quelle que soit l'origine de son auteur ne peut qu'être universelle tant qu'elle est pertinente et intelligemment formulée. Encore de nos jours, et alors qu'il a disparu depuisprès de vingt ans, la pensée de cet auteur continue de faire l'objet de débats (chaque année des colloques et des rencontres sont organisés pour discuter ses travaux), et ses études continuent d'inspirer les chercheurs traitant de l'objet émigration-immigration partout dans le monde.La confession de Salvatore Palidda, acteur de la recherche italienne, en dit long sur l'impact qu'a eu la démarche de Sayad sur la conduite de ses recherches traitant de la migration comme «phénomène social(politique) total». Ainsi avait-il écrit : «Le long de ce parcours de recherche [celui de Palidda] j'ai essayé de suivre les suggestions de Sayad dans les recherches empiriques comme sur les aspects théorico-méthodologiques». Stamatina Kaklamani une chercheure de l'université de Crète (Grèce), de son côté, a formulé son hypothèse pour son travail sur «l'emploi des femmes immigrées, travaillant comme personnel domestique dans les zones rurales de la Grèce» à partir de l'une des conclusions à laquelle Sayad avait abouti, à savoir que «l'habitus du migrant», ce système de dispositions durable forgé au cours de sa vie qui précède le déplacement, continue d'être opérant dans le lieu d'accueil, et que Kaklamina confirme entre autres par le fait que les femmes immigrées continuent à maintenir les liens les rattachant à leur communauté restée en partie dans leur pays d'origine. Le livre, objet de la présente recension, est rempli d'exemples de travaux inspirés par l'appréhension sayadienne de l'objet émigration-immigration. C'est le cas de Soulaymane Gomis traitant du «transfert de fonds des immigrants sénégalais vivant au Canada» et de bien d'autres universitaires encore.

POUR UNE APPROCHE SAYADIENNE DE LA MIGRATION

«Phénomène social (politique) total» c'est cette même considération qui a inspiré à Sidi Mohammed Mohammedi l'idée de considérer l'Harga comme «révélateur de la nature de l'Etat», plus encore, dira-t-il, comme analyseur du lien social. L'originalité du travail de Mohammedi réside dans la démarche même qu'il a imaginée, c'est-à-dire que la tendance de l'émigration clandestine, et l'ampleur qu'elle revêt en milieu jeune a pour motivation une «légende», un «mythe fondateur» ceux d'une tentative de harga réussie (celle d'un frère, d'un voisin, etc.) qui écarterait (hypothétiquement) de l'esprit du porteur du projet «Harga» toutes les embuches susceptibles de parsemer le chemin sinueux qui conduit à l'Europe, terre d'une vie meilleure. Prenant l'apparence d'une initiative individuelle, la harga serait, selon Mohammedi, plutôt «un projet communautaire, mobilisant un imaginaire collectif» et c'est justement en cela qu'elle demeure un puissant révélateur des rapports sociaux en Algérie.

 Farid Marhoum de son côté nous fait une relecture d'un texte peu connu, du moins sur la scène internationale, d'Abdelmalek Sayad. Il s'agit d'un article publié dans la revue algérienne des sciences sociale «Panorama» au début des années 1980, portant le titre de : «Les effets naturels du relogement». Se voulant une remise en question de la thèse du «déracinement» construite en partie par le co-auteur du livre portant le même titre, l'article en question nous apprend que le déracinement n'est pas une fatalité, c'est juste un événement, une parenthèse qui vient se placer au milieu d'un processus qui se rompt et qui reprend par la suite, celui de l'enracinement, telle une «situation qui tente de se reproduire comme un état normal [naturel dirait Sayad] de la relation de l'homme à l'espace». Ce qui pourrait susciter l'étonnement de celui qui parcourt la communication de Marhoum serait à quel point les résultats auxquels est arrivé Sayad sont toujours d'actualité ; par exemple, comment les habitants d'une cité de recasement tentent de reproduire la même vie communautaire qu'ils connaissaient dans leur ancien lieu de résidence.

* Université d'Oran 2