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Regarder ensemble dans la même direction

par Mohieddine Amimour *

Certains amis m'ont harcelé d'interrogations sur mes derniers écrits en français, eux qui sont habitués, depuis presque un demi-siècle, à mes livres et articles en arabe.

Sans fausse modestie, je prétends avoir en arabe un style bien particulier, connu et reconnu. Notre camarade Mouloud Qacem disait souvent : «l'auteur de ces écrits est reconnaissable, même sans signature». Les langues étrangères étaient, pour moi, de simples outils de travail, que j'utilisais à des fins contextuelles et bien ciblées.

Au cours de mes années d'exercice médicale, soit à la Marine nationale ou dans mon cabinet privé à l'avenue du 1er novembre, j'utilisais le français pour écrire mes comptes-rendus médicaux et mes correspondances avec les confrères. Parfois, pour faciliter la tâche à certains patients, je rédigeais le mode d'emploi des prescriptions thérapeutiques en arabe.

Etant ambassadeur au Pakistan, et pour transmettre mes messages politiques aux officiels locaux, aux intellectuels pakistanais et aux diplomates étrangers, j'avais utilisé l'anglais pour écrire dans la presse anglophone du pays d'accréditation. J'avais même utilisé, dans certaines de mes interventions télévisées, quelques paragraphes en Ourdou, appris évidemment par cœur, mais bien appréciés par les téléspectateurs.

Ma lecture n'a pas été prisonnière d'une langue précise, bien qu'elle soit dominée par l'arabe.

Mais, un coup d'œil sur la scène culturelle algérienne commence à me faire peur.

Je deviens irrité par le fossé de malentendu entre arabophones et francophones (je n'aime pas la terminologie de « francisants » et « arabisants », que je considère au sens péjoratif, qui était une des raisons du malentendu existant et que personne ne peut prétendre ignorer). Je suis arrivé à la conclusion, évoquée dans un précédent papier, que nous vivons un conflit stupide, non pas entre arabophone et francophone, mais plus tôt entre arabophobes et francophobes.  

La pensée et les réflexions des araboscryptes n'arrivaient pas à ceux qui ne suivent pas les écrits en arabe, par manque de temps, d'envie ou de volonté. C'est pris par les arabophones comme un comportement orgueilleux, arrogant ou même méprisant. L'inverse n'est pas à exclure. Des lectures sellectives donnent par fois des conclusions eronnées qui agravent la confusion.

 Des araboscryptes polyglottes (terme que je préfère à la terminologie de bilingue) qui écrivent également en français n'ont fait l'effort de promouvoir la comprehention. Ils n'ont pas essayé de traduire aux francophones l'etat d'esprit, la façon de voir et la logique de raisonnement de leurs collègues. Ils croyaient préférable de chanter les biens faits du bilinguisme. Certains ont choisi d'étaler leur compétence littéraire, soit pour se mesurer avec les francoscryptes ou simplement pour mériter le titre de « bon bilingue ». L'autre partie n'a pas essayé de faire un effort pour prendre acte, saisir et concevoir l'attitude intellectuelle des arabophones. Le comportement hautain de certains, jeta de l'huile sur le feu. Un francoscrypte connu a qualifié un jour son collègue araboscrypte d'« inculte ». Chose étonnante, ce dernier était un parfait polyglotte, contrairement au premier, qui pretendait qu'il na rien contre les « arabisants ! ». Il n'a pas capté le message pertinent de l'écrivain, fils de comte, poète, aviateur et reporter français, Antoine Marie Jean-Baptiste Roger de Saint-Exupéry (1900-1944). « Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre. C'est regarder ensemble dans la même direction ».

Ce qui m'inquiète, ça serait l'établissement d'un bilinguisme sauvage et agressif qui transforme la lézarde linguistique en crevasse, voire une coupure intellectuelle, et l'instauration d'un clivage psychologique qui, à longue terme, réduirait le peuple à une population, et rendre la Nation une simple agglomération démographique.

Ça serait une catastrophe culturelle et un déshonneur intellectuel.

Les malentendus se répètent tous les jours. Notre quotidien araboscrypte « El khabar » a présenté un livre édité par un imminent journaliste égyptien, qui a visité l'Algérie en 1986 comme représentant d'une firme kuwaitienne. Impressionnée par l'accueil réservé à la musique du « Raï » en France, elle voulait en profiter pour se faire une présence au sein du public moyen-oriental. A l'époque, mon avis a été amicalement sollicité, en tant qu'intellectuel. J'ai répondu à mon ami Hamid, qui m'avait interrogé sur ce sujet, en disant que le Raï n'a pas émerveillé les Européens par ses paroles, mais plutôt grâce par son rythme dynamique, bien nourri par les cuivres et les percussions. Le raï, à l'instar des autres musiques populaires algériennes, devrait subir une adaptation orchestrale (les Chinois ont fait de « qom tara » un chef-d'œuvre international). J'ai ajouté que certaines chansons devraient subir des modifications de paroles, dont plusieurs mots sont difficilement «déchiffrables » au monde arabe. J'ai rappelé que notre musique populaire a inspiré des grands compositeurs, tels que Rossini (L'Italienne à Alger) et Ravel (Le Boléro), sans oublier le succès de « Ya rayeh » de Dahman El Harrachi. Mes propos à El Khabar, ont été, hativement, mal interprêté. Un quotidien francoscrypte, que je respecte pour son professionnalisme et sérénité, a publié un court commentaire, basé sur une lecture sélective, qui a conclue que « je suis contre le raï, et que j'ai saboté sa mise en valeur au Moyen Orient ». Cette lecture m'a rappelé l'expression de « mensonge par omission » décrit par les juristes. Décidément, et oubliant que sa lecture était fragmentaire et sa conclusion était erronée, notre jeune journaliste semble oublier que les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Je ne mets pas en doute les intentions, mais j'estime que des lectures partielles ou sélectives des papiers ou déclarations transcrites en arabe, peuvent être prise comme des préjugés qui reflètent des arrières pensées, ce qui mène inévitablement aux malentendus. Ça peut passer quand il s'agit d'un fait marginal, mais que peut-il arriver s'il s'agissait d'une affaire d'état. Ces affaires ne manquent pas en nos jours.

C'est ainsi que j'ai pris la décision de confier aux lectures, strictement francophones, un aperçu, aussi fidèle que possible, de la façon avec laquelle un araboscrypte lit, interprète et analyse les données qui forgent notre destin commun, qu'elles soient des donnés nationales ou internationales, politiques, économiques ou culturelles.

Que ce soit bon ou mauvais, qu'on l'accepte ou non, l'Algérie vole avec deux ailes linguistiques. La coordination de mouvement entre les deux n'est pas un luxe. C'est plus tôt une nécessité vitale. C'est un fait que nous devons, tous, assumer. Chacun doit prendre ses responsabilités pour combler le fossé de malentendu réciproque, et faire de l'écriture un acte d'amour, selon la formule de Jean Cocteau.

« Mieux vaut allumer une chandelle que de maudire l'obscurité » disent les chinois.

C'est cela exactement ce que je suis en train d'entreprendre.

* Docteur en médecine.