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Le «libre-échange atlantique» ou le vestibule des lobbies

par Pierre Morville

On ne sait plus trop qui a finement dit que la démocratie s'arrêtait quand la politique se mettait au service de l'économique. Alors qu'il faudrait l'inverse.

Cette définition reste très juste, surtout quand l'économie, étymologiquement, signifie l'organisation ou l'administration de la maison, se traduit plus prosaïquement par « l'organisation des (grands) actionnaires ». Ces derniers d'ailleurs parlent leur propre langue « économiste », souvent pour ne pas être compris du vulgaire.

Le discours « économiste » international n'adore rien moins que les mots compliqués (implémentation, chrématistique, « chyprioter », innovation frugale, benchmark, titrisation?) et s'entourer de grandes démonstrations mathématiques dont les prédicats ou les conclusions sont, derrière une apparente rigueur, souvent marqués par une totale fantaisie. Le jargon économiste ne cesse également de multiplier les abréviations, sigles et acronymes abscons, si possible en anglais, qui ont surtout pour objectif de rendre incompréhensible les changements de ce monde au pékin moyen, ce dernier n'étant évidemment pas apte à comprendre et apprécier les décisions, nécessairement « difficiles et courageuses », que prennent quotidiennement les Grands de la planête.

TAFTA, TTIP, CETA, ISDS?

Ce sont les nombreux acronymes nouveaux et bien sûr incompréhensibles pour beaucoup d'entre nous, qui illustrent les négociations actuelles entre l'Amérique du Nord et l'Europe en vue de la constitution d'une vaste zone de libre-échange entre les deux rives de l'Atlantique-Nord. Ce projet de traité, dit « de Partenariat atlantique » (TAFTA, TTIP avec les Etats-Unis, CETA avec le Canada) vise a faire baisser les barrières tarifaires et non-tarifaires pour doper les échanges entre les deux rives de l'Atlantique. Problème : les actuelles barrières tarifaires garantissent l'existence des industries locales et les barrières non-tarifaires, par exemple les normes de qualité, protègent les consommateurs. Le projet actuel vise à réduire ces dernières de 25%. Mais, bon ! Les économistes nous ont prouvé avec force démonstrations que le protectionnisme était une mauvaise chose, un frein archaïque aux échanges et donc à la croissance, et donc au plein-emploi. Quelques études réalisées par la Commission européenne (pourtant très fana de ce nouveau traité) montrent des résultats ou plutôt des espérances beaucoup, beaucoup plus modestes. La bonne réalisation du nouveau Traité atlantique aboutirait au mieux à la création d'environ deux millions d'emplois de deux côtés de l'Atlantique (Canada compris). Un mini-objectif puisque l'Europe compte déjà 244 millions d'actifs, les Etats-Unis, 160 millions auxquels ils font ajouter les 20 millions de travailleurs canadiens. Quand à l'impact sur la croissance dans une période où tous les indicateurs des économies occidentales sont au rouge vif, les études les plus optimistes prévoient un impact de + 1,3% du PIB européen d'ici dix à vingt ans. D'autres, plus réalistes parlent d'un appoint de 0,1% annuel ! Et inutile de dire que la méthode « du doigt mouillé » est largement à l'honneur dans ces diverses évaluations.

Ce qui a beaucoup inquiété dans les différents pays européens (des manifestations ont eu lieu partout le 11 septembre), c'est la méthode de négociation qui a été adoptée. En juillet dernier s'est ouverte la sixième phase de négociation sur ce traité. Jusque là, la règle était simple : confidentialité absolue sur toutes les discussions et les points les plus importants du traité en débat relevaient du Secret-Défense. Pire, coté européen, ce ne sont pas les gouvernements qui négocient mais c'est la Commission européenne qui traite directement le dossier. Sans avertir, bien sûr, les parlements nationaux du contenu et de l'avancée des travaux secrets !

Evidemment, la Commission promet qu'une fois le texte établi, et les « experts » bien d'accord entre eux, le projet de traité sera présenté à l'opinion publique européenne et dument validé. Par qui ? On ne sait pas trop encore : par l'ensemble des gouvernements européens ? Par chaque gouvernement ? Par le Parlement européen qui en déjà adopté le principe avec enthousiasme avec 78% des votes favorables, en mai 2013 ? Par chaque parlement national ? Mystère ! Dans tous les cas, cela ne sera pas modifiable puisque le traité aura déjà fait l'objet de compromis ultimes avec la partie nord-américaine. Bref, le texte inamendable sera donc « à prendre ou à laisser ». Comme le mandat actuel des négociateurs européens n'a été fixé par aucun débat préalable, on cherche avec beaucoup de difficultés où sont la transparence et la démocratie dans l'élaboration de ce traité qui va pourtant modifier grandement les habitudes de centaines de millions d'européens. Comme le pointe le Monde diplomatique de ce mois, les élus européens devront assurer la « mise en conformité de leurs lois », de leurs règlements et de leurs procédures avec les dispositions du traité, et vont surtout devoir « redéfinir de fond en comble leurs politiques publiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, culture, droits d'auteur, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration : pas un domaine d'intérêt général qui ne passe sous les fourches caudines du libre-échange institutionnalisé. L'action politique des élus se limitera à négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les miettes de souveraineté qu'ils voudront bien leur consentir ».

Suppression de tous les droits de douane, libre accès au des marchés de service, ouverture à tous des marchés publics, libéralisation encore accrue des marches financiers (TISA) : les multinationales nord-américaines et européennes sont unanimes dans leur soutien et ne font pas mystère d'avoir été à travers divers lobbies comme la Chambre américaine de Commerce et Business Europe (association patronale européenne), les vrais inspirateurs du traité. Ils ne cachent pas non plus leurs ambitions : ne plus voir leurs activités gênées par des législations nationales obsolètes qu'il s'agisse de dispositions trop contraignantes du Droit du travail ou de dispositifs environnementaux protecteurs du consommateur mais anti-business !

TAFTA : POURQUOI PAS UN REFERENDUM ?

L'arme létale du traité ? Un autre acronyme, l'ISDS cache une redoutable « machine-à-arbitrage-dans le bons-sens » : le nouveau traité prévoit l'instauration de tribunaux d'arbitrage « indépendants », capables de sanctionner les Etats. « Si ce mécanisme est mis en place, la France pourra être sanctionnée financièrement si elle empêche une multinationale américaine de concurrencer librement une entreprise française sur son territoire. De ce fait, l'interdiction des OGM, du bisphénol ou encore du gaz de schiste en France pourrait également être remise en cause » note le Nouvel Observateur.

A terme, la signature du traité de partenariat atlantique ne concerne pas que les populations nord-américaines et européennes mais bien le monde entier car la création de la plus vaste zone de libre-échange au monde, représentant un tiers du commerce international et la moitié du PIB mondial, constituera la norme en norme en matière d'échanges internationaux. Un accord de ce type existe déjà dans la zone asiatique et s'appliquera de gré ou de force aux autres continents. Avec à la clé de lourdes sanctions pour les pays récalcitrants. Un tribunal new-yorkais a estimé le lundi 29 septembre dernier, que l'Argentine, après la faillite du pays en 2001, avait usé de voies «illégales» pour contourner un précédent jugement l'enjoignant de rembourser en priorité les fonds «vautours» (hedge funds, américains bien sûr) avant de commencer à payer ses autres créanciers ! L'argentine devra payer de nouvelles amendes ! L'Uruguay, le Costa Rica, le Venezuela sont aujourd'hui dans le collimateur. La Banque française BNP a subi récemment une amende de 8,9 milliards de dollars qui lui a été infligée par un tribunal new-yorkais pour ne pas avoir respecté des embargos américains sur Cuba, le Soudan et l'Iran notamment, à travers l'activité de sa filiale genevoise? Au nom du «libre-échange», les Etats-Unis critiquent vivement le souverainisme des autres pays mais défendent vigilamment le leur !

Sur le Traite de Partenariat atlantique, les gouvernements européens ne sont toutefois pas totalement unanimes : l'Angleterre et curieusement la France y sont favorables : François Hollande a même surpris son propre camp le 11 février dernier en appelant à une accélération des négociations : « Aller vite n'est pas un problème, c'est une solution. Nous avons tout à gagner à aller vite, sinon nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations ». Angela Merckel, pas opposée sur le fond, est cependant très rétive à l'ISDS et l'abandon de souveraineté de son pays en matière de justice.

Il serait bon que sur des contraintes aussi importantes, avec le poids des lobbies économiques et un traité qui risque de bouleverser profondément la vie de centaines de millions d'Européens, le Vieux Continent démocratique et qui se prétend tel, demande leur avis aux peuples et organise des référendums sur la signature du TAFTA dans les 28 états-membres de l'UE. Chiche ?

LE LACHE ABANDON DES KURDES SYRIENS

A l'heure ou ses lignes sont écrites on ne sait pas si la ville kurde de Kobané, situe non loin de la Turquie est tombé ou non aux mains des troupes de « l'Etat islamique », Daesh si l'on préfère l'acronyme arabe. L'émissaire de l'ONU Staffan di Mistura a appelé la Turquie à ouvrir sa frontière aux réfugiés kurdes désireux d'aller défendre Kobané. Le général John Allen, le patron américain de la coalition internationale, s'est rendu à Ankara la semaine dernière pour demander au gouvernement «des mesures urgentes et rapides». La Turquie reste de marbre et ses soldats, immobiles. Après avoir facilité le passage des djihadistes en Syrie, Ankara a fini par rejoindre, à reculons, la coalition internationale. La Turquie a d'abord autorisé les Etats-Unis à utiliser ses bases aériennes mais vient de le refuser?

Recep Tayyip Erdogan mène une politique diplomatique très complexe et avec beaucoup de tiroirs. Trop peut-être. Pour lui, la chute de régime du Président syrien Bachar al-Assad reste une de ses « priorités ». Il ne veut pas se couper de ses alliés américains et européens mais il a manifesté plus que la neutralité bienveillante à l'EI. La Turquie serait le premier destinataire du pétrole du groupe djihadiste qui vient, par ailleurs de légaliser l'esclavage de la minorité Yézidi. Mais le problème kurde reste l'obsession d'Erdogan. Passe encore que les Kurdes irakiens accroissent leur autonomie, voire gagnent leur indépendance, il n'est pas question pour Ankara que les Kurdes syriens fassent de même, donnant par là des idées aux Kurdes turcs. D'autant que leur principale formation syrienne, l'YPG est réputée proche du PKK turc (Parti du Peuple du Kurdistan) d'Abdullah Öcalan , actuellement emprisonné. « Eviter un Kurdistan indépendant et, si possible, prendre des gages en Syrie : la proposition d'une «zone tampon» contrôlée par l'armée turque à l'intérieur du territoire syrien va dans ce sens » note le chercheur Pierre Beylau dans Le Point.

La Grande coalition, rapidement montée par les Américains, manque de leadership. Elle fait également la preuve de nombreuses hésitations tactiques. Elle semble avoir tenu aux Kurdes le discours martial « Armons-nous et? allez vous battre avec vos poings ». La chute de Kobané entrainera de nombreux massacres dans l'ensemble du pays kurde syrien. Ce qui ne laissera pas insensible, loin de là, la population kurde turque, forte d'une vingtaine de millions de personnes et très présente dans de grandes villes comme Istanbul et dans l'immigration turque en Europe.

Sur le plan militaire, la règle édictée par Barack Obama du « aucune troupe au sol » montre aussi toutes ses limites.