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Irak : au pays des mille et un cauchemars

par Evocations De Bouchan Hadj-Chikh

Il raconte : «Je ne vous parlerai, ici, que de ce que je sais. Ou plutôt vécu. Il y a longtemps, dans le pays de Haroun Er Rachid et d'Abu Nuwas. Plus récemment. Et tous les jours. Car peu de choses ont changé depuis une invasion que tout condamnait, sauf le mensonge. Et la folie des hommes

PREMIERE EVOCATION :

Pour célébrer les journées glorieuses du 14 et 17 Tammouz, Juillet donc,une invitation fut adressée au quotidien El Moudjahid. Je fus désigné pour la couverture de ces évènements. Ca ne date pas d'hier. C'était en 1974. Ahmed Hassan el Bakr était alors président de la République et Saddam Hussein le secrétaire général adjoint du Parti Baath. Trois jours. Grandioses. Rencontres avec les journalistes de la terre entière. Au menu, le musée de la ville, une merveille, qui me fit verser des larmes, quelques décennies plus tard quand, délibérément, les américains protégèrent le ministère du pétrole et négligèrent les témoignages de dix mille ans d'histoire. Déjeuners et diners avec des hommes de culture. De grande culture même. Et une conférence de presse du secrétaire général adjoint du parti. Sûr de lui. Tranchant. Notamment sur la question de la maitrise du Golfe que certains nomment persique et les arabes, naturellement, arabique. Une question de temps, disait-il. Déjà. Et puis, surtout, assister, le soir venu, aux festivités marquantl'anniversaire du Mithak al Ouatani, entre le Baas, le parti Démocratique Kurde du vieux Barzani, et le Parti Communiste Irakien. Première tentative d'un parti au pouvoir dans un pays arabe associant les autres forces politiques dans la construction du pays.

Quand au terme de ce court séjour, mon collègue du Chaab et moi sommes allés dire adieu à notre hôte, il s'écria «honte à vous de quitter votre pays si vite». Et ainsi que nous fûmes les invités du ministère de l'information durant trois semaines. Parcourant le pays du nord au sud, accompagnéd'un guide-assistant qui n'avait pas besoin de nous vendre la marchandise, se contentant de suggérer des visites de sites et lieux d'histoire de l'éternelle Mésopotamie. Babylone, ou ce qu'il en reste. Babel que les hommes s'interdirent d'élever plus haut parce que ce qui les unissait à la base avait disparu au fur et à mesure que s'élevait l'édifice. Dit-on. Et les installations de pétrole. A l'époque, le chargé de la communication de la compagnie pétrolière irakienne INOC nous fit remarquer que, de l'extraction, au transport, au traitement, et jusqu'à la commercialisation des produits l'INOC était la seule compagnie au monde à ne compter que des nationaux. La fierté du pays. Je le mentionnais dans mon reportage. Notre interlocuteur était reconnu pour être le meilleur traducteur de Shakespeare dans le monde arabe.

Je gardai en moi ce souvenir, cet entretien avec cet homme comme quelque chose de précieux. Avec les propos du secrétaire général adjoint du parti Baas à propos du Golfe. Et le Mithak al Watani. Une première dans le monde arabe.

Mes deux articles me valurent une convocation de la police. «Qui vous a inspiré ces écrits» ? m'a-t-on demandé. «La réalité, monsieur. Les faits. Que les faits. Rien de plus». Je devais avoir l'air innocent. Je l'étais.

DEUXIEME EVOCATION :

1979. Dans une ultime tentative de faire faire machine arrière au Président Sadate, une réunion des chefs d'états arabes se tint à Bagdad. Couverture médiatique mondiale. Plus de mille journalistes accrédités. Et une organisation remarquable. Une gestion exceptionnelle de tout ce monde qui allait et venait dans tous les sens. Unique représentant de la presse algérienne, les secrétaires irakiennes chargées de taper les texte sur les télescripteurs d'alors décidèrent que - pour que la compétition entre les médias soit juste - je devais bénéficier, en priorité, de toute information avant qu'elle ne transpire pour les collègues étrangers.

On en connaît l'issue. Ce titre qui barra la «une» du quotidien al Baath «Allahouma inana Balaghna», phrase que prononça le Prophète Mohamed en évoquant la délivrance du message divin. Et qui se référait à l'ultime démarche d'une délégation envoyée à la toute dernière minute au Président Sadate pour lui faire changer d'avis. La délégation ne fut pas reçue. Sadate préféra s'adresser à eux indirectement en prononçant un discours public que les membres de la délégation le virent prononcer dans la salle d'attente de l'aéroport du Caire qu'ils ne furent pas autorisés à quitter.

Bagdad était la fière cité de la résistance. Bagdad était belle. Sur les rives des fleuves Dejla et El Fourate, le Tigre et l'Euphrate, des restaurants familiaux où l'on y goûtait d'excellents poissons. Enormes. Et les irakiens. «Vous êtes algériens ? Laissez, c'est pour moi». Le patron n'avait aucune consigne pour me dire cela.

TROISIEME EVOCATION :

J'avais refusé, une première fois, une mutation en Irak pour représenter une organisation des Nations Unies dans le cadre «nourriture contre pétrole». On me confia, plus tard, le Kurdistan. Deux refus successifs étaient inimaginables. Il fallait une représentation officielle. C'était tout. Au cours d'une réception à Sulaymanieh, je suis approché par le Président d'une partie du Kurdistan divisé en deux, M. Jalal Talabani, devenu, depuis, Président d'Irak. Après les salutations d'usage il me demanda ma nationalité. «Algérien» dis-je. «Vous êtes berbère ou arabe» ? demanda-t-il ? J'insiste : «Algérien, vous ai-je dit». Il sourit, dit une phrase ou deux et me laissa après m'avoir offert un amuse gueule. «Ce que nous faisons de mieux», ajouta-t-il. Là, et seulement là, il n'avait pas tord.

Il est à quelques mètres de moi s'entretenant avec d'autres personnalités des Nations Unis avant de revenir vers moi pour me prendre le bras. «J'ai connu des berbères à Paris», insista-t-il. «Les Algériens sont partout dans le monde. J'en ai croisé un à Mexico et à Alma Ata», fut ma réponse. Il me sourit encore. J'ajoutai, «je ne dispose que d'un seul passeport». Il se sentit visé. Je crois l'avoir fâché. Je ne le reverrai plus. Pas même en quittant les lieux de la réception.

Le président proclamé du Kurdistan devint président d'Irak cantonné dans un blockhaus de la «zone verte» de Baghdad. Et laissa la vengeance aveugle s'exercer quand les assassinats, par pendaison, eurent lieu. Un jour de l'Aïd al Adha.

Au Kurdistan, j'y passai une année. Agrémenté d'un Ramadan exceptionnel. A une touche près. A l'hôtel de Sulaymanieh, la préposée au desk, au terme de trois jours d'un séminaire, exigea le paiement de mon séjour en dollars. «Je suis en Irak. Je suis Algérien». «Ici, vous n'êtes pas en Irak, vous êtes étranger ici».

J'ai payé en dollars.

Vrai que je n'étais pas, d'une certaine manière, en Irak. C'était la culture locale du jour. A quelques dizaines de kilomètres, au-delà de la ligne invisible tracée par les américains, la misère était partout où l'on tournait son regard. En deçà, dans les zones interdites à l'armée irakienne, les investisseurs se pressaient pour donner un sens à la politique US.

Je demande au «ministre de l'éducation» kurde, au cours d'un entretien informel, pourquoi ils ont aboli la langue arabe dans l'enseignement. «C'est bien de baser une partie de votre enseignement sur la langue maternelle de la région. La langue arabe est un outil et un atout puissant dans votre environnement. Demain, la paix revenue, les enfants devront parler cette langue. Et puis, c'est la langue du Coran».

Il ne sait quoi répondre. Il bafouille. Surtout après que j'eus prononcé les derniers mots.

Au terme d'une année, je demande à être relevé de mes fonctions. Motif «les irakiens mènent le programme nourriture contre pétrole mieux que moi». J'ajoutais, «je ne veux pas participer au hold-up de ce pays». Va pour la mutation.

Le Kurdistan se portait bien. Ne manquait de rien.

Retour àBagdad, à Basra et ailleurs, le choc.

Des jeunes femmes, trainant leurs enfants, tendant la main. Mendiant. Des enfants en guenilles. Mais qu'a-t-on fait de ce pays ? Les négociateurs irakiens, au cours des réunions officielles, tentent de faire bonne figure, insistent pour que soit levé l'embargo sur certains produits, dénoncent la qualité de la nourriture achetée, avec leur argent, leur pétrole, à des prix qui auraient fait sursauter n'importe quel comptable de base dans le monde. Ils dénoncent. Ils exigent. On leur répond : «les chose sont ainsi. Nous consulterons New York et vous rendrons la réponse». Les négociateurs baissent la tête. Ils ont dû souvent laver et repasser la même chemise.

Les barrages de l'armée, autour des villes n'effraient personne. Tenue débraillée. Le moral n'y est pas. Je ne reconnais pas la ville. Ni la ville ni ses fastes. Ni son trafic. Un pays anémié. Tuyau de la perfusion bouché.

Je fuis. Non sans avoir fait un tour du coté de la rue Al Djezzaïr, à Basra. Un pays qui avait mal à l'Algérie. Un diplomate algérien me dit que l'Irak fut le seul pays à porter, sur son budget national, officiel, une rubrique claire et nette : «aide à l'Algérie combattante».

QUATRIEME EVOCATION:

A l'aéroport de Amman. Dix fonctionnaires des Nations Unies attendent le vol sur Bagdad, tard le soir. J'en suis. Passé le contrôle de police, des cowboys nous ordonnent de porter un lourd gilet pare-balles et un casque. Sans discussion. Il fait chaud. Il fait moite. Décollage. L'avion n'allume pas ses feux de position. Il vol à basse altitude.

A l'arrivée, une autre cowgirl, déterminée, nous conduit vers des bus. Ici c'est BAIAP. Bagdad International Airport. Zone US. Pas l'ombre d'un militaire d'une autre nationalité.

Dans le bus on nous demanda de garder le gilet et le casque. Le bus parcourt plusieurs kilomètres entre deux murs de béton d'une bonne quinzaine de mètres. Il fait nuit noire. Il fait moite. Chaud. Je rêve. Nous ne devons pas être loin de la Rue Abu Nuwas ou de la fontaine de Morjan avec ses cruches et les quarante voleurs.

Les quarante voleurs se sont multipliés.

Ils sont des milliers. Partout.

Premier arrêt, le camp US. Des dizaines de tentes. Un lit de camp. «Demain, nous vous conduirons vers le centre des Nations Unies». Le lendemain, rien. Trois jours à tourner dans l'espace d'invasion. Des hélicoptères cobra volent au dessus de nos têtes. De lourds appareils décollent et atterrissent. Cela me rappelle le débarquement des troupes américaines à Mogadiscio, en Somalie, avant le retrait précipité au bout de quelques mois de présence. Interdit de photographier. Interdit de parler aux militaires. «C'est nous qui viendrons vous chercher. Ne vous inquiétez pas». La cowgirl est sévère. Elle ne rigole pas. Il fait chaud. Il fait moite. Même dans nos têtes. Les fonctionnaires internationaux ne trouvent pas le temps de rigoler entre eux même quand ils n'ont rien à faire. Pour créer un contre feu à la peur, ils se racontent les pires situations qu'ils ont vécues dans les zones de conflit armé. Ailleurs.

Puis on vient nous chercher, finalement. De nuit.

Des kilomètres de murs de béton.

Le centre des Nations Unies est une série d'immeubles dans une zone sécurisée. Des kilomètres de béton plus loin, une autre zone sécurisée. Une structure de nids d'abeille. Des sahariennes. Des couloirs. Un confort spartiate. On essaie de prendre des marques. Entre les sahariennes alignées, des filets sont tendus. On me dit «pour empêcher l'explosion des projectiles au sol qui ferait plus de dégâts humains et matériels»

Le lendemain et les jours suivants, des engins blindés nous conduisent vers le centre névralgique des Nations Unies et nous ramène le soir. Là où tout le monde joue à croire qu'on fait quelque chose.

C'est climatisé.

Pas question de mettre les pieds hors du périmètre. Sauf dans un blindé. Qui ne sont pas bien vus. On met tout de même le nez dehors. Pour voir. A travers le blindage des vitres et les grilles,on voit peu de choses. A cause des larmes. A l'arrivée, on se trouve devant la porte d'un immeuble sur protégé, où nous attendent des fonctionnaires qui ont peur de nous, peur de nous déplaire. On tente de les rassurer, de leur dire que l'on attend leurs propositions. Par où commencer ?

Oui. Par où ?

Plus de d'un million d'enfants n'ont pu survivre aux atroces conditions imposées. C'est des Nagasaki et Hiroshima concentrés en quelques mois. Les fonctionnaires font semblant de travailler.

Dans les couloirs des bâtiments administratifs, circulent des «toujar el harb». Il cherchent à se placer pour obtenir des contrats de reconstructions de ce qui a été détruit et qui le sera demain ou après demain. Plus de Partis politiques. Plus de leaders. Ne demeurent que les chefs de tribus, des vieillards à barbe banche que rassemblait le chef d'état pour prétendre les orienter avant de disparaître et les laisser nouer d'autres alliances.

Le pays est parcouru d'une houle qui soulève, en la faisant onduler, toute sa superficie, gouvernorat après gouvernorat, laissant après son passage un creux au fond duquel la population fait ce qu'elle peut pour surnager.

Tous les soirs le haut parleur hurle «in coming, in coming».

L'annonce d'une roquette destinée au camp retranché dont on entendra l'explosion quelques secondes plus tard.

Les services spéciaux de la planète entière recrutent. Les états se positionnent pour un «après» dont on ne voit pas le bout.

Il pleuvait du pétrole. Il pleuvait des dollars.

Il pleut des roquettes.

Les voici renvoyé à l'ère post colonisation.

Comme la Somalie.

Curieusement, dans ces deux pays les Etats-Unis sont intervenus d'abord pour détruire ce qui existait puis pour ratisser tout ce qui dépassait. En quelques mois. Hollywood a construit quelques légendes sur les actions militaires dans ces deux pays. «Le vol du Faucon noir» à Mogadiscio, c'est un lourd mensonge. Les exploits des marines autour de Bagdad, une autre supercherie.

Pourquoi des corps expéditionnaires ont été envoyés ici et là et pourquoi y avoir déversés dans ces contrées tant de haine, de bombes et de malheurs pour les abandonner à leur sort ?

Je ne fais pas semblant de faire.

Je rentre. Amer.

Je passe quelques jours dans certaines capitales arabes. Jours heureux. On raconte que l'on pense sérieusement à la partition de l'Irak. Entre sunnite, chiites et kurdes. Les américains sondent les partis. Ainsi que les voisins qui veulent étendre leur périmètre de sable en justifiant leurs prétentions sur l'histoire. Celle qui a été élaborée, déjà, par l'empire britannique.

Ceux qui travaillent, dans l'ombre, à dépecer l'Irak millénaire bénéficiaient, hier, des largesses de ce pays et d'un prix du pétrole sans concurrence. Il leur était offert. Gratuit.

En Irak, j'y retournerai bien.

Pour fêter un autre jour de Tammouz.

Si Dieu me prête vie et prête vie à cette grande Nation», conclut-il.

Puis il me laisse là, seul, à méditer sur les saisons qui n'existent plus. Sur les abus de vocabulaires. Sur un hiver rigoureux, glacial que l'on nomme abusivement printemps.