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Entretien réalisé avec Benkoula Sidi Mohammed el Habib* : L'état de mort de l'Architecture

par R. L.

Qu'est ce que l'Architecture et l'Urbanisme ?

L'Architecture et l'Urbanisme constituent un ensemble homogène dont on ne peut séparer les parties. Cette théorie m'a paru évidente lorsque j'ai découvert le «ksar de Boussemghoun», dans la région d'El Bayadh, et auquel j'ai consacré quelques passages de mes articles dans «Le Quotidien d'Oran». Pour comprendre, les villes anciennes continuent à nous donner des leçons.

Durant des siècles, la ville intégrait la pauvreté et l'insalubrité qui n'étaient pas visibles. On ne reconnaissait pas la maison du riche, et la ville ne produisait pas la frustration du manquement. La ville ancienne était une masse homogène. Jean-Jacques Deluz, dans son œuvre littéraire, passionnante, donne un aperçu clair de ces propos, avec pour fond d'illustration La Casbah.

Cette ville exprimait l'authenticité, «el Açala», mais aussi le potentiel du site: la citadelle en hauteur, les maisons en terrasses, sur le flanc de montagne et l'activité économique, au port. Chaque habitant disposait d'une vue.

La ville était équitable. Quelle est la leçon architecturale dont vous parlez dans vos articles dans «Le Quotidien d'Oran»?

Elle est d'abord urbaine. J'ai fini par croire que Jean-Jacques Deluz a raison. Dans son paradoxe (deluzien), il disait que la qualité architecturale est, d'abord, urbaine. Il affirmait ce que j'ai appris par ma volonté de comprendre. Il rejoint les propos de toute cette littérature classique qui considère que la ville est, avant tout, un produit historique.

Elle est issue de la volonté des urbains, d'habiter dans un ensemble, culturellement et socialement, cohérent qui exprime ce qu'ils sont dans la réalité. Je crois que ce que j'ai lu, de plus passionnant sur la question, est «L'art de bâtir les villes» de Camillo Site, dont l'histoire de la traduction du livre est passionnante, car on peut y voir le déplacement des intérêts, d'une culture à une autre, mais surtout la difficulté de traduire, du fait que les langues représentent, à elles seules, des systèmes d'idées insolites.

Vous dites qu'il est impossible de faire des villes aujourd'hui ?

Quand je le dis, je pense souvent à l'Algérie qui vit un état d'incohérence culturelle profond, et de déstructuration sociale alarmant. La France a laissé, derrière elle, des Algériens qui éprouvent beaucoup de mal à se réunir avec eux-mêmes. Ils se fuient comme la peste, et ne trouvent, pour statut d'existence, que les langues française, anglaise, etc. et la reproduction de l'Europe. J'ai même eu l'occasion d'entendre un enseignant architecte dire «nous sommes français».

Aujourd'hui, les jeunes architectes sont fiers de vous dire qu'ils travaillent avec les Français, les Espagnols, les Turcs, etc.

Ils ne vous diront pas qu'ils apprennent avec des Algériens, parce que ça n'apporte pas un prestige, un statut. De même, pour faire l'urbain, on cherche l'image de l'Europe, on ne puise pas dans l'ici. Une fois, un ancien architecte m'a dit que les médinas représentaient pour lui «l'arriérisme» et qu'il ne faut, surtout pas, en parler. Donc on fabrique des fragments d'Europe supposée, importée, des morceaux d'Amérique, on s'amuse à faire des villes embryonnaires, dans une ville, grandement, disjonctée.

Comment voyez-vous l'enseignement de l'Architecture, en Algérie ?

C'est un échec évident. Le mal s'est approfondi avec le système LMD, à l'Algérienne. En soutenance, on applaudit le jeune qui parle bien français, mais jamais le projet qui n'existe pas, généralement. La France possède une grande tradition dans l'enseignement de l'Architecture mais que nos enseignants qui parlent bien le français n'ont pas su transmettre, ou simplement ne le connaissent pas, pour être plus proche de la réalité.

De cette tradition française, nous n'avons rien tiré, même pas des bases que nous pouvions mobiliser et adapter à nos références historiques locales et régionales. Il n'y a pas d'architecture et d'urbanisme, sans culture et société. Certes, nous sommes braqués sur l'Europe, l'Amérique, nous vivons dans leurs rêves, au point d'être aveugles chez-soi. L'Etranger est l'icône culturelle. Il y a des enseignants qui m'agressent et qui m'affirment qu'ils ne lisent pas mes écrits: «C'est sans intérêt.» Du moment que je découvre que certains dens ont traversé le Pacifique pour me rencontrer, et que mes articles suscitent un intérêt, en France et ailleurs. Tout ça mérite d'être exploré. C'est parce que nous n'avons pas de véritables recherches que nous ne disposons pas d'enseignement. En Architecture et en Urbanisme, l'enseignement est d'abord historique, mais aussi archéologique, etc.

Vous pouvez donner la forme que vous voulez à un arbre en le taillant, mais la vérité est dans le sol où elle est enracinée.         Le modèle d'Architecture et d'Urbanisme que nous distillons, à nos jeunes, est toujours américain, français, italien, etc.

Les étudiants s'infectent, dès leur plus jeune âge, dans leurs milieux familiaux, par des idées qui les conduisent à ne pas croire en leur pays. C'est pour vous dire combien la tâche de l'enseignant est difficile.

Quel est le rôle de l'architecte ?

Il n'a pas de rôle, dès lors qu'il n'a pas de culture. Nos architectes sont des exécutants et des affairistes comme l'affirmaient déjà Fernand Pouillon.

Les services d'Etat comme le promoteur privé ont compris qu'ils peuvent utiliser nos architectes comme ils veulent, surtout les jeunes qui pensent que l'architecture est une image informatisée. Ensemble, ils réalisent partout des laideurs.

Comme en Amérique et ses années de chaos, l'Algérie, dans des proportions encore plus graves, vit, depuis l'indépendance, un état de mort de l'architecture.

* Architecte USTOMB, docteur en Urbanisme IUP