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L'architecte algérien et l'idéal perdu

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib *

«Nos maisons font des rues et les rues font les villes et les villes, est un individu qui prend une âme, qui sent, qui souffre et qui admire. Comme l'architecture pourrait être bien dans les rues et dans toute la ville !» (Le Corbusier)

Dans cet article je vais essayer pour l'essentiel de parler de la difficulté de faire «une ville de l'architecture» en Algérie, selon une approche propre à l'idéal humanisant de l'espace. Pour l'essentiel, ce choix est issu du fait que la ville algérienne a subi une influence radicale des mouvements d'urbanisation européens. Le modèle européen se présente comme une règle incontournable, voire même une vérité à laquelle nous ne pouvons déroger. C'est étonnant d'ailleurs de constater que cette attitude s'impose aussi bien chez les enseignants que chez les praticiens. La recette fait légion dans un espace qui n'est plus social au sens classique du terme. D'ailleurs la plupart affirment dans le cadre de la fabrication de la ville la prépondérance de la résolution des aspects techniques qui ne prennent presque pas en compte l'homme comme ordonnateur principal de son espace vital. Certains architectes vont même jusqu'à dénigrer l'habitant, en lui ôtant le droit de disposer d'un goût, en l'enfermant dans un objet du statut social qui peut fatalement contribuer à l'effacement de son être social, à la confusion des repères culturels. Frank Lloyd Wright grand architecte américain redoutait la déformation de ses idées, et craignait le fait que l'on reprenne son architecture de la façon la plus superficielle qui puisse être. Je suis impressionné à l'heure actuelle de la capacité de cet architecte à observer les aspects dominants de la société américaine de son époque et à faire avec, comme je suis étonné devant l'ignorance de l'architecte algérien de la tradition dominante chez les Algériens. Le fait que certains décideurs contribuent à la rupture de l'architecture et des sciences humaines renforce cet état d'incohérence culturelle chez l'Algérien en général. L'Algérien n'est pas encore algérien ; il est américain français espagnol même qatarien mais surtout pas algérien.

On aura aussi compris que je crois beaucoup à la vulgarisation des idées, à leur individualisation dans l'esprit, à l'actualisation de tout ce qui relève du constant, un peu peut-être dans l'esprit de cette subsomption kantienne de l'opposition continu/discontinu. J'ai eu le toupet de dire récemment à des amis urbanistes que dans le fond, les villes du monde entier ont connu les mêmes problèmes et ont reçu les mêmes réponses, c'est juste que la forme et les moyens changent selon l'époque et la civilisation des hommes. L'article que je m'apprête à développer ici découle de la discussion passionnante que j'ai eue avec eux et que je ne pouvais avoir avec des architectes à cause de leur manque d'humilité. L'architecte algérien à une trop haute opinion de lui-même dans une réalité culturellement sinistrée, dans laquelle d'ailleurs beaucoup d'Algériens font montre au quotidien de leur caractéristique d'hommes «sous-culturés»

Je crois que les lecteurs habitués à mes billets savent désormais que je m'attache à réfléchir sur des sujets qui sont directement liés à ma réalité, et à la réalité de ceux avec qui je partage mon espace vital, citoyen, religieux et autres. Il ne sert à rien de rabâcher des théories fondées sur des réalités qui ne sont pas les nôtres, car les uns et les autres sentiront que le déplacement des règles d'une culture à une autre qui n'ont rien en commun en termes de substrat ne peut aboutir que sur un échec pratique. L'incohérence culturelle qui a fait jaillir tant d'encre, comme dans le cas de l'Algérie, repose sur cette réflexion réaliste à mon sens. J'ai déjà cité le cas de Boussemghoun où le ksar s'est trouvé rattrapé par une urbanisation incohérente qui reprend sans fond les thèmes insignifiés des villes du Nord, places à l'européenne et grands boulevards, dans un milieu qui a toujours cultivé l'idée Pouillonnaise de l'urbanisme intimiste. Actuellement le dépouillement culturel fait son cours à grande échelle. Le Ministère de l'habitat de la ville et de l'urbanisme encourage la quantité sous prétexte de la priorité et ignore comme pas possible la qualité. Les prix nationaux de l'architecture sont insuffisants et ne font apparaitre aucune œuvre majeure. Le discours officiel est creux peut-être parce qu'il n'est pas porté par les personnes qu'il faut. D'ailleurs certains disent que l'Algérie contemporaine est réduite à l'homme qu'il ne faut pas au poste qu'il faut.

Je commencerai mes propos donc par un jugement fort : il n'existe pas encore dans notre pays d'architecte intellectuel, cet homme engagé qui défend un idéal et qui s'y implique à travers son œuvre littéraire et/ou construite. Je ne parle pas d'ailleurs de ces architectes qui nous reprennent les architectures d'ailleurs et manquent de philosophie, d'inspiration spirituelle capable de donner à nos espaces cette âme divine qui nous remplit du bonheur d'y être jusqu'à nous habiter.

Je crois que Deluz, «le Suisse Algérien», qui a eu une expérience de l'Algérie décevante l'a constaté en tant qu'architecte-urbaniste impliqué. Son œuvre littéraire est d'une force d'expression saisissante, car elle résume très bien l'état de pauvreté intellectuelle qui règne dans le monde des architectes regroupés dans un ordre qui n'a pas encore fini de nous désillusionner à cause de son archaïsme et son opacité à l'esprit de la modernité.

La position que cet ordre prend au jour d'aujourd'hui vis-à-vis des enseignants est d'une part une ignorance évidente des lois en vigueur et des ambitions de l'actuel Président qui a plaidé pour le rapprochement de l'université et de l'entreprise, et d'autre part, un signe de sous culture flagrant de l'histoire de l'ordre et de l'architecture.

Il est sûr que la corporation amputé de son aile principale, l'université, ne relèvera aucun défit tant qu'elle n'a pas à sa tête un homme qui s'impose d'abord par son charisme d'intellectuel ; c'est-à-dire un homme qui réfléchit et qui fait et non pas l'inverse. Mais aussi un homme qui recourt à la loi pour la mettre au service d'une haute idée de l'architecture et non pas au service d'un groupe, d'une haine séparatiste ou d'un ministère qui est incapable de donner l'exemple par le bien-faire.

Dans le cas de l'Algérie, ce prélude est toujours nécessaire aux idées que je compte défendre à propos de la ville, car je considère que cette dernière est un ensemble d'architectures, autant de possibilités d'expression d'une réalité qui sont censées dans le meilleur des cas refléter la capacité d'une société à s'affirmer grâce à son expérience spirituelle de l'espace.

Bien sûr que je peux comprendre que l'Algérie n'est plus un seul dans une communauté internationale, il s'agit aujourd'hui d'un monde seul menacé dans un univers qu'une partie infime de ce monde s'apprête à conquérir pour sauver sa peau. Ce qui est sûr et certain, c'est que les enjeux environnementaux concernent en même temps les pays du monde entier, et les idéologies culturelles, politiques et religieuses semblent toutes incapables au jour d'aujourd'hui de les solutionner.

Revoir au plus haut niveau sa politique de l'urbain, exiger l'excellence font partie de l'esprit de l'écologie réelle à distinguer des écologies labellisées dans l'économie du plus fort ou dit clairement le commerce des matériaux et des procédés.

Je fais partie de ceux qui redoutent les grandes firmes qui polluent nos environnements directs avec leurs matériaux industrialisées, et qui achètent la conscience des Etats au point de les soumettre à leur pouvoir d'acteurs économiques. Dans une conjoncture comme celle-ci les architectes sont appelés à avoir leur mot à dire, à revendiquer une existence.

En Algérie, confrontés à la mondialisation des idées et des pollutions, notamment avec la menace lancinante du gaz de schiste qui a de trop fortes chances d'être à l'origine d'une véritable catastrophe environnementale, les architectes et l'ordre en particulier, semblent être à la marge des enjeux du monde. L'ignorance des enjeux d'avenir et de devenir augure de leur incapacité à relever le défit, le défit de l'architecture et non pas des architectes. Mais alors dans un contexte culturellement sinistré comme le notre, où il y a une absence totale d'une histoire des idées de notre pays, à laquelle le politique a contribué à son inexistence, comment faut-il se prendre pour éclairer le triptyque : ville, architecture et architecte algérien ?

J'avoue que l'écriture à laquelle je prête ma plume m'aide beaucoup dans la considération de mes idées et de mes positions. Je préfère l'écriture qui me permet d'exalter mes propres idées issues de mes propres observations, même si je recours de temps à autre à des références qui corroborent généralement ce que je pense sur le moment. Je n'ai pas peur des contradictions qui résultent de mes évolutions comme j'ai peur des recherches dites scientifiques qui me semblent idéellement stériles. C'est cet esprit qui m'a amené à démythifier le cas du M'Zab, le tas des idées reçues qui l'ont infecté et déformé la perception de Ravéreau du lieu.

Il y a quelques années mon intuition m'a amené à penser que l'architecture ne s'enseigne pas, et je fus d'autant plus content de découvrir récemment dans mes lectures que des architectes de renom l'ont pensé bien avant moi. Mais pour arriver à cette résolution qui reste personnelle, il faut d'abord avoir le courage de cesser d'exister dans le regard de l'autre.

La lecture m'a ouvert les yeux sur beaucoup de choses, sur l'archaïsme des méthodes d'enseignement de l'architecture et de l'urbanisme, le caractère suranné des modes de gestion de nos universités, la naïveté de nos responsables qui croient tout permis dès qu'ils sont aux postes clés au point où ils font voir des misères à leurs anciens collègues. Avec la lecture j'ai compris que la nature humaine est dans le dualisme bien/mal et que tout est régi dans ce cadre.

Il faut apprendre à « se culturer » soi-même, à nourrir son âme, et à ne pas craindre ses faiblesses, ses ignorances, lesquelles peuvent devenir lorsqu'elles sont prises en main, une véritable force. Voici en quelque sorte le type d'expérience à laquelle je faisais allusion plus haut. Une expérience qui engage les enjeux décisifs, ceux qui nous conduisent à reconnaitre les aspects déterminants pour la continuité des êtres vivants.

Les dérèglements climatiques n'intéressent pas encore des tas de centaines de millions de personnes qui piétinent au quotidien les chances d'un monde serein pour les générations futures. Pour un compte bancaire ils sont prêts à participer au crime, à faire construire des horreurs partout et à justifier l'irréparable qui prend une échelle fracassante à l'échelle mondiale.

Habiter un lieu heureux, un espace agréable ne fait plus rêver. L'on me dit à l'issue de la lecture de mes articles : tu rêves ! Alors combien de personnes parmi nous tous, parmi les architectes rêvent ? Epsilon. Plus personne ne croit à un idéal. La prophétie de Pouillon me semble si actuelle et si vraie à l'instant même où j'écris ces mots. « Je veux mourir avant que les hommes s'habituent aux cités-dortoirs et constituent une nouvelle sous-humanité, qui non seulement acceptera son milieu, le tolérera sans pouvoir le rejeter, mais finira par le préférer à d'harmonieux et prestigieux centres urbains.»

Mais est-ce nouveau chez les architectes ?

Je suis tenté de dire non.

Peu d'architectes algériens sont capables de développer un discours de l'idéal, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est. Il n'y a qu'à sillonner les rues de nos villes, d'Oran, pour se rendre compte que les hommes les femmes les vieux les jeunes les enfants les chiens errants les chats citadins sont tous malheureux de ne pas pouvoir changer le cours du changement en cours, le changement nuisible. Les architectes comme tout le reste, participent aux crimes pour ce dieu qu'ils ne reconnaissent pas ouvertement par vertu religieusement hypocrite: le sou et l'illusion qu'il donne d'un pouvoir pourtant mortel, éphémère.

Combien parmi eux se posent-ils la question à propos de la ville idéale qu'on veut laisser derrière soi, même limitée, même un morceau de ville pour les enfants de demain et qui fera rêver?

* Rchitecte USTOMB docteur en urbanisme IUP