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La nouvelle guerre de Trente Ans

par Richard N. Haass *

NEW YORK – C’est une région déchirée par des conflits entre traditions religieuses en concurrence. S’y déroule également un combat entre activistes et modérés, alimenté par les dirigeants des pays voisins qui cherchent à défendre leur propre intérêt et à étendre leur influence. Ces violences ont lieu au sein des Etats et entre les Etats, au point qu’il devient impossible de distinguer guerres civiles et guerres par procuration. Les Etats perdent parfois tout contrôle sur de petits groupes, des milices par exemple, qui opèrent sur leur territoire ou en franchissent les frontières. Il en résulte un nombre de morts accablant et des sans-abri par millions. Il ne s’agit pas d’une description du Moyen-Orient aujourd’hui, mais de l’Europe au début du 17° siècle.

En 2011 la situation a changé au Moyen-Orient après l’immolation par le feu d’un vendeur de fruit humilié par les autorités. En quelques semaines la région s’est enflammée. Au 17° siècle en Europe, le soulèvement des protestants de Bohême contre l’empereur catholique Ferdinand II de Habsbourg a déclenché une conflagration qui a marqué cette époque. Chacun de leur coté, protestants et catholiques ont cherché l’aide de leurs coreligionnaires des territoires qui allaient former un jour l’Allemagne. Beaucoup des grandes puissances du moment, en particulier l’Espagne, la France, la Suède et l’Autriche ont été impliquées. Il en a résulté la guerre de Trente Ans, l’épisode le plus violent et le plus destructeur de l’Histoire de l’Europe jusqu’aux deux guerres mondiales du 20° siècle.

Les différences sont évidentes entre les événements de 1618-1648 en Europe et ceux de 2011-2014 au Moyen-Orient, mais les ressemblances sont nombreuses - et prêtent à réfléchir. Trois ans et demi après le début du Printemps arabe, on ne peut exclure que nous ne soyons au début d’une lutte prolongée, coûteuse, mortelle. Aussi mauvaise la situation est-elle, elle pourrait encore s’aggraver.

La région est prête à s’embraser. La plus grande partie de la population est impuissante sur le plan politique, pauvre et sans perspective. Il n’y a pas eu pour l’islam l’équivalent de la Réforme protestante en Europe, les frontières du sacré sont confuses et contestées.

Par ailleurs, l’identité religieuse, sectaire ou tribale l’emporte de plus en plus souvent sur l’identité nationale. La société civile est faible. Dans certains pays, la présence de gaz ou de pétrole freine la diversification de l’économie et parallèlement celle d’une classe moyenne. L’éducation privilégie la mémorisation plutôt que l’esprit critique. Souvent, les régimes autoritaires manquent de légitimité.

Par leur action ou leur inaction, des acteurs extérieurs ont ajouté de l’huile sur le feu. La guerre de 2003 en Irak a été lourde de conséquences. Elle a exacerbé les tensions entre chiites et sunnites dans l’un des principaux pays de la région et la crise s’est propagée à d’autres pays de la région. En Libye le changement de régime a abouti à la déliquescence de l’Etat, et en Syrie un soutien un peu trop tiède en faveur d’un changement de régime a conduit à une guerre civile interminable.

La trajectoire de la région est inquiétante : nombre d’Etats faibles sont incapables de maintenir l’ordre sur leur territoire, ceux qui sont relativement forts sont en concurrence pour la suprématie, des milices et des groupes terroristes ont de plus en plus d’influence et se jouent de certaines frontières. La culture politique locale confond démocratie et dictature de la majorité, les élections servant simplement à consolider le pouvoir et non à le partager.

Au-delà des pertes de vie et des énormes souffrances humaines, les désordres de la région pourraient favoriser le développement d’un terrorisme plus fréquent et plus destructeur - à la fois au Moyen-Orient et à partir du Moyen-Orient. Il faut aussi compter avec le risque de perturbations dans la production et l’acheminement du pétrole.

Il y a des limites à ce que peut faire le monde extérieur. Dans certaines situations il est préférable que les dirigeants politiques renoncent à des programmes ambitieux et agissent pour éviter qu’une situation ne s’aggrave. C’est le cas aujourd’hui en ce qui concerne le Moyen-Orient.

Que ce soit par la voie diplomatique, par des sanctions, ou en dernier recours par le sabotage ou une action militaire, il s’agit avant tout d’éviter la prolifération nucléaire (en commençant avec l’Iran). L’alternative - un Moyen-Orient dans lequel plusieurs pays, et par leur intermédiaire des milices et des groupes terroristes, ont accès à l’arme nucléaire - est trop horrible pour être envisagée.

Des mesures destinées à réduire la dépendance du reste du monde à l’égard des sources d’énergie de la région (par exemple l’amélioration de la qualité de l’essence et le développement de sources d’énergie alternatives) ont toute leur utilité. Il faudrait fournir simultanément une assistance à la Jordanie et au Liban pour les aider à faire face au flux de réfugiés. Le soutien à la démocratie en Turquie et en Egypte devrait viser en priorité à renforcer la société civile et à élaborer des constitutions qui permettent de répartir le pouvoir.

La lutte contre des groupes terroristes tels que l’Etat islamique en Irak et au Levant (qui s’appelle maintenant tout simplement l’Etat islamique) doit devenir l’un des piliers de notre politique - que ce soit au moyen de drones, de raids ciblés ou de la formation et de l’armement de partenaires locaux. Il est temps de reconnaître que l’éclatement de l’Irak est inévitable (ce pays est maintenant davantage un moyen pour l’Iran d’étendre son influence qu’un rempart contre ce dernier). Il faut également favoriser l’indépendance du Kurdistan à l’intérieur des anciennes frontières irakiennes.

Il ne faut pas se bercer d’illusions. Le changement de régime n’est pas une panacée ; il peut être difficile d’y parvenir et presque impossible à enraciner. Les négociations ne permettent pas de résoudre tous les conflits - ni même la majorité d’entre eux.

Cela s’applique parfaitement au conflit israélo-palestinien. Même si la situation évolue, un accord global aiderait les populations sur place, mais n’affecterait pas la dynamique des conflits dans les pays voisins. Ceci dit, il faut rechercher un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas.

De la même manière, la diplomatie ne pourra porter ses fruits en Syrie que si l’on reconnaît la réalité sur le terrain (notamment la survie du régime d’Assad dans le futur prévisible), plutôt que de chercher à la transformer. Il ne s’agit pas de redessiner le contour des Etats, même si une fois que les populations auront migré et que la stabilité politique aura été restaurée, la reconnaissance de nouvelles frontières pourrait être à la fois souhaitable et viable.

Les dirigeants politiques doivent reconnaître leurs limites. Actuellement et dans le futur prévisible (jusqu’à l’émergence d’un nouvel ordre régional ou jusqu’à ce que les conflits s’épuisent d’eux-mêmes), il vaut mieux considérer le Moyen-Orient comme une situation à gérer plutôt qu’un problème à résoudre

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

* Préside le Council on Foreign Relations