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Être (presque) enseignant à l'université : Entre fiction de statut et statut de fiction

par Lamine Kouloughli *



Suite et fin

Les raisons qui motivent cette impression de dévalorisation sont intéressantes à identifier : Si 2 de ces raisons ont trait à la pédagogie - l'une à l'absence d'orientation qui livre les D/E à eux-mêmes, et l'autre au refus d'autorisation par le département d'utiliser certaines des ressources pédagogiques qui y sont pourtant présentes - et 2 à la recherche - l'une à l'absence de possibilité de stage à l'étranger, et l'autre à l'absence de lien enseignement/recherche -, 40 d'entre les 45 réponses qui disent les raisons pour ce sentiment de dévalorisation que ressentent les D/E de l'échantillon de l'étude concernent les rapports avec l'administration du département et la pauvre qualité de ces rapports. Très explicites, elles ne nécessitent aucun commentaire et se suffisent à elles mêmes. Elles sont reprises dans le tableau ci-dessous :

Reste enfin, dans la réponse de ce D/E, pathétique, l'aveu de la somme des frustrations qui peuvent naître de ce qui précède quand il écrit : " J'arrive pas à m'exprimer à cause de tout ce qu'il arrive vraiment (sic). "

APERÇU DE CE QUE LES D/E SOUHAITERAIENT VOIR CHANGER

Un dernier item du questionnaire concerne, énoncé qui exprime à leur manière leur propre évaluation de leur vécu de (presque) enseignants au Département des Lettres et Langue Anglaise, l'état par les D/E de l'échantillon de l'étude de ce qu'ils souhaiteraient y voir changer.

Un premier classement de leurs réponses permet d'identifier 5 cas d'absences de réponses soit 8.92% de l'échantillon de l'étude. Sur les 51 réponses restantes, 1, satisfaite - sinon blasée -, soit 1.96%, propose de ne rien changer et 50, soit 89.28%, proposent des changements.

L'analyse des changements proposés permet leur classement en deux grands domaines, le pédagogique et le relationnel, avec respectivement 62% et 38 % des propositions.

Signe de maturité, de sérieux et d'abnégation chez ces (presque) enseignants, priorité est ainsi donnée par eux, plutôt qu'à leurs personnes et aux ressentiments exprimés plus haut, aux conditions de leurs tâches d'enseignement pour une amélioration de leur prise en charge, dans l'expression de leurs souhaits de changements. Ces propositions se déclinent comme suit :

Toutes ces propositions de changement s'adressent à l'état de désordre pédagogique relevé dans la présente étude ; la première proposition résumant la somme des autres qui en interpellent à leur tour et chacune pour ce qui la concerne un aspect particulier : la seconde le problème que pose l'anarchie qui semble présider à l'affectation des volumes horaires hebdomadaires et des modules à enseigner, les deux suivantes l'absence des structures de concertations et de décisions que sont les équipes pédagogiques et leur rôle dans le choix et la standardisation des programmes et des méthodes, et la dernière la décision absurde de ne pas mettre à la disposition des D/E certains moyens didactiques - les laboratoires de langues par exemple - qui pourtant existent au niveau du département, accentuant ainsi leur statut de 'pas vraiment' ou presque enseignant, de fiction de statut, noté en première position dans l'expression de ce qui, à leur yeux, les dévalorise.

Suivent alors les changements souhaités par les D/E de l'échantillon de l'étude dans le domaine relationnel, c'est-à-dire ceux qui touchent plus directement à leurs personnes, et qu'ils expriment comme suit :

Rappelant étrangement certains aspects des souhaits de changement exprimés par les étudiants de première année de licence de ce département , cet aspect de l'évaluation de leur vécu en qualité de (presque) enseignants laisse voir un désenchantement dans les rapports qui lient les D/E à l'administration du département qui les emploie : 10 d'entre les 19 réponses dans cette catégorie, c'est-à-dire 52.63%, mettent directement en question ces rapports - le deuxième énoncé dans le tableau ci-dessus n'étant vraisemblablement qu'un euphémisme déférent pour dire le premier - ; et il n'est point nécessaire d'être spécialiste en analyse du discours pour entrevoir un lien entre cette mise en question et, mise à part la proposition relative aux relations enseignants/étudiants, l'ensemble des autres propositions exprimées ici par les D/E de l'échantillon de l'étude. Peut-être est-il temps de s'en inquiéter.

ÊTRE (PRESQUE) ENSEIGNANT À L'UNIVERSITÉ : ENTRE FICTION DE STATUT, ET STATUT DE FICTION

A la fiction de statut des doctorants dans leur fonction enseignante, relevée dans l'introduction de la présente étude, que disent l'appellation de 'vacataires', le '(presque)' du titre et le néologisme 'D/E' qui y sont utilisés, et proposée par les D/E de l'échantillon de l'étude en pôle position dans la liste des raisons pour le sentiment de dévalorisation qu'ils ressentent, s'ajoute, pour l'ensemble des D/E du département des Lettres et Langue Anglaise, un statut de fiction, sous la forme d'une double coercition qu'aucun texte législatif ne prévoit ni ne permet. En effet :

Une fiction semble être à la base de la relation de travail des D/E de l'échantillon de l'étude - en fait du département - avec l'institution où ils enseignent. Elle concerne l'affirmation par tous de l'existence d'une obligation de charges d'enseignement de trois (3) heures hebdomadaires dont les doctorants seraient redevables au département où ils font leurs classes.

Cette fiction est bien évidemment mise à mal d'abord par les quarante (40) autres doctorants régulièrement inscrits dans ce même département et qui, eux, n'y enseignent pas. (A moins que ceux-ci aient réussi à passer entre les mailles du filet, ce qui, vu la qualité de la gestion du fait pédagogique entrevue dans les lignes qui précèdent, reste dans le domaine du possible.)

Cette fiction est plus sérieusement mise à mal par une lecture des textes législatifs qui traitent des possibilités de recours, dans les institutions d'enseignement supérieur, à un personnel autre que celui recruté à plein temps, pour des tâches d'enseignement à titre accessoire - ce qui est le cas des D/E - ; et de ceux qui fixent le régime et l'organisation de la formation de troisième cycle en vue de l'obtention du diplôme de doctorat - formation dans laquelle sont engagés les D/E -.

- Le premier de ces textes est le décret exécutif n°01-293 du 13 Rajab 1422 correspondant au 1er octobre 2001 relatif aux tâches d'enseignement et de formation assurées à titre accessoire par des enseignants de l'enseignement et de la formation supérieurs, des personnels chercheurs et d'autres agents publics qui, s'il permet, en son article 2, de faire " appel à toute personne justifiant de la détention des titres universitaires permettant l'exercice d'activités de formation supérieure ", et qu'il étend, en son article 6, cette permission aux personnes " titulaires au moins d'un diplôme sanctionnant la formation supérieure de graduation de cycle long ", ne fait jamais obligation pour les dites personnes de se soumettre à ce qu'il permet. (Ce texte, daté de 2001, précède le système LMD - d'où sa référence à la notion de 'formation supérieure de graduation de cycle long', contrastée au DEUA - et ne prend pas stricto sensu le système LMD ni ceux qui en sont issus en considération, même si les mesures qu'il permet peuvent leur être étendues.) Ce texte s'adresse par contre, en son article 7, au volume horaire hebdomadaire autorisé pour ces activités de formation assurées à titre accessoire qu'il plafonne à huit (8) heures - loin des volumes horaires de 9, 12, et 16h30mn infligés à certains D/E de l'échantillon de l'étude -, et, en son article 6, à la rétribution des activités de formation ainsi prodiguées.

- Le second texte est le décret exécutif n° 09-03 du 6 Moharram 1430 correspondant au 3 janvier 2009 précisant la mission du tutorat et fixant les modalités de sa mise en œuvre. Promulgué après l'instauration du système LMD, ce texte fait état plus directement des possibilités de recours aux doctorants LMD dans le cadre des activités pédagogiques des institutions d'enseignement supérieur quand il note en son article 4 : " Il peut être fait appel, en cas de besoin, aux inscrits en vue de l'obtention de diplômes de master ou doctorat au sein de l'établissement, pour assurer la mission de tutorat, sous la responsabilité d'un enseignant chercheur chargé du tutorat. " C'est, est-il besoin de le souligner, des missions de tutorat, c'est-à-dire, comme l'explique l'article 2 de ce même texte, de " suivi et d'accompagnement permanents de l'étudiant afin de faciliter son intégration dans la vie universitaire [?] ", que ce texte prévoit et autorise - et non des missions d'enseignement de modules de contenus comme c'est le cas pour les D/E de l'étude -. De plus, les doctorants sont, dans ces missions de tutorat, placés sous la responsabilité d'un enseignant chercheur, c'est-à-dire d'un enseignant au moins permanent - et non livré à eux-mêmes, de surcroit pour l'enseignement de modules de contenus, comme c'est le cas pour beaucoup de D/E de l'échantillon de l'étude -.

Un autre aspect important de ce décret interpelle plus directement cette fiction d'obligation d'enseignement dont il est ici question : Le cadre strictement contractuel d'un tel service que dicte l'article 6 de ce texte, c'est-à-dire celui " d'un engagement individuel entre le [doctorant] tuteur et le responsable de l'établissement [?] ", contredit toute idée d'obligation ; la notion de 'l'engagement individuel' qu'il prévoit signifiant accord de volontés des deux parties et non contrainte.

 (Ce même article 6 délimite aussi le volume horaire hebdomadaire de cette prestation tutorale qui ne saurait dépasser quatre (4) heures, bien loin encore une fois de certains volumes horaires auxquels sont astreints, qui plus est pour l'enseignement de modules de contenus, 29 des 56 D/E de l'échantillon de l'étude, soit 51.78%.). L'article 11 définit le cadre légal de la rétribution à laquelle ont droit les doctorants/tuteurs, alors que l'article 12 spécifie l'échéance du paiement de cette rétribution qui est fixée à tous les trois (3) mois - elle aussi mise à mal par la pratique de paiement des 'heures supplémentaires' en vigueur au département et à l'université -.)

- Dernier texte enfin, l'arrêté n° 250 du 28 juillet 2009 fixant l'organisation de la formation de troisième cycle en vue de l'obtention du diplôme de doctorat, reprenant et précisant les dispositions relatives à ce diplôme contenues dans le décret exécutif n° 08-265 du 17 Chaâbane 1429 correspondant au 19 août 2008 portant régime des études en vue de l'obtention du diplôme de licence, du diplôme de master et du diplôme de doctorat, s'il fait référence, en son article 9, à l'organisation " d'activités d'enseignement, de recherche et éventuellement de tutorat à la charge du doctorant " ; en plaçant, en son article 8, cette organisation sous l'égide du comité de formation de troisième cycle " composé d'enseignants-chercheurs de rang magistral appartenant à l'établissement habilité " et non sous celle de l'administration du dit établissement, indique clairement, chez le législateur, la volonté que de telles activités aient un rôle avant tout formateur pour le doctorant. Apposer ce dernier qualificatif aux activités d'enseignement infligées aux D/E de l'échantillon de l'étude décrites plus haut dans la présente étude relèverait de la farce. De plus, aucun volume horaire, de 3 heures hebdomadaires ou autre, obligatoire ou autre, n'est assigné par ce texte à ces activités.

Autre fiction corollaire de la première - l'anglais dirait 'adding insult to injury' -, à implication financière celle-ci, l'idée que le paiement de ces fameuses 3 heures obligatoires d'enseignement est inclus dans la dotation mensuelle que reçoivent les D/E ; légitimant la dîme, équivalant au paiement de ces 3 heures, systématiquement défalquée de l'état du règlement des heures d'enseignement qu'ils effectuent.

Cette fiction est bien évidemment elle aussi mise à mal par les quarante (40) autres doctorants régulièrement inscrits dans ce même département et qui, sans s'acquitter de cette 'obligation' d'enseignement, perçoivent au même titre que leur camarades D/E la même dotation financière mensuelle.

Cette fiction est plus sérieusement mise à mal par une lecture du texte législatif qui traite de l'octroi de cette dotation, le décret exécutif n° 09.351 du 7 Dhou El Kaada 1430 correspondant au 26 octobre 2009 modifiant et complétant le décret exécutif n° 90.170 du 2 juin 1990 fixant les conditions d'attribution des bourses et le montant des bourses. Ce texte dicte, en son article 17 qu' " il est attribué une bourse du doctorant à l'étudiant inscrit en formation doctorale ", fixe à " douze mille dinars (12.000 DA) " le montant de cette bourse en son article 19bis, abroge toutes décisions qui lui sont contraires en son article 7 qui précise également l'entrée en vigueur de cette décision qu'il fixe au 1er septembre 2009.

Nulle part n'est cette dotation tributaire, si ce n'est de l'évaluation de l'état d'avancement du travail de recherche du doctorant, d'une contrepartie, ou autre prestation de service notamment sous forme d'obligation d'enseignement.

En d'autres termes, et pour résumer, aucun texte législatif ne prévoit ni n'autorise cette obligation d'enseignement de 3 heures hebdomadaires ni son corollaire financier qui, dans leur ensemble, font penser à une pratique de travail inéquitable - l'anglais dirait 'unfair labour practice' - ; inéquitable prenant peut-être ici, à cause de l'apport qui est par ailleurs demandé aux D/E de l'étude - et à travers eux à l'ensemble des D/E du département -, dans l'activité pédagogique du département, en plus du sens de déontologiquement infondé, celui d'éthiquement injuste et déloyal.

Et pourtant !

Malgré la somme de ces inconséquences, pédagogique, statutaire, et financière, qui semble façonner le lot des D/E de l'échantillon de l'étude, une légère majorité d'entre eux, c'est-à-dire 55.35%, ferait le choix de continuer à enseigner même si la possibilité d'arrêter l'enseignement pour se consacrer entièrement à leur recherche doctorale leur était offerte.

Ce choix, qui dit l'attachement de ceux qui le font à leur fonction même si de (presque) enseignants et qui s'ajoute ainsi à leur souci, précédemment relevé dans l'expression des changements qu'ils souhaiteraient voir, de faire passer les intérêts du département qui les emploie et ceux des étudiants dont ils ont la charge avant leurs intérêts propres, milite en faveur d'autre chose pour les D/E de l'échantillon de l'étude et, à travers eux, ceux du Département des Lettres et Langue Anglaise .

C'est, sinon en initiant, du moins en participant à une réflexion autour des formes et contenus que cet 'autre chose' pour les D/E pourrait prendre , que la présente étude sur ce qu'être (presque) enseignant à l'université signifie, pourrait s'avérer utile.

* Professeur au Département des Lettres et Langue Anglaise, Faculté des Lettres et des Langues, Université de Constantine 1. Auteur de Écrits Épars-Liés (1989-2009), Alger, El Dar El Othmania, 2010, et de L'Université de L'Énigme au Puzzle : Une Introduction à la Méthodologie du Travail Universitaire, Constantine, OPU, 2012.