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Être (presque) enseignant à l'université : Entre fiction de statut et statut de fiction

par Lamine Kouloughli *

2ème partie

Un tel décalage dans cette distribution en termes de ventilation des séances d'enseignements et d'obligation de présence au sein du département s'ajoute aux disparités précédemment relevées pour l'affectation du nombre de modules et le volume horaire hebdomadaire, et participe à conforter l'impression générale d'une gestion ponctuelle du fait pédagogique et de ses acteurs s'apparentant à une absence de gestion.

- Fidélisation et nomadisme pédagogique

La fidélisation d'un enseignant à un enseignement donné est souvent un privilège acquis de haute lutte et qui est, tous départements confondus, souvent l'apanage d'enseignants que définissent grade et statut, et dont elle devient un des attributs. Dans la sociologie du département où elle s'exprime, cette fidélisation est en fait un marqueur de territoire. Pourtant, quand cette même sociologie le permet, la fidélisation d'un enseignant débutant à un enseignement donné participe, chez lui, à l'acquisition d'une assurance, d'un savoir et d'un savoir faire alors souvent encore aléatoires. D'où le paradoxe de sa dévolution et de son octroi.

Qu'en est-il pour les D/E de l'échantillon de l'étude ? Font-ils plutôt l'expérience d'une fidélisation qui contribuerait à alléger quelque peu le surpoids, noté plus haut, en temps et en contenu dans le(s) module(s) qu'ils enseignent, ou plutôt celle, aggravante de ces mêmes lacunes, d'un nomadisme pédagogique ?

Les réponses au questionnaire montrent que volume horaire hebdomadaire et affectation de module(s) d'enseignement(s) se doublent pour beaucoup de D/E de la contrainte supplémentaire d'avoir à enseigner ce(s) module(s) pour la première fois. Ainsi, si l'on retranche de leur nombre les D1 qui, de toute évidence, enseignent pour la première fois et ne peuvent encore être concernés par cette fidélisation, ceci est le cas pour 27 des 56 D/E, soit 48.21% de l'échantillon de l'étude.

Le recoupement de cet item avec les caractéristiques les plus saillantes de la population des D/E sus-notées - année d'inscription, spécialité et sexe - n'autorise, comme pour les autres items, aucune catégorisation ; consolidant à son tour l'idée générale d'absence de gestion du fait pédagogique.

Une analyse plus avant permet néanmoins deux remarques qui, parce qu'elles concernent les D/E, méritent d'être ici relevées : Ces 'baptêmes' des matières touchent certaines années et certains modules plus que d'autres. Ainsi, d'entre les D/E de l'échantillon de l'étude qui enseignent un ou plus d'un module pour la première fois, 25 le font en 1ère année de licence, 17 en 2ème année, 3 en 3ème année, et 1 pour chacune des deux années du master ; laissant clairement apparaître une échelle de valeurs qui fait de la 1ère année de licence celle qui est le plus touchée par le nomadisme pédagogique de ces enseignants, bref, le parent pauvre du système . Réalité aggravante qui dépasse le cadre de la population de l'échantillon de la présente étude et concerne l'ensemble des D/E du Département des Lettres et Langue Anglaise, parce que ces derniers sont prioritairement assignés à un enseignement de 1ère année de licence - ils en couvrent 70.71% en cette année universitaire 2013-2014 -, ils ont donc par la même statistiquement plus de chance d'être concernés par ces 'baptêmes' ! Cette même échelle de valeurs semble aussi s'exprimer en termes des intitulés de certains enseignements, victimes plus que d'autres de cette absence de fidélisation, chaque année renouvelée, de celles et ceux qui en ont la charge. Ex-æquo en tête, avec 10 citations, l'expression orale et la méthodologie ouvrent le cortège, suivis par l'expression écrite avec 8 citations, la linguistique avec 5 citations, la grammaire et la phonétique avec 2 citations ; la culture générale, la langue de spécialité, l'étude scientifique de la langue et le Pacq fermant la marche de ce triste 'top 10' des enseignements laissés pour compte, avec 1 citation chacun. Encore une fois, et de part leur statut de PRESQUE enseignants, les D/E sont généralement le groupe à qui l'octroi de ces modules réputés 'non spécialisés', donc de bas statut, échoit. Double pénalisation donc, de part leur statut, pour les D/E de l'échantillon de l'étude, et vraisemblablement du département.

Un moyen de rattraper un peu ces carences pour celles et ceux qui font en priorité, la somme des informations jusqu'ici relevées tendent à le montrer, les frais d'un tel remplissage pédagogique, consisterait en l'inclusion de ce(s) module(s) enseignés pour la première fois dans le cadre du support moral, pédagogique et scientifique que peuvent constituer les équipes pédagogiques de modules.

- Accompagnement et soutien pédagogique

La pratique du regroupement des enseignants en équipes pédagogiques n'est pas chose nouvelle. Le pouvoir accru qui y est donné au groupe pour les décisions coopératives qui y sont ainsi prises allège le poids, ainsi que le stress qui autrement souvent les accompagne, très lourds en début de carrière, et qui autrement repose, dans cette prise de décision, sur chaque enseignant. De plus, côté étudiant et en matière d'apprentissage, la recherche pédagogique a montré que parce que les décisions qui y sont prises doivent y être confrontées de manière plus explicite et demandent par la même plus de réflexion et de planification, l'équipe pédagogique supplante, dans la qualité de la formation qu'elle rend possible, l'unité traditionnelle d'enseignement que constitue le maître seul face aux apprenants dans la salle de classe.

 Ces postulats, que les pédagogues ne contestent plus, expliquent sans doute la référence à ces équipes pédagogiques et l'intérêt qui leur est accordé dans les textes législatifs qui traitent de l'organisation de l'enseignement supérieur en Algérie . Ils semblent d'autant plus d'actualité quand le maître est un D/E qui débute et qu'un volume horaire hebdomadaire pesant lui est astreint, parfois pour l'enseignement de plus d'un module, parfois sans qu'il ait une expérience préalable de l'enseignement de ce module ni même de son contenu si ce n'est peut-être celle d'avoir eu à l'étudier dans le cours de son cursus de graduation. D'où le caractère essentiel, parce que potentiellement rédempteur de la somme des incohérences pédagogiques jusqu'ici relevées, du présent item. Le tableau ci-après donne une idée de l'expérience que les D/E de l'échantillon de l'étude déclarent avoir eu de la périodicité des réunions des équipes pédagogiques dont ils sont censés faire partie pour le(s) module(s) qu'ils ont à enseigner :

'Jamais' ne demande pas à être expliqué plus avant. 'Rarement' signifie une fois par semestre, vraisemblablement avant la tenue des contrôles, possiblement pour décider qu'en l'absence de réunions de l'équipe pédagogique donc d'un programme commun, chaque enseignant ayant fait dans la matière qu'il enseigne ce qu'il aura jugé bon de faire évaluera à sa manière le contenu qu'il aura enseigné. 'De temps en temps', plus difficile à quantifier, signifie peut-être deux ou trois réunions dans le courant du semestre, souvent dans l'urgence que dicte le feu d'une situation à laquelle un ou plus d'un membre de l'équipe pédagogique, par ailleurs inexistante, est confronté et qui ne peut être géré en solo . Cette dernière périodicité est bien sûr meilleure que les options précédentes, mais loin en deçà de celle de 'toutes les semaines' qui devrait être la norme parce que seule à même d'assurer un contenu, une progression, et autant que faire se peut une approche, communs à l'ensemble des groupes d'une même année dans un même module ; atténuant, côté D/E, l'angoisse et le stress qui accompagnent, dans la confrontation de ce(s) module(s) qu'ils enseignent pour la première fois, 'la solitude du coureur de fond' qui est souvent la leur, en leur apportant le soutien humain et pédagogique du groupe dont ils peuvent avoir besoin, et, côté formation des étudiants, les disparités d'apprentissage inhérentes à la multiplicité des groupes - 14 pour la seule première année de licence pour l'année universitaire 2013-2014 - et des enseignants - environ 140 pour cette même année -.

Le tableau ci-dessus montre que seuls 2 D/E, soit 03.57% de la population de l'échantillon de l'étude, peuvent se prévaloir du havre de cette structure.

APERÇU DU VÉCU DES D/E ENTRE ENSEIGNEMENT ET RECHERCHE

Prix de consolation pour les chercheurs qu'ils sont face à la confusion dans leur vécu de (presque) enseignants que montrent les lignes qui précèdent, un lien existe parfois entre ce que les D/E enseignent et leur sujet de recherche doctorale. C'est ce qu'indique le tableau suivant qui note la réponse des D/E de l'échantillon de l'étude à l'existence de ce lien :

Généralement acquis au terme de pourparlers et de tractations lors de l'assignation des modules à enseigner en début d'année, ce lien, qui devrait être encouragé pour permettre un feedback entre la théorie et la pratique dans leur formation, concerne, aspect positif qu'il faut souligner, un peu plus que la moitié des D/E de l'échantillon de l'étude pour l'année universitaire 2013-2014. Il reste néanmoins inexistant pour 44.64% d'entre eux qui enseignent un domaine et en recherchent un autre.

Recoupé avec les caractéristiques les plus évidentes de la population de l'échantillon de l'étude que sont le sexe, l'année d'étude et la spécialité, la relation contenu de l'enseignement affecté/domaine de recherche du D/E, ne permet pas, encore une fois, de catégorisation ; ajoutant ainsi à l'hypothèse d'absence de gestion ordonnée de la pédagogie celle de l'absence de gestion ordonnée de la recherche.

Ce recoupement donne néanmoins lieu aux quelques remarques suivantes : Les jeunes filles, encore une fois peut-être meilleures ambassadrices de leur cause ou meilleures négociatrices sont ici, avec 58.13% de réponses positives, légèrement mieux loties que les jeunes hommes avec seulement 46.15%. Par année d'étude, et étonnamment, ce sont les D5 qui arrivent en dernier avec seulement 30.76% de réponses positives. Peut-être que, première promotion à être recrutée, ils n'avaient pas, ou très peu, de référents dans ce nouveau statut de D/E qui était le leur pour les emmener à négocier leur participation à la prise en charge d'enseignements au département en échange d'un lien entre ce qu'ils enseigneraient et le sujet de leur thèse doctorale, afin que leur tâche d'enseignement éclaire leur travail de recherche. Les D/E des autres promotions semblent avoir un peu profité de l'expérience de leurs ainés, la relation positive entre contenu de l'enseignement et thème du travail de recherche se situant pour les D4 à 72.72%, suivis des D2 à 71.42%, puis des D3 à 64.28% et des D1 à 45.45%. Enfin, la distribution de cet item en termes des spécialités des D/E est très inégale avec loin en tête l'option DLE et 73.07% de réponses positives, suivie de l'option LA et 50% de réponses positives, et loin derrière, l'option LC et 12.50% de réponses positives.

Ainsi donc, et pour résumer même si de manière un peu caricaturale la somme de ce qui précède ; entre deux possibilités extrêmes, celle d'un D/E assigné à l'enseignement fidélisé d'un seul module ayant un lien avec son sujet de recherche doctorale, à un seul groupe d'étudiants, sur une seule journée par semaine, pour un volume horaire hebdomadaire de 1h30mn auquel s'ajoute le temps rassurant partagé lors de la réunion hebdomadaire de l'équipe pédagogique de module dont il est membre, et celle d'un autre D/E assigné à l'enseignement de quatre modules différents n'ayant chacun aucun lien avec son sujet de recherche doctorale, chacun pour la première fois, à quatre groupes différents d'étudiants sur quatre années de formation différentes dont une en master, pour un volume hebdomadaire de 16h30mn s'étalant sur quatre jours, et sans que jamais l'équipe pédagogique de module dont il est censé être membre ne vienne tempérer son désarroi, se dissémine, sans logique pédagogique aucune, ni même gestion ordonnée apparente, la population des D/E de l'échantillon de l'étude, et vraisemblablement celle de l'ensemble des D/E du Département des Lettres et Langue Anglaise.

APERÇU DE QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DE L'AFFECT DES D/E

L'affect, ou état affectif, contribue de manière générale à l'adaptation de l'individu à son environnement ; ici l'adaptation du D/E, en sa capacité de (presque) enseignant, au Département des Lettres et Langue Anglaise. D'où l'intérêt d'un aperçu de quelques aspects de l'affect des D/E, et les 3 items du questionnaire qui lui sont consacrés.

Le premier concerne la qualité de l'affect des D/E dans leur fonction enseignante, le second le sentiment qu'ils peuvent avoir d'être valorisés dans cette fonction, ou son absence, et le troisième les raisons qui, selon eux, expliquent ce sentiment.

A la proposition " je me décrirai plutôt comme un(e) enseignant(e) heureux/heureuse ", les réponses proposées par les 56 D/E de l'échantillon de l'étude laissent apparaître le type d'affect suivant :

Clairement, l'affect négatif, surclasse de beaucoup l'affect positif, 78.57% des D/E de l'échantillon de l'étude se décrivant plutôt comme des enseignants malheureux .

Pas une année d'étude, pas une spécialité, pas un sexe où l'expression d'un affect positif chez les D/E de l'échantillon de l'étude l'emporte. La distribution de l'affect négatif par année d'étude place en tête les D5 avec 92.30%, suivis à égalité par les D3 et D2 avec 85.71%, puis les D4 avec 72.72% et enfin les D1 avec 54.54%. Par spécialité, les D/E inscrits en DLE y sont les premiers avec 80.76%, suivis par ceux inscrits en LA avec 77.27%, et ceux inscrits en LC avec 75%. Enfin, par sexe, les jeunes filles d'entre les D/E sont, en leur qualité de (presque) enseignantes, légèrement plus malheureuses que leurs confrères jeunes hommes avec 79.06% de réponses faisant état d'un affect négatif contre 76.92%. Emouvant lorsqu'on sait, ce que nous apprend la psychologie de l'éducation, que l'affect de l'enseignant est une source importante de la motivation des apprenants dont il a la charge. Elément essentiel fondant l'affect, l'idée de valorisation personnelle ou son absence, formulée de manière récurrente par les D/E lors des interviews qui ont précédé l'élaboration du questionnaire y a bien évidemment trouvé droit de cité. Voilà ce qu'en montrent les réponses des D/E de l'échantillon de l'étude :

Comme pour l'affect, les réponses ci-dessus sont sans appel. Par année d'étude, les D5 viennent en tête dans l'expression de ce sentiment de dévalorisation avec 92.30%, suivis à égalité par les D3 et les D2 avec 85.71%, puis par les D4 avec 72.72%, et enfin les D1 avec 63.63% ; reproduisant ainsi presque à l'identique les pourcentages des réponses des D/E pour décrire leur affect. Même sentiment généralisé de dévalorisation par spécialité, les D/E inscrits en LA l'exprimant le plus avec 86.36% de réponses négatives, suivis de ceux inscrits en DLE avec 76.92%, puis de ceux inscrits en LC avec 75%. Enfin, un plus grand pourcentage de jeunes filles d'entre les D/E de l'échantillon de l'étude exprime ce sentiment de dévalorisation avec 81.39% comparé à 76.92% chez les jeunes hommes.

Encore une fois et comme pour l'expression de l'affect, pas une année d'étude, pas une spécialité, pas un sexe où l'expression d'un sentiment de valorisation chez les D/E de l'échantillon de l'étude l'emporte.

A suivre...

* Professeur au Département des Lettres et Langue Anglaise, Faculté des Lettres et des Langues, Université de Constantine 1. Auteur de Écrits Épars-Liés (1989-2009), Alger, El Dar El Othmania, 2010, et de L'Université de L'Énigme au Puzzle : Une Introduction à la Méthodologie du Travail Universitaire, Constantine, OPU, 2012.