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L Iran, un pays pas comme les autres

par De notre envoyée spéciale en Iran, Ghania Oukazi

La vieille femme, le dos courbé par le poids du temps et de la mal-vie, assise à même le sol, ses savates à côté, faisait la queue depuis
de longues heures. Elle attendait de passer devant le poste de police des frontières.

La scène était quelque peu insolite. Dans tous les pays du monde, les personnes handicapées sont mises dans des chaises roulantes et conduites à travers des couloirs prioritaires. Surtout quand elles se trouvent dans un aéroport international et doivent passer devant le poste de police frontalier. Cette Indienne n’y avait pas eu droit. «Elle ne veut pas qu’on l’aide,» nous dit l’un de ses proches. Comme si elle voulait s’affirmer dans une société d’hommes…

Nous nous trouvons ce jour-là à l’aéroport international Khomeyni de Téhéran. Il était 3h du matin. Le vol sur Doha, la capitale qatarie, était prévu à 5h35. Une escale pour rejoindre Alger. L’enceinte de l’aéroport grouillait de monde. Une fois les bagages enregistrés, il fallait passer au contrôle de police. Une longue file de personnes attendait de passer. La vieille femme, l’Indienne, se trouvait dans cette longue file d’attente depuis un bon moment. Elle avançait tout en se traînant par terre, avec ses savates à la main. Elle était trop vieille pour pouvoir se tenir debout pendant de si longues heures. Devant ce monde fou, il n’y avait qu’un seul poste de police d’ouvert. Jamais policier n’a pris autant de temps pour contrôler les passagers. L’agent iranien semblait prendre un malin plaisir à feuilleter tout doucement le passeport de chaque passager qui se présentait à son guichet. Il a dû être maudit par tous. Il ne bronchait pas devant les suppliques des passagers dont l’heure du vol était arrivée.

La vieille indienne n’était pas seule. Elle faisait partie d’une famille de jeunes femmes et hommes qui travaillent certainement en Iran. Ce pays semble accueillir un grand nombre de migrants de divers pays asiatiques pour les faire travailler dans ses nombreux chantiers. A voir cet aéroport bondé de monde et ses avions qui volent dans toutes les directions du monde, l’on pense que c’est un pays qui a toutes les facilités à s’ouvrir à l’extérieur et aussi à recruter une main-d’œuvre étrangère pour construire son économie. Pourtant, l’Iran n’est pas un pays comme les autres. Il se bat depuis 35 longues années contre un embargo que lui imposent les Etats-Unis en toute impunité, sous l’œil conciliant de la communauté internationale. «Voyez comme on est fort, on négocie, nous, tous seuls, avec en face les six pays les plus forts du monde», nous a dit un politique iranien avec le sourire. Il parlait en évidence des négociations autour du dossier du nucléaire à propos duquel «l’Iran ne compte pas baisser les bras et ce, quelles que soient les pressions occidentales qu’il subit», renchérit notre interlocuteur.

LES IRANIENS «S’EN SORTENT TOUS SEULS»

Des pressions, des menaces, des privations, l’Iran en subit depuis 35 ans. Ce qui n’a pas entamé sa volonté de se développer et de se doter des technologies les plus modernes et manœuvrer pour s’imposer comme leader dans une région qui n’en finit pas d’être secouée par l’Histoire et ses rebondissements. L’Iran produit tout jusqu’à enrichir de l’uranium selon ses «besoins»… Les longues années de l’embargo lui ont appris à travailler dur pour survivre aux pénuries de médicaments, d’alimentation et autres équipements indispensables pour faire «marcher toutes les machines.» Les Iraniens ont relevé le défi de «s’en sortir tous seuls.» L’instauration en 1979 de la première république islamique par leur 1er ayatollah, Khomeyni, a depuis complètement mélangé les cartes géopolitiques de la région et même du reste du monde. L’onde de choc de ce régime singulier s’est fait sentir un peu partout.

L’histoire du bouleversement d’un pays qui vivait «à l’américaine» au temps du shah Reza Khan Pahlavi est raconté dans un documentaire que les organisateurs des cérémonies du 25ème anniversaire de la mort de Khomeyni ont tenu à présenter à leurs nombreux invités venus du monde entier. Ce jour-là, ils étaient tous conviés à venir écouter Hachemi Rafsandjani, l’ancien président iranien, qui est aujourd’hui à la tête d’une importante institution de prospective. La rencontre se passait à l’intérieur d’une immense et somptueuse bâtisse. C’est une jeune femme drapée dans un tchador noir qui s’adresse à l’assistance. La femme iranienne est souvent mise en avant. Si le tchador a été décrété «tenue nationale» en 1982 par l’Imam Khomeyni, la femme iranienne d’aujourd’hui ne semble pas s’en être accommodée. Elle a même trouvé la parade en accrochant un châle juste au niveau d’un chignon par lequel elle ramasse ses cheveux avec élégance. Bien maquillée, habillée en général en jean et liquette, l’Iranienne s’est créé une mode à elle. Elle se fait draguer au grand jour, comme toutes les femmes du monde. Elle a décidé depuis longtemps d’exécuter «l’ordre» comme elle l’entend. Il est de l’avis de nombreux observateurs que dans quelques temps, elle pourrait faire sa «révolution» à elle et se passer de ce foulard qu’elle porte à peine sur la demi-tête.

«NOS COMPLEMENTARITES DOIVENT NOUS REUNIR»

La 1ere image du documentaire diffusé sur des écrans géants placés tout autour de la salle, une belle rose voguant au gré des eaux limpides d’un ruisseau. Khomeyni apparaît, pensif, avec un regard noir, perçant. Des bougies allumées (symbole des chiites), l’Imam faisant quelques pas dans les jardins fleuris de l’hôpital. On le voit sur un lit d’hôpital. Il lit. Puis, le lit vide. Seul dessus, un grand bouquet de fleurs. Les Iraniens aiment les fleurs, dans leurs peines et dans leurs joies. Des femmes en tchador noir pleuraient à chaudes larmes. Khomeyni décède le 3 février 1989. L’image de la fin, une rose de couleur fuchsia prenait toute la largeur de l’écran. Selon les musulmans, les fleurs donnent de la vie aux morts… «Oh ! Imam !, tu es parti, emportant avec toi les cœurs, les fleurs et les fleuves. Hommage à ton âme, saine, prônant l’unité et l’union !», clamait la voix féminine qui s’adressait aux invités. Ayatollah Ali Akbar Hachemi Rafsandjani devait discourir devant une salle pleine avec aux premiers rangs, Hassan Khomeyni, petit-fils de l’Imam, de nombreux hommes religieux, responsables civils et militaires. Il racontera Khomeyni dans le détail. «J’habitais chez lui», disait-il, «quand il a marié son fils, il l’a logé chez lui, il vivait simplement, loin du luxe et du faste». Il évoquera la guerre Iran-Irak qui a duré 8 ans...

Mais, aujourd’hui, c’est un autre temps pour les Iraniens. Ils appellent tous à l’unité des musulmans. La modération, un terme qui revient souvent dans leurs discours. Ils veulent que le monde musulman constitue un contre-pouvoir face à l’Occident. La revendication est lancée avec un ton ferme et insistant. «Le monde musulman a besoin de se ressaisir, il vit aujourd’hui de grands malheurs», soutient l’ayatollah Rafsandjani. «Chiites et sunnites doivent s’unir pour constituer une force et prendre leur destinée en main, ils ont trop de problèmes pour rester désunis comme ils le sont», dit-il. Si Rafsandjani est convaincu que «l’Islam est une religion de paix et le Coran recommande aux musulmans de s’unir», il traitera les salafistes «d’ignorants qui vont en enfer parce qu’ils se font exploser pour tuer des musulmans». La Syrie, l’Irak, l’Egypte, la Libye, ce sont les exemples qui lui font dire que «nous, les musulmans, nous sommes pris dans le piège de la désunion ; c’est l’entité sioniste qui distille un discours visant la séparation entre chiites et sunnites, pour que nous restons toujours faibles». Il dira encore «nous, Iraniens, nous n’avons jamais voulu exporter notre révolution, l’Imam Khomeyni ne le voulait pas non plus, il avait pris les choses en mains, c’est pour cela que nous n’avions pas eu de terrorisme en Iran. Aujourd’hui, nos complémentarités qui sont multiples, doivent nous réunir.»

«L’ENTITE SIONISTE VEUT DEFIGURER LA REGION ET L’EMIETTER»

Le ministre iranien des Affaires étrangères qui était à Alger il y a deux semaines pour participer à la rencontre ministérielle des pays non alignés, prendra la parole après Rafsandjani. Il affirme que la politique extérieure de son pays est dictée par la pensée de Khomeyni. «L’Imam a lutté contre le monde bipolaire ; aujourd’hui ce monde n’existe plus, mais il ne connaît toujours pas de nouvel ordre», déclare Mohamed Djaoud Dharif. Il pense que «si le monde musulman s’unit aujourd’hui, il sera plus facile pour lui d’instaurer un nouvel ordre mondial». Le ministre rappelle que «l’Occident bride nos efforts, alors que nous pouvons nous constituer en force politique et économique». Pourtant, dit-il, «l’Amérique, avec toute sa puissance, n’a pas réussi à conquérir les cœurs des peuples, elle ne pourra jamais briser le monde musulman». Il rappelle que «depuis 35 ans, l’Amérique et Israël véhiculent l’image d’un Iran qui fait peur, et l’entité sioniste fait tout pour faire capoter les négociations sur le dossier du nucléaire parce que les Israéliens sont inquiets, ils veulent faire taire l’Iran». Le MAE estime que «grâce au président Hassan Ruhani, l’Iran a pu corriger son image, il veut être une force de paix».

Le diplomate iranien affirme alors que «l’Iran ne prône pas de politique expansionniste vers d’autres pays ou régions, ce temps est révolu». Il appelle les pays voisins à se rapprocher de son pays parce que, soutient-il, «notre puissance, nous la voyons avec l’appui de nos voisins, ne craignez rien, ne vous inquiétez pas, on n’a pas besoin d’être en compétition avec d’autres, nous sommes avec vous, avec nos amis, on est certain que par la guerre, on ne gagnera rien». Il tient à convaincre davantage qu’«encourager l’extrémisme et le terrorisme ne mène qu’à la division, l’éloignement et à la dislocation des musulmans, ce qui arrange l’entité sioniste. L’entité sioniste veut défigurer la région et l’émietter». Le MAE iranien évoque «les graves dangers qui minent la région. Nous avons besoin de tous nos amis pour corriger l’image de l’Iran et de l’islam, nous sommes d’ailleurs fiers d’avoir des amis à travers le monde entier».

DE BESHTE ZAHRA A MASHED

Ces nombreux messages vont en premier aux pays du Golfe, qui sont les premiers à accuser l’Iran d’exporter le terrorisme, à la Turquie aussi qui lui dispute le leadership de la région et du monde musulman…

En ce jour de commémoration de la mort de Khomeyni, les Iraniens se sont dirigés tôt vers Beshte Zahra situé à 25km de Téhéran où il repose au milieu d’un immense mausolée. Ils l’appellent «markad» et non tombeau. Le site est somptueux. C’est le seul jour où toutes les forces de sécurité occupaient rues, routes et quartiers en raison du monde fou qui affluait vers Beshte Zahra. Tout autour de ce lieu que les Iraniens sacralisent, d’immenses parkings débordent de tous genres de véhicules et transport. A l’intérieur de la grande bâtisse où repose l’Imam, femmes et hommes pleuraient et se donnaient des coups sur la poitrine. De simples petites barrières séparaient les carrés des femmes de ceux des hommes. Ils étaient tous assis par terre sur de beaux tapis persans. Il y avait quelques carrés de chaises où étaient assises quelques invitées mais aussi et surtout les femmes de la famille Khomeyni. La voix de Abdelbassat Abdessamad psalmodiait le Coran dans les haut-parleurs. Puis se fait entendre une voix entonnant des chants religieux pleurant Hussein, le fils de Ali.

Il fait chaud. De larges drapeaux noirs sont hissés à côté de l’emblème national iranien. Téhéran était ce jour-là et pendant trois jours, ville fermée. C’étaient jours fériés.

A quoi sert le passeport biométrique ?

Au lendemain, les invités devaient visiter Mashed, une ville «sainte» à près de 1000 km de Téhéran. Une ville du rang religieux et sacré de Qom, à 125 km de Téhéran, ou de Nadjaf et Kerbala, les irakiennes. Le vol était programmé tôt le matin et le retour tard dans la soirée. La visite était destinée au mausolée «de Redah, le 8ème Imam.» Le site est encore plus beau que celui de Beshte Zahra. Dès les premiers pas dans l’immense enceinte, les pleurs fusent comme si l’Imam venait de mourir. C’est fou ce que les chiites pleurent…Ils n’ont jamais fait leur deuil pour «ahl el beit» (la lignée de Ali, gendre du prophète). «Que faites-vous le jour de Achoura ?» demande un Irakien de Nadjaf à une compatriote. «On fait un bon dîner, et vous ?» interroge-t-elle. «On pleure», lui répond-il. «Et celui qui ne le fait pas ?», enchaîne-t-elle. «Il se cache… On doit tous prier pour l’imam El Mehdi El Mountadhar,» dit l’Irakien. «Il est enterré où ?», lui demande l’Algérienne. «Il n’est pas mort, il est vivant…», lui dit-il. «Il est où ?», interroge-t-elle. «Je ne sais pas, il faut demander au Iraniens», lui conseille l’Irakien.

Quelques jours avant, Téhéran a été plongé dans une féroce tempête. Les vents sifflaient à 120km/h. Dans le plus grand parc de la capitale iranienne, les arbres ont été déracinés. Le ciel s’était brusquement assombri et l’air était devenu suffocant. On dénombre 5 morts à travers la capitale. «Jamais je n’ai vu un tel temps à Téhéran, c’est bizarre», s’est étonné un Iranien.

Le retour de Mashed s’était fait très tard. L’inconvénient est que le retour sur Alger par Doha devait se faire à 5h du matin. 24h de vadrouille, sans dormir, après avoir passé près de trois heures pour franchir le poste de police à l’aéroport Khomeyni. Le manque de sommeil ajouté au stress du vol qui risquait d’être raté en raison de la longue attente, donnaient aux plus calmes des passagers de fortes palpitations. Enfin, l’aéroport d’Alger. Il fait tout aussi chaud qu’à Téhéran. Le policier qui devait viser notre passeport avait passé tout autant de temps que le policier iranien. «Après l’annulation de la fiche de police, les passagers doivent passer plus de temps devant les postes de police, leur identité doit être minutieusement contrôlée», nous explique un responsable. Exigence de sécurité ou simple excès de zèle d’un agent de l’Etat ? L’on se demande quand même à quoi servent un passeport biométrique et aussi un ordinateur…