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Que reste-t-il à arabiser ?

par Yazid Haddar

La peur des fervents arabisants renaît de ses cendres et le débat est toujours d'actualité. Même cinquante-deux ans après l'indépendance, le spectre du colonialisme est toujours présent dans les têtes imbues ! Tout a été dit, mais «la rumination de la pensée» est un exercice favori des personnes qui dénient la réalité algérienne !

Que reste-t-il à arabiser ? Le nombre de maîtres, dans l'enseignement primaire et selon la langue qu'ils utilisent fait ressortir que la langue arabe est passée de 26,32% en 1962 à 86,80% en 2002 en termes de nombre total d'enseignants. Cependant, en langue française, ce nombre est passé de 73,68% en 1962 à 13,20% en 2002 . Ces chiffres montrent que la politique d'arabisation du système éducatif est aboutie !

Désormais, le débat n'est pas au niveau linguistique, il est idéologique. En utilisant l'expression «âme algérienne» l'arabisation n'est pas seulement une politique linguistique : elle vise l'être tout entier, l'identité des Algériens, comme une forme extrême d'assimilation. En cherchant à réintroduire, écrit K. Boukhchem, l'arabe classique, dans une diglossie où il remplacerait l'hégémonie de la langue coloniale (le français), comme langue de l'élite, donc, face aux langues du peuple (l'arabe populaire et le berbère), cette politique «d'arabisation» rappelle et réitère l'action des conquérants venus d'Arabie au VIIe siècle après J.-C.: répandre l'islam.

Certes, l'arabe a pu, dans certains circuits d'élites religieux réduits, un temps cristalliser les forces de résistance à la France, parce que la langue française, qu'il devait supplanter, symbolisait le pouvoir du colonisateur. Mais une fois la victoire obtenue, il y a eu un ratage: les diverses langues, dont le berbère, mais aussi les variétés d'arabe algérien parlées par tous ceux qui ont libéré l'Algérie, ont été ignorées par les nouveaux décideurs qui ont fini par créer un État dans les valeurs islamiques parlant l'arabe classique.

Loin d'être la libération du peuple et la valorisation des langues locales, l'arabisation représente ainsi une nouvelle colonisation. Il faut ajouter, selon les chiffres donnés par M. Benrabah, qu'en 1954, après 120 ans d'occupation coloniale, seulement 300 000 des dix millions d'Algériens comprennent et lisent l'arabe classique.

La langue maternelle de la vaste majorité des gens est l'arabe populaire (à plusieurs variétés mutuellement intelligibles) ou le berbère (tamazight), dont les variétés ne sont pas toutes inter-compréhensibles. Or l'arabisation consiste à enseigner et imposer l'arabe classique, à savoir une langue essentiellement écrite qui n'est toujours pas comprise par la plus grande partie de la population.

La politique d'arabisation signifie, comme elle est exprimée actuellement, le refus de la réalité et du plurilinguisme algériens, c'est-à-dire du mélange, du dialectal et de la différenciation sociale liée aux langues. L'arabe classique, coranique ou littéraire, enseigné comme langue " haute ", ne permet pas de structuration identitaire individuelle, étant trop distant des usagers.

Dans un ouvrage de Benrabah, M., Langue et pouvoir en Algérie : Histoire d'un traumatisme linguistique, considère que l'arabe est une grande langue, il faut combattre la politique linguistique qui la sacralise, au nom du rôle qui lui a été dévolu et des dégâts que cette politique a entraînés.

Comme l'ont exprimé d'autres spécialistes, le désastre ne se trouve pas dans la langue arabe, mais sa sacralisation qui fait défaut et qui l'enferme dans la dogmatisation. C'est un débat, qui ne concerne pas uniquement les algériens, car il a été déjà entamé par plusieurs auteurs et chercheurs, le souvenir de Taha Houssine est une belle illustration de cette inflexibilité cognitive !

De toute notre histoire, l'élite algérienne s'est exprimé avec la langue du colon, du l'époque romaine au colonialiste français, y compris les arabes ! Si toutes ces langues sont du " butins du guerre " pourquoi le français ne l'est-elle pas ? Si tout le monde est d'accord de dire que les algériens sont des arabophones et qu'ils ne sont pas des arabes, alors en quoi la politique de la dogmatisation en langue arabe est-elle utile ?

Ces mêmes défenseurs de la langue arabe et de «l'âme algérienne» pourquoi ne s'intéressent-t-il pas à leur langue maternelle qui exprime cette âme algérienne ? Nous avons lu tout récemment dans la presse nationale que certaines écoles dans la Chaouia demandent une autorisation aux parents pour que leurs enfants apprennent Tamazight (le berbère) ! Où sont-ils ces défenseurs des valeurs authentiques de la nation ? A moins que les valeurs authentiques se sont la langue arabe et les valeurs religieuses ? En ce cas quelle place accorde-t-on à notre culture ancestrale ? Mais j'ai l'impression que ces défenseurs sont plus arabes que les arabes eux-mêmes !