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Élections Européennes 2014 : Le « vieux continent » à la dérive. (mise a jour)

par A.Benelhadj

Depuis 1979 et jusqu’à tout récemment les élections européennes intéressaient peu, sinon à la rigueur à titre de spectacle électoral mineur qui recycle les dinosaures obsolètes ou un laboratoire expérimental pour de jeunes carrières prometteuses. Ce qui se passe à Bruxelles ou à Strasbourg semble très éloigné des préoccupations des citoyens des différents pays européens et les missions et les prérogatives du Parlement européen paraissaient (à tort) aussi négligeables qu’incompréhensibles.

Ce ne fut pas le cas des 8èmes élections européennes organisées en ce mois de mai. A la fois comme révélatrices du poids réel de ce qui se passe en Europe, en ces périodes de crises économique et budgétaire, mais aussi comme représentation de la vie politique nationale. Avec un effet rétroactif immédiat sur les situations de chacun des pays.

Un peu comme si les électeurs se sont saisis du suffrage européen pour agir, politiquement au sens fort du mot, sur la scène locale.

Pour la première fois peut-être les élections européennes eurent une audience comme jamais auparavant et même ceux qui contestent la construction européenne, telle qu’elle a été entreprise depuis Maastricht, se sont placés à cette échelle pour affirmer leurs conceptions, leurs projets et leurs ambitions. Précisément, parce qu’ils ont compris le lien causal qui lie le destin de leurs pays à celui de l’Union.
Les résultats du scrutin ébranlent aussi bien la géopolitique continentale que les paysages politiques nationaux.

Europe septentrionale vs Europe méridionale.

Les partis xénophobes triomphent en Europe du nord où libéraux, centristes et socialistes qui servent d’appoint ou de relais aux partis conservateurs, s’écroulent, tandis que l’Europe du sud vire à gauche (non socialiste) en Espagne, en Italie ou en Grèce. Derrière le désordre de la géographie politique, une remise en cause de l’ordre économique établi depuis la fin des « Trente Glorieuses » (1970-75) et de l’affaissement du Mur de Berlin (1989-91).

En Espagne, l'opposition socialiste passe de 38.5% en 2009, puis à 29% en 2011 et recule encore lors de ces Européenne à 23%. Le secrétaire général du PS, Alfredo Perez Rubalcaba, est appelé à démissionner. Inversement, une formation de gauche créée il y a seulement deux mois, « Podemos » (« Nous pouvons »), a créé la surprise en obtenant cinq sièges grâce à sa quatrième place avec 8% des voix, derrière un autre parti de gauche.

En Grèce, tous les observateurs annonçaient le parti d’extrême droite « Aube Dorée ». C’est la Gauche non socialiste qui se place en tête avec plus de 26% des suffrages. Il suffirait que les socialistes du Pasok qui partagent le pouvoir avec la droite (« Nouvelle démocratie ») se retirent de la coalition pour que des élections législatives anticipées s’imposent et ouvrent de nouvelles perspectives en Grèce.

Seraient alors remis sur le tapis les laborieux plans pour sauver les finances grecques et celles de ses… créanciers.

A suivre les traces cahoteuses des Papandréou, rien ne permet d’imaginer que le Pasok -qui doit déjà subir des pressions venues d’Athènes, de Berlin, de Paris, de Bruxelles et de plus loin…- ait la volonté de le faire.

L’Europe des Murs.

En Europe du nord la saison est aux douves hérissées de pieux et peuplées de fauves. A la fois contre les « hordes barbaroïdes » venus d’Asie et d’Afrique, mais aussi pour contenir « les étrangers » dépenaillés qui affluent d’Europe du Sud et de l’Est.

Le Parti populaire danois, une formation ouvertement xénophobe (fortement teintée islamophobie), a largement remporté les élections avec 26,7% des voix. En Grande Bretagne, le Parti de l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP), avec 28,6% des voix, ébranle l'échiquier politique britannique en s'imposant devant les conservateurs du Premier ministre David Cameron et l'opposition travailliste, auxquels il promet des lendemains difficiles.

Les libéraux démocrates de Nick Clegg, partenaire gouvernemental des conservateurs, ont été laminés lors du scrutin européen, ne décrochant qu'un seul élu contre les onze hérités du précédent scrutin en 2009.

Plus de place pour les nuances : L’Ecosse rêve d’un destin norvégien et s’apprête à s’interroger en septembre prochain sur le partage de ses hydrocarbures. À Westminster, « Edouard le sec » se retournerait dans sa tombe.

Vu d’Italie du nord (Lombardie, Piémont, Vénétie…) le désordre est domestique et la fracture louvoie entre les anciennes principautés : Même avec des Ligues du nord en déclin, les « pouilleux » du Mezzogiorno, de Reggio de Calabre ou de Sardaigne ne sont pas les bienvenue. Cela rappelle l’ostracisme dans lequel sont toujours tenus les Andalous en Catalogne ou en Castille et les Wallons en Flandre où on règle des comptes séculaires.

Un siècle après Verdun, l’Europe se retourne vers ce qu’elle sait faire de mieux. Des dizaines de millions de morts ont fabriqué ce que les continentaux appellent l’« Union ».

Vieille règle effacée par les illusions de la mondialisation, relancée par la fin de la Guerre Est-Ouest et la « Fin de l’histoire » : l’ennemi intime et irréductible dont on est séparé par des haines ancestrales, c’est d’abord le proche voisin.

La fracture nord-sud, entre Wallons et Flamands atteint un tel niveau d’antagonisme qu’on se demande comment la Belgique fait pour ne pas exploser au grand jour. Sans doute le doit-elle à l’Europe et à l’OTAN. Au fond ce pays est un assez bon modèle de l’Union.

- Eclatement et disputes à peine masquées, notamment entre Français et Allemands.
- Retour aux intérêts nationaux.
- Xénophobie et replis sur soi.
- Refus de toute solidarité intérieure et extérieure.
- Perte d’influence dans le monde.
- Désindustrialisation, accompagné d’une délocalisation des activités vers l’extérieur et d’une défense des rentiers à l’intérieur.
 
Tout se passe comme si l’Europe a un désir de ressembler à la forteresse Suisse, le calvinisme, l’emmenthal, le chocolat, les coffres-forts et… Jean Ziegler en moins.

Populistes au nord, « gauchistes radicaux » au sud : les deux versants d’une même tragédie économique d’une Union qui ne sait plus vers quelle utopie se tourner.

Les socio-démocrates et les conservateurs (PPE) ont perdu entre 70 et 80 sièges. Et avec la fonte des libéraux, ils ne peuvent former un groupe majoritaire à eux seuls.

Désormais, les partis « eurosceptiques » et de la droite extrême, bien qu’ils n’aient pas tous ni les mêmes profils ni les mêmes objectifs, peuvent envisager la constitution d’un groupe et troubler les activités du Parlement.

Lorsqu’il n’y a plus de parti dominant, le mode de scrutin va accentuer une instabilité qui renvoie aux meilleures heures de la IVème République. « Il n’y aura pas de majorité sans nous » clame François Bayrou qui tente à Bruxelles et à Strasbourg de se confectionner un destin politique qu’il n’a jamais pu se donner en France. Aussitôt élus, à la proportionnelle à un tour, les députés se lancent dans des tractations dans les coulisses aboutissant à des décisions parfois bien éloignées des engagements pris devant les électeurs lors des campagnes électorales.

C’est le règne de la règle du bricolage et des « combinazione » : « Elisez-nous et on s’occupe du reste, on se débrouille entre nous. » Ce qui réduit la démocratie à un carnaval quinquennal de bulletins de vote en vadrouille.

Démocratie française.

Certes, les abstentionnistes forment le premier parti de France. Mais faute d’utiliser leurs mains, les abstentionnistes gouvernent avec les pieds : c’est le FN qui est arrivé 1er. En France, dans 16 régions sur 22 et dans l’écrasante majorité des départements. Il est aussi premier chez les syndiqués de FO et second à la CGT et à la CFDT.

Cela mesure le potentiel catastrophique qui attend le PS qui dirige 21 régions sur 22. Qui ne comprendrait ces députés paniqués qui s’agitent dans les coulissent, menacés en leurs privilèges et en leurs rentes. On comprend alors pourquoi les socialistes œuvrent à changer la géographie électorale pour l’an prochain, prétexte à report des élections régionales pour ne pas avoir à constater une nouvelle déroute et se donner le temps d’une réplique.

Hélas ! La destruction du thermomètre n’a jamais fait disparaître la fièvre. Rien dans la politique choisie ne laisse augurer les « bonnes nouvelles » attendues sur le front économique et social (chômage, croissance, commerce extérieur, dette, déficits…).

A voir le score et l’état de la droite, il faut se rendre à l’évidence : l’alternance PS/UMP ne fonctionne plus.

L’UMP –qui n’a pas profité de la débâcle socialiste et qui n’a pas digéré le règne et l’échec de Nicolas Sarkozy- n’a pas non plus intérêt à une précipiter les échéances, gagnant plutôt à les retarder. La droite a aussi besoin de temps pour remettre de l’ordre dans ses objectifs, préciser son identité politique et refonder ses structures et son organisation : traînant une charretée de scandales, elle ne dispose ni de projet ni d’homme qui l’incarne.

Alternance sans alternative. Curieusement et au grand jour, PS et UMP se retrouvent alliés par leurs défaites présentes et à venir.

Les Français ont payé pour comprendre qu’il n’y avait pas d’objectives différences entre PS et UMP (blin-bling compris). Le FN (dont le patriarche prise les piques et les formules hétérodoxes à l’usage des camelots) a sauté sur l’occasion pour pointer l’« UMPS », qui reprend à sa manière le « Blanc bonnet Bonnet blanc » que Jacques Duclos a lancé en 1969 face à l’opposition entre Georges Pompidou et Alain Poher. Mais le FN n’en est pas à un emprunt près. Et il n’est pas le seul en cette époque où l’amnésie conforte le plagiat.

Ceux des Français qui voudraient minorer ou relativiser le score du Front National et dédramatiser l’impact des résultats de la consultation, pourraient rapporter son score non à celui des partis qu’il a vaincus mais au nombre des inscrits. Les statistiques habilement triturées ont des vertus médicinales et cataplasmiques utiles aux gouvernants souffrant d’impotence politique chronique.

Le poids des électeurs frontistes, passerait ainsi des 24.85% des suffrages exprimés qui ont ébranlé le Landernau parisien et Bruxellois, à seulement 10.12% des inscrits.

Le Front National ne fait pas mystère de son projet de prendre une revanche sur une histoire qui remonte au moins au boulangisme et se poser au cœur du paysage politique français sur les décombres du gaullisme qu’il a beaucoup combattu mais dont il récupère les valeurs que le RPR et l’UMP ont désertées. Malheureusement, il devra d’abord se débarrasser de ce qui reste de la Constitution et surtout de son mode de scrutin à deux tours. Et pour cela se concilier des alliances pour le moment improbables. Même si la flexibilité des convictions du personnel politique (tous bords confondus) laisse beaucoup d’espoirs…

De plus, dans son profil actuel ce parti attrape-tout joue la voiture balaie et ramasse des suffrages si antithétiques qu’il serait bien en peine, dans l’hypothèse de son arrivée au pouvoir de concilier de manière efficace des intérêts si dissemblables qui vont de l’ouvrier de l’industrie à la petite épicerie, en passant par les petits commerces et les employés de services en compagnie des millions de chômeurs dont le nombre s’accroît par milliers chaque mois. Le peuple des gens de peu que jadis Poujade a rassemblé brièvement sous sa bannière. Sans compter le bric-à-brac hétéroclite de l’« Algérie française ». Les envolées anti-immigrées ne pourront tenir lieu de politique économique pour une France qui a bien du mal à demeurer la 5ème puissance mondiale.

À l’autre bout de l’échiquier, la situation politique n’est guère brillante.

On peut ainsi se demander de quelle légitimité peut se targuer le gouvernement socialiste français pour envisager de décréter ou de faire voter par les députés (ratification du Traité de Nord-Atlantique – TTIP - négocié secrètement, refonte de la géographie administrative et politique de la France…) des choix qui engagent l’avenir du pays, alors que vote après vote, les partis sur lesquels il s’appuie se rétrécissent électoralement ?

Aussi, le score du parti socialiste (majoritaire à l’Assemblée National, dans les régions et dans 71 départements) passerait lui de 13.98% à 5.69%. Et si on rapportait son score non au nombre de bulletins exprimés ou aux inscrits mais à toute la population française, on obtient un score désespérant.

Est-il concevable, par-delà les règles constitutionnelles, que la France soit gouvernée par des politiques qui pèsent seulement 3.97% de sa population ?

Singulière démocratie qui clame haut le peuple au pouvoir. Et qui donne leçons sur leçons au reste de l’humanité, quelques fois à coup de bombes, détrônant (sans jugement) dictateurs et autocrates « sanguinaires » au nom d’un système politique si peu représentatif que même le mot de Churchill ne suffirait à sauver du ridicule.

Jamais une cohabitation n’aurait dû se produire. Ni en 1986, ni en 1997. L’esprit de la Constitution de la Vème République a été complètement ignoré et par la Droite et par la Gauche. Mitterrand et Chirac se sont accrochés à un bateau qui n’était pas fait pour eux et se sont assis légalement sur la légitimité. C’est encore plus cocasse dans le cas de Chirac, puisque c’est lui qui a pris l’initiative de dissoudre une Assemblée qui était de son camp (mais qui menaçait, il est vrai, de ne plus l’être par les « amis de trente ans »).

Des élections qui n’ont pour seul objectif que de satisfaire à des critères formels pour donner une légitimité à des gouvernements qui n’en auraient probablement aucune en des circonstances normales, si une violence terrible n’était exercée sur le corps social.

Avenir de l’Union ?

Farage, le patron de l'Ukip ne cache rien de ce qui a toujours fondé la « politique d’équilibre » de la Grande Bretagne : ne jamais laisser se constituer sur le continent un ensemble politique rassemblé et unifié, perçu par Londres contre un péril mortel. Est-ce pourquoi De Gaulle s’était opposé à l’intrusion de la « Perfide Albion » parmi les « six » ?

« Je ne veux pas seulement que la Grande-Bretagne quitte l'Union européenne, je veux que l'Europe abandonne l'Union européenne. » déclare-t-il de manière transparente au lendemain de son triomphe dominical.

Après s’être assuré naturellement de la ruine de l’Euroland et de ne retenir des Traités que le projet britannique : un vaste marché où les agioteurs se donneraient à cœur joie.

C’est un peu d’ailleurs ce qui est advenu de l’Union depuis Maastricht qui s’est avéré être un puissant levier qui passe par l’Europe, ses Traités, ses normes et ses directives pour subvertir les ordres économiques, sociaux et politiques nationaux.

Aujourd’hui, les peuples constatent que l’utopie européenne a failli. Elle est désormais l’Europe du chômage, de la déflation et de l’inégalité.

Un champ ouvert à la spéculation, la compétition sociale, fiscale et environnementale qui confie son industrie aux pays émergents et aux transnationales, ses finances à la City et à Wall Street et ses forces armées et sa défense au Pentagone.

Dans une lutte féroce, pas toujours à fleurets mouchetés, s’affrontent des intérêts gigantesques très éloignés de l’Europe annoncée par les Pères fondateurs : d’un côté une Europe bien ancrée dans l’atlantisme (dont Washington n'est qu'une facette) tandis qu’une autre trouve intérêt à relancer des liens anciens avec la Russie et la Chine.

Perdue au centre d’une communication manipulée par des machines informationnelles mondialisées, fragilisée économiquement et socialement, la majorité des populations en perte de repères songe à l’entre-deux guerres et ne sait vers quel précipice penchera son destin.

C’est au cœur de cet ouragan en préparation qu’ont été organisées les dernières élections européennes qui, malgré des taux d’abstention très élevés, ont fait la jonction de manière magistrale entre la dimension nationale et européenne des problèmes ressentis. C’est la raison pour laquelle, elles se distinguent de celles qui l’ont précédées.