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LE TAPIS ET LA TOILE

par I. M.

Je m'appelle Islem Meghiref, j'ai 21 ans, et je vais vous raconter mon festival de Cannes vu d'Alger.

Assis sur un rocher ciselé par les vagues à Bab-El-Oued, j'écoute le dialogue indifférent que mène la terre à la mer. Où commence l'absurde ? Là-bas, dans l'éclatement sourd d'une vague contre un rocher ? Dans les plages d'Alger où la jeunesse se caresse sous le soleil ? A l'intérieur d'un café « tapageur » où les cris des joueurs de dominos répondent à la confusion de la ville ? Dans le gaz d'une bouteille de Hamoud Boualem ou dans le moelleux d'une tranche de Garantita ? Ces images, ces goûts, ces bruits accompagnent mon quotidien avec une question. Où s'achève t-il ? L'absurde commence lorsque la vie s'absente, pour un moment, croit-on. Je me lève et me traîne sur le quai d'une ville troué, assommé, abattu. Ville né sous le signe de l'irrationnel, l'absurde à Alger ne connait pas de fin. Quand s'achèvera t-il ? Sous ce même un soleil, un jour, peut-être.

Je verrais bien un film qui se déroulerait entre Bab El oued et les marches qui mènent à la Casbah. De Kitani qui arbore fièrement son château vétuste, jusqu'aux escaliers de la ville turque, bien des choses se passent. Entre le vendeur de thé brinquebalent son thermos, la femme au Niqab blanc, le touriste «envendrediché» et le mendiant croupissant dans une indifférence poussiéreuse, les émotions tanguent entre horreur, fascination, et amour. Un peu comme ce bateau au loin dont la silhouette de mastodonte se découpe sur l'horizon chargé de soleil, qui hésite entre prendre le large ou amarrer tranquillement dans la baie taciturne. A Alger, un film ne nécessiterait aucun scénario. Pas de trame ou d'intrigue, nul besoin de productions ou d'acteurs surpayés. L'acteur principal sera la ville, et les autres protagonistes ces quelques milliers de détails qui accrochent le regard. Des façades jaunies aux placettes où se déversent des fontaines, des arcades voutés jusqu'à l'escalier abrupte d'une mairie, en passant par le visage ridée d'une vielle femme traînant péniblement son couffin, jusqu'à ce jeune garçon qui court en aspirant l'air pollué. Alger est un film à ciel ouvert, un coup de poing de chaque instant, une émotion continue, une larme encore humide. Camus disait qu'Alger s'ouvrait comme une bouche ou une blessure sur le ciel. A l'intérieur se trouve des hommes et des femmes qui l'alimentent chaque jour bien malgré-eux, qui l'arrosent quotidiennement, qui s'acharnent dans la plainte fixe et immuable d'une ville condamnée à un éternel recommencement. Alger est un film réalisé par un Sphinx qui pose des énigmes insolvables. Le fil d'Ariane il l'a englouti. Le film sera ensuite présente à Cannes, la rue marchera sur la croisette en emportant sa poussière et son soleil, Merzak le vendeur de Garantita portera son plus beau costume, Sid Ali gravira les marches avec son maillot de l'Usma, Imene séchera ses larmes, la mer exhibera fièrement ses vagues, et le Sphinx daignera enfin à déglutir le fil grâce auquel on atteindra le chemin de la palme d'Or. En somme au lieu d'aller Festival de Cannes, c'est Lui qui viendra à nous, tout un programme...